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Mammoth et Mujbray : Journal de bord d’une mécano en fuite.
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Mammoth et Mujbray : Journal de bord d’une mécano en fuite.

Il était une fois... Non, ça craint comme début d’histoire. D’autant qu’il s’agit de MON histoire.

C’est donc mon histoire – oui, je sais, ça fait trois fois que je le dis, c’est pour être certaine que vous avez bien compris -, mais aussi celle de Brisefer. Et elle débute par une accusation.

Si je devais blâmer quelqu’un pour tout ça, ce serait maman. Sans son soudain caprice de partir en trek solitaire sur Ishtabar – la planète la plus sauvage de la galaxie, pour les nuls en géographie -, elle ne serait pas revenue avec la toux caverneuse qui l’a fait passer de vie à trépas en moins d’une semaine.

Bon, je pourrais aussi rejeter toute la faute sur papa. S’il n’avait pas été tellement obnubilé par son boulot, maman ne se serait pas sentie délaissée et elle n’aurait pas piqué la fuite. Il aura fallu qu’elle décède pour qu’il prenne enfin conscience de sa famille, mais un peu tard, et d’une manière assez... particulière.

Qu’est-ce que j’entends par particulière ? Et bien, vous trouvez normal qu’un homme, veuf depuis peu, se rende soudain compte que sa fille est le portrait craché de sa défunte femme et se mette en tête de l’épouser ? Si ça ne vous choque pas plus que ça, c’est que vous devez être un partisan des Peksaloq, les habitants élitistes de la planète Peksa, qui prônent le mariage consanguin. Mais si, comme moi, ce genre de pratique vous révolte, c’est que vous êtes normal. En tout cas de mon point de vue...

Après le décès de maman, papa s’était donc mis cette idée farfelue en tête. Et comme mon père est un peu entêté, j’ai décidé de fuir. A la base, mon idée était qu’en ne m’ayant plus à ses côtés, il finirait peut-être par passer à autre chose. Et ce plan aurait pu fonctionner... s’il n’y avait pas eu Brisefer.

Brisefer est ce que mon père appelle « son business porte-bonheur ». Il trimbalait cette écailleuse petite chose dans sa poche à chaque fois qu’il devait aller négocier un contrat de transport. Car papa était le patron d’une des plus grosses compagnies d’affrètement spatial de la galaxie – il vous dira que c’est LA plus grosse, mais les hommes ont toujours les idées floues quand il s’agit de comparer la taille de certains trucs. Bref, toujours d’après mon paternel, depuis qu’il avait trouvé son œuf égaré au pied de son vaisseau sur la planète Drakaris, Brisefer n’avait fait que lui porter chance, et il y tenait comme à la prunelle de ses yeux.

Mais ça n’était pas partagé. Je vous jure que je n’avais rien fait pour, mais cette bestiole ne semblait aimer que moi. Sauf que je ne suis pas du tout du genre à m’extasier devant un animal, je les considère comme des parasites. J’étais ravie en décollant de ne plus avoir à supporter ses petites pattes griffues et sa sale manie de cracher des flammes en éternuant. Ah, je ne vous l’ai pas dit ? Brisefer est un dragon, gabarit crevette, et caractère pitbull. J’ai hurlé en le découvrant dans mon sac, tout en pensant que ça entrait totalement dans sa politique de rejeter mon père. Sauf que ça me mettait dans une merde pas possible. En occultant le fait que je m’étais enfuie à bord du vaisseau qu’il venait d’acquérir – celui fait pour un équipage réduit mais avec le must en matière de technologie et de confort -, j’étais sûre que mon père aurait fini par m’oublier. Mais que je le fasse avec son précieux Brisefer dans les bagages, là, c’était foutu, il allait envoyer tous les chasseurs de primes de la galaxie à mes trousses.

Bref, j’ai dû ruser. Après avoir quitté l’espace terrien, je suis passée en vitesse lumière pour mettre un maximum de distance entre nous. Je me suis ensuite posée sur la première planète pratiquant le commerce, et j’ai négocié un échange standard contre un autre vaisseau, certes moins confortable – seulement deux banquettes lits, au lieu des cinq chambres tout confort -, mais surtout plus discret. Et histoire de sécuriser ma fuite au maximum, j’ai changé mon apparence : coloration en brune, application d’un faux tatouage sur la partie gauche de mon visage, lentilles œil de chat, vêtements sales et déchirés, et je suis devenue une véritable Weknek.

Après plus de six mois à changer de véhicule, de destination et d’apparence, je me suis posée sur une planète appelée Lynozyii. Une fois mon vaisseau vendu, je me suis installée dans la cité principale, une ville dans les nuages nommée Cynae. Quitte à se fondre dans la population, autant le faire là où il y en a le plus.

Trouver un boulot a été facile : je bricole des moteurs depuis que je sais marcher. J’ai donc déniché un job de mécanicienne dans un petit astroport, dont la moyenne d’âge des employés se situait aux alentours de cinquante ans – en tout cas pour les humains -, et qui payait suffisamment pour survivre. Je louais un studio minuscule pas très loin, et Brisefer semblait avoir compris qu’il n’était pas dans son intérêt de cramer les murs.

Bref, tout se passait bien pour moi, jusqu’à ce que Jorge Prinze débarque à mon atelier, une chambre de combustion en panne à côté de lui.

— Votre patron m’a dit qu’il n’y avait que vous qui pouviez me réparer ça ? m’a-t-il demandé d’emblée.

J’étais en train de m’acharner sur le réglage d’un moteur Radon-Ulzer 620C, tâche qui me tenait occupée depuis deux jours maintenant, et j’avais moyennement apprécié d’être dérangée. Il s’en était fallu de peu que je l’envoie paitre, mais je m’étais retenue de justesse, en me disant que du changement m’aiderait peut-être à trouver la solution à mon problème.

— Si c’est le patron qui le dit... j’avais répondu sans trop d’enthousiasme.

J’ai sauté de mon escabeau pour le rejoindre, mais à peine au sol, j’ai remarqué qu’il était beaucoup plus grand que moi : sachant que je mesure un mètre soixante-dix, et qu’il me toisait d’une quasi tête, je vous laisse imaginer le gabarit. J’ai également constaté que ma tenue - une combinaison de mécanicien dont j’avais noué les manches autour de la taille, et un débardeur - ne lui déplaisait pas : ses yeux avaient tout de suite louché sur mon décolleté, et il avait eu bien du mal à les rediriger vers mon visage.

Se faire reluquer ainsi n’était pas désagréable, mais n’entrait pas vraiment dans ma stratégie de passer inaperçue. J’ai donc attrapé le chariot où se trouvait la chambre à combustion en panne pour l’installer sur un établi, à l’aide de quelques treuils. Bien souvent en mécanique, les pannes sont dues à un petit réglage à faire, ou un fil dessoudé.

J’espérais très fort que ça soit le cas et que je me débarrasse rapidement de ce monsieur « j’ai les yeux qui se baladent ». Sauf que bien sûr, ça ne s’est pas passé comme prévu. J’ai eu beau faire tous les tests possibles, inspecter chaque connecteur, chaque fil, chaque soudure, tout me semblait parfaitement normal.

— Vous êtes sûr qu’elle est en panne ? j’ai fini par lui demander d’un ton pas très aimable.

— Vu que mon vaisseau ne démarre plus, je suppose que oui.

— Et vous êtes stationné à quel quai, que j’aille voir ça ?

— Euh... En fait... Je suis venu seulement avec ça...

Là, je n’ai pas pu m’empêcher d’éclater de rire, tellement cette réponse était stupide.

— Super idée ! Et vous comptiez la remonter comment ? Avec une baguette magique ? !

— Ben non, mon mécanicien l’aurait fait...

— Laissez moi deviner : c’est lui qui vous a dit de venir me voir avec juste la pièce défaillante ?

— Euh... Oui...

Comme je n’avais vraiment pas plus de temps à perdre avec ce genre de type – les pilotes qui ne pigent rien à la mécanique sont une l’hérésie pour moi -, j’ai remis la chambre sur son chariot pour la rendre à son propriétaire.

— Je vais vous donner deux conseils. D’abord, changez de mécano, celui que vous avez ne vaut rien. Ensuite, revenez avec votre vaisseau, une bonne bouteille de Snorkill et des beignets de Mujbray, et peut-être que la déesse de la mécanique que je suis daignera s’occuper de votre joujou. Sur ce, j’ai un vrai boulot qui m’attend.

Et je l’ai planté pour retourner à mon moteur Radon-Ulzer 620C, en espérant lui avoir fait passer l’envie de revenir demander mes services, entre mon amabilité et mes requêtes assez exubérantes.

Quelques jours plus tard, mon patron était venu me voir, d’abord pour me féliciter d’avoir vaincu le Radon, mais aussi pour me dire que j’avais un nouveau chantier, qui m’attendait quai dix-huit. J’ai donc fini de laver mes mains pleines de cambouis, avalé vite fait un verre d’eau avant de me diriger vers le quai en question... et de rester plantée comme une gourde, la bouche bée de stupéfaction.

Devant moi se tenait un Mammoth Pondrat Titan 2150, le speedflyer le plus puissant de la galaxie. Sa ligne fuselée, ses quatre moteurs surpuissants, et surtout la légèreté de ses composants en font une machine dédiée à la vitesse. Malheureusement, c’est un vaisseau fragile et très cher, et donc très rare. Mon cœur a fait un bond en le voyant, et mes doigts ont frétillé à l’idée de travailler dessus.

J’étais tellement absorbée dans ma contemplation que je n’ai pas remarqué son propriétaire, qui se tenait nonchalamment appuyé contre l’échelle qui menait au cockpit. Mais lorsque je l’ai vu, ma mâchoire a failli se décrocher une seconde fois : il se tenait à côté d’une table où trônaient une énorme bouteille de Snorkill et pas moins de trois plateaux débordants de beignets de Mujbray.

— J’ai tenu ma parole, m’a-t-il dit. Tiendrez-vous la vôtre ?

Bien évidemment que j’allais la tenir ! Mais par fierté, je me suis reprise avant de m’approcher lentement.

— On dirait que les défis ne vous font pas peur, j’ai répliqué.

— Pire que ça : je suis incapable de ne pas en relever un quand il s’en présente. Alors ? Votre réponse ?

— Vous êtes conscient que ça va vous couter une fortune ?

— Quand on veut le meilleur, il faut y mettre le prix. Mais j’attends que mon bijou soit en parfait état de marche quand vous aurez fini.

— Evidemment.

Je lui ai tendu la main pour entériner notre accord, et il l’a saisie pour la serrer en retour. Sauf qu’il ne l’a pas relâchée, se penchant pour me regarder dans les yeux.

— Puis-je connaître le nom du meilleur mécanicien de ce côté de la galaxie ? m’a-t-il demandé d’une voix grave qui m’avait involontairement fait frissonner.

— Primskinia Donk’Ey. Mais tout le monde m’appelle Skin.

Inutile de préciser que ça n’était pas le vrai, mais j’étais tombée en panne d’inspiration au moment d’en donner un à mon futur employeur.

— Enchanté, Skin. Jorge Prinze. Je suis ravi de passer les prochaines heures avec vous.

J’ai lâché sa main pour reprendre mes distances, et surtout me rapprocher des Mujbray qui me faisaient de l’œil.

— Ne vous emballez pas, j’ai répliqué. C’est avec votre vaisseau que j’ai un rencart. Votre présence n’est absolument pas nécessaire, vous n’avez qu’à laisser votre numéro de communicateur à la secrétaire et on vous appellera quand j’aurais fini.

— C’est gentil de vous inquiéter, mais Jarbinks est un grand timide et je ne peux pas le laisser aux mains d’une mécanicienne certes très jolie mais totalement inconnue. Faites comme si je n’étais pas là, mais je ne bougerais pas tant qu’il ne sera pas réparé.

Pour bien appuyer ses dires, il a sorti un petit siège pliant de derrière la table et s’y est affalé. J’ai avalé un troisième beignet, puis me suis dirigée vers le Mammoth, à la fois impatiente de me plonger dans son moteur, et anxieuse aussi, car tout ce que je savais de ce type de vaisseau, je l’avais lu dans des livres. Est-ce que ça allait suffire ?

A la nuit tombée, je n’avais toujours pas trouvé la raison de la panne, mais par contre, j’avais découvert plein de problèmes qui nécessitaient une réparation. Jorge m’a dit que je n’avais qu’à rajouter ça à la note et qu’il fallait que Jarbinks soit parfait.

— Vous n’avez vraiment pas trouvé mieux comme nom ? !

— Celui-là me plait, pourquoi en changer ? !

— Pour un plus classe ? Plus en rapport avec le vaisseau, sa puissance, sa vitesse, enfin... Autre chose quoi ! Je serais à sa place, j’aurais honte de vous !

— Oui, mais vous ne l’êtes pas. Alors, selon vous, combien de temps avant qu’il soit opérationnel ?

— Au moins trois jours. Il y a un truc qui ne va pas à chaque fois que je touche un fil, alors vu la taille de l’engin, ça va prendre du temps. C’est à se demander ce que vous faites avec...

— Des courses, juste des courses...

— Laissez-moi deviner : vous gagnez un max de fric que vous dépensez pour entretenir votre bolide. Rentable, comme activité.

— L’argent n’est pas un souci. Seul compte mon plaisir.

— Réponse typique de mec...

— Je vous promets qu’il n’y a pas que ça qui soit typique...

— Ah ah... Maintenant, rentrez chez vous. Je serais là vers huit heures demain.

— OK. Mais euh... Vous ne sauriez pas...où je peux passer la nuit ?

Il m’avait alors expliqué qu’il habitait assez loin de Cynae et qu’il avait fait venir Jarbinks via un transporteur, sans penser qu’il pourrait passer plusieurs jours sur place. Je lui ai indiqué un motel pas très loin et j’étais enfin rentrée chez moi.

Les trois jours qui ont suivi étaient passés à une vitesse supersonique. La découverte des entrailles du Mammoth et tous les problèmes qu’il recelait s’était avéré à la fois passionnant et épuisant. Jorge était resté à distance au départ puis l’ennui le gagnant, il était venu me faire la conversation. Enfin, il parlait, et parfois, je répondais quelque chose. Du genre :

— Et c’est là que j’ai mangé les meilleurs Poumshrikani de toute la galaxie. Vous en avez déjà gouté ?

— Nan. Passez moi le percuteur... Le gros truc en forme de P sur la table, là...

Mais mes réponses pour le moins limitées ne l’ont pas incommodé. C’est ainsi que j’ai appris qu’il était pilote depuis une dizaine d’années, et qu’il avait pas mal de victoires à son compteur. Lynozyii était sa planète d’attache, mais il passait la majeure partie de son temps en vadrouille là où il y avait des courses qu’il n’avait pas encore remportées. Il a également essayé d’en apprendre plus sur moi, mais j’étais parvenue soit à éluder soit à donner des réponses totalement inventées. En tout cas, elles avaient semblé le satisfaire, car il n’était jamais revenu dessus.

Le Mammoth avait redémarré en fin de matinée le quatrième jour, et le ronronnement puissant de son moteur m’avait donné des frissons. Je me trouvais dans le cockpit, Jorge perché sur une échelle juste à côté de moi, et ma réaction ne lui avait pas échappée.

— Vous en avez déjà piloté un ? m’a-t-il demandé.

— Non, je vous rappelle que je ne suis qu’une petite mécanicienne. Mon boulot c’est de réparer, pas de piloter.

— C’est pas beau de mentir. La tête que vous aviez quand vous l’avez vu pour la première fois, c’est celle que quelqu’un qui rêve de l’avoir en main pour savoir ce qu’il a dans le ventre. Et les réglages que vous avez faits font en sorte d’allier puissance et maniabilité. Un simple mécano aurait juste réparé, pas amélioré. Avouez, vous avez déjà piloté, et ça vous démange de recommencer.

J’aurais pu mentir, encore. Mais impossible pour moi de dissimuler ce que je ressentais à cet instant précis. C’était trop puissant, trop passionnel.

— Ouais, j’avoue... Mais c’était y’a longtemps, et ce qui compte c’est ce que je suis maintenant : une mécanicienne qui a remis sur pieds une bête de course. A vous d’en prendre soin, maintenant.

— Promis !

— J’ai déjà fait faire la facture à la secrétaire, ai-je dit tout en redescendant. Allez la voir pour régler.

— Qu’est-ce que vous allez faire maintenant ?

— Oh, mon patron me trouvera bien un nouveau moteur à réparer ! C’est pas le boulot qui manque, dans le coin. Allez, bonne route. Et prenez soin de Jarbinks, sinon vous aurez affaire à moi !

Un peu plus tard, j’étais en train de faire une soudure lorsque des pas ont résonné derrière moi. Loin de me déconcentrer, j’ai terminé mon ouvrage avant de me retourner... pour me retrouver face à Jorge.

— J’ai un truc à vous proposer, m’a-t-il dit de but en blanc. Et votre patron est d’accord.

Il avait dû s’attendre à ce que je pose une question, mais j’étais restée aussi muette et immobile qu’une statue, et ça l’avait un peu déstabilisé, car il s’était mis à bredouiller.

— Il y a, euh... cette course, la Dragon Race, et... enfin... J’y participe, mais... Bon, ça serait bien si...

— Si quoi ? Grouillez, j’ai un boulot qui m’attend, moi !

— Si vous veniez avec moi. J’ai viré l’autre mécanicien, comme vous me l’avez conseillé, mais je n’ai pas trouvé de remplaçant, en tout cas qui soit aussi bon que vous. Alors si vous êtes d’accord, on part demain matin en transporteur robotisé direction Rakfalka, tous frais payés. Votre prix sera le mien, et je dédommage votre patron pour votre absence. Tout ce que vous aurez à faire, c’est vous assurer que Jarbinks soit au top de sa forme quand je prendrais le départ. Et vu tout le boulot que vous venez de faire dessus, vous n’aurez probablement rien à réparer. Mais je me sentirais plus tranquille si j’ai la meilleure mécanicienne de la galaxie à mes côtés.

J’aurais dû dire non, mais c’était trop tentant, d’autant plus qu’il avait dit que mon prix serait le sien. En réclamant assez, je pourrais peut-être amasser suffisamment pour m’offrir un vaisseau à moi, histoire de ne pas en voler un si je devais partir d’ici en vitesse. Mais d’un autre côté, ça impliquait que je me rende à Rakfalka, une planète que mon père affectionnait particulièrement. Avec la chance que j’avais, je risquais de le croiser et ça en aurait été fichu de cette nouvelle vie.

— Je sais que c’est soudain, a-t-il fini par me dire en déposant une enveloppe sur mon établi. Et vous avez le droit de prendre le temps d’y réfléchir. Voici l’endroit où se trouve mon transporteur, et l’heure de départ. Si vous acceptez le boulot, rejoignez moi. Sinon, je reviendrais faire réparer Jarbinks ici.

Et sans me laisser le temps de dire quelque chose, il m’a tourné le dos pour regagner son Mammoth et décoller. Sa proposition m’a trotté dans la tête pendant tout le reste de la journée, et une bonne partie de la nuit également. Les ronflements de Brisefer qui squattait une partie de mon oreiller ne m’ont pas vraiment aidée à prendre la bonne décision. Après tout, si j’acceptais, qu’est-ce que je ferais de mon barbecue ambulant ? Le laisser seul ici, même avec une belle réserve de nourriture, était un risque inconsidéré et aussi d’une cruauté que je ne pouvais envisager. Mais l’emmener ? Il fallait compter deux jours de trajet jusqu’à Rakfalka, au moins trois sur place pour la course, et encore deux pour le retour. Est-ce que j’allais réussir à garder sa présence secrète pendant tout ce temps ?

Finalement, j’ai fini par m’endormir et à mon réveil, ma décision était prise. J’ai empaqueté quelques affaires de rechange, puis rejoint l’astroport où se trouvaient Jorge et Jarbinks, avec Brisefer dans la poche intérieure de ma veste.

— T’as intérêt à te la jouer super discret ! je l’ai averti alors que je m’approchais de la rampe d’embarquement. Ou je te fais une épilation des écailles à la pince à épiler !

Il a grogné en guise de réponse mais sans cracher du feu par les naseaux comme à chaque fois que je l’engueule. Tout juste ai-je senti une petite source de chaleur au niveau de mes côtes, mais rien de désagréable.

— Avec vous à mes côtés, m’a saluée Jorge, je suis sûr de gagner !

— Criez pas victoire trop vite. Faut encore qu’on parle salaire.

— Je vous ai dit que votre prix serait le mien. Mais on en parlera ce soir au dîner. Allez, montez, on va bientôt décoller.

Je me suis exécutée et une fois à bord, j’ai posé mon sac et ma veste sur une des deux couchettes. Puis j’ai observé l’intérieur du vaisseau : la majeure partie de l’espace était occupé par le Mammoth ; à l’avant se trouvait le poste de pilotage, occupé par deux droïdes pilotes, et sur la droite un coin repas composé d’une table, deux banquettes, un container à nourriture et un délyophilisateur. L’unique pièce fermée devait être les sanitaires, et mon observation m’a fait réaliser que ça allait être coton de libérer Brisefer en toute discrétion. Je n’avais plus qu’à espérer que Jorge avait le sommeil lourd.

Tout s’était passé pour le mieux jusqu’à ce que nous nous couchions, chacun dans un lit de part et d’autre de Jarbinks. Je m’étais glissée dans mon sac de couchage, avant d’étaler ma veste sur mes épaules et de me tourner vers le mur. Brisefer a pu sortir de ma poche et détendre ses ailes dans la mini grotte que je lui avais faite.

— Attend qu’il dorme pour aller te dégourdir les pattes, je lui ai murmuré aussi bas que possible. Et reviens ici quand tu auras fini.

Dans l’obscurité qui m’entourait désormais, tout ce que j’ai vu de mon petit lézard étaient ses deux prunelles brillantes. Il a secoué ses ailes, me giflant au passage, avant de se rouler en boule contre moi. Je n’ai pas mis longtemps à m’endormir, et de ce qui se passa pendant la nuit, je n’en garde aucun souvenir.

Par contre, lorsque j’ai ouvert les yeux, il m’a fallu un moment pour me rappeler où je me trouvais, avant de prendre conscience de l’absence de contact avec Brisefer. J’ai tâtonné dans mon sac de couchage, mais il n’y avait rien, et la panique m’a saisie. Je me suis levée précipitamment pour regarder autour de ma couchette, mais aucune trace de mon rat à écailles. J’ai entrepris d’inspecter tout le vaisseau, et lorsque j’ai enfin remis la main dessus, j’ai été à la fois soulagée et encore plus paniquée.

Brisefer dormait sur le dos, ses ailes déployées, son petit ventre se soulevant au rythme de sa respiration, dans sa position classique de « je dors bien, prière de ne pas me déranger ». Sauf qu’il n’aurait pas pu choisir pire endroit pour pioncer. Il se trouvait sur le torse nu de Jorge, qui ronflait tout autant que lui et ne semblait conscient d’avoir un squatteur.

Après avoir maudit cette foutue créature, j’ai essayé de le réveiller, mais il s’est retourné et roulé en boule. Une seconde salve de jurons silencieux plus tard, j’ai entrepris de l’attraper aussi doucement que possible, mais à peine l’ai-je touché que cette satanée bestiole s’est réveillée... pour s’étirer de toute sa longueur et toutes ses griffes.

Inutile de préciser que son matelas s’est réveillé lui-aussi, et pas en douceur.

— Et ben, poto, s’est exclamé Jorge en attrapant Brisefer pour le poser à côté de lui sur le matelas. Je te sers de pieu et c’est comme ça que tu me remercies ? !

Je n’aurais pas pu me trouver plus mal, et j’ai songé très brièvement à sauter en marche. Mais encore une fois, mon dragon m’a coupé l’herbe sous le pied, en sautant du lit à mon épaule pour venir frotter son museau contre ma joue, sa manière à lui de me dire bonjour.

— C’est une chouette bestiole que vous avez là, m’a dit Jorge en dépliant sa grande carcasse uniquement vêtue d’un caleçon. Et rare en plus. Les dragons ne sont pas connus pour leur familiarité avec les humains...

— Ouais ben, j’aurais bien aimé que ça soit le cas de celui-là... Sincèrement... désolée... qu’il vous ait griffé.

— Ne vous excusez pas ! On s’est bien amusés lui et moi hier soir.

— Hier soir ? ! Vous voulez dire que...

— Oui, il est venu me trouver et comme il avait l’air d’avoir faim, je lui ai donné à manger et on a joué un peu. Je l’ai laissé voler tranquille et je suppose qu’il a dû me trouver digne d’être son lit.

Je n’en revenais pas. Ce sale traitre de dragon avait attendu que je pionce pour aller faire son numéro de charme et je suis sûre que le ronronnement qu’il produisait à cet instant précis était en fait une crise de fou rire.

— Je te ferais rôtir pour ça, je lui ai marmonné en serrant les dents.

— Vous auriez dû me dire qu’il venait avec vous.

— Il sait se faire discret, d’habitude. Et puis, tout le monde n’est pas aussi à l’aise que vous.

C’est alors que je m’étais rendue compte qu’il était quasiment à poil et que son unique vêtement ne laissait aucune place à l’imagination.

— Habillez-vous ! j’ai ordonné en tournant les talons pour ne pas le reluquer encore plus. Je vais préparer du café.

Il m’a semblé l’entendre ricaner, mais je ne me suis pas retournée pour vérifier. Je n’avais jamais été aussi ridiculisée de ma vie, et j’étais bien décidée à enterrer ce souvenir aux confins de ma mémoire.

J’ai posé deux chopes de café sur la table et Jorge était venu s’y asseoir, décent cette fois-ci. Brisefer, tout heureux d’être en liberté, a passé son temps à voler entre le Mammoth et nous, chipant même un morceau de bacon pour aller le manger sur l’aile gauche. Heureusement qu’il était là pour mettre un peu d’ambiance car je n’ai pas décroché un mot, et mon interlocuteur aussi. J’étais assez mal à l’aise de l’avoir vu ainsi – même si la vue qu’il m’avait offerte était loin d’être désagréable -, mais aussi sur la défensive, car je craignais qu’il n’ait entendu parler de l’avis de recherche lancé par mon père, et qu’il fasse le rapprochement. Pourtant, lorsqu’il a ouvert la bouche, ce fut pour dire :

— On a tous nos petits secrets, et le votre est loin d’être aussi grave que vous le pensez. On va faire en sorte que Rascasse reste incognito quand nous serons arrivés. Puis nous...

— Rascasse ? !

— Oui, je l’ai baptisé ainsi hier soir. Vous l’avez appelé comment ?

— Mais c’est ridicule comme nom !

— Moi je le trouve original. Vous avez mieux ? !

— Son vrai nom, c’est Brisefer. Parce que la première fois qu’il a craché du feu, il a fait fondre... du fer.

Je me suis retenue de justesse de raconter la totalité de l’anecdote, à savoir que c’était une maquette de vaisseau en aluminium appartenant à mon père que le rat à écailles avait saccagée. Mais ça aurait donné trop d’indices sur ma véritable identité, et je n’y tenais pas. Heureusement pour moi, Jorge a explosé de rire avant de se lever et d’aller à la recherche de ce maudit animal, pour lui faire promettre de ne pas s’en prendre pas à Jarbinks. Il fallait avouer que le pilote et le dragon avaient l’air de s’entendre comme deux vieux potes d’enfance, et j’en avais ressenti une toute petite pointe de jalousie.

J’ai passé le reste de la matinée à faire quelques vérifications et ajustements de routine sur le Mammoth, et nous étions arrivés dans l’espace aérien de Rakfalka pendant le déjeuner. Quand l’autorisation nous a été donnée, nous avons atterri sur la grande étendue désertique qui servait de parking aux transporteurs. Deux remorqueurs nous attendaient pour conduire Jarbinks au hangar avec les autres speedflyer. J’ai pris mon sac avec moi, et Brisefer a regagné sa poche de voyage dans ma veste. Une fois arrivés, nous nous sommes assurés que le Mammoth était en sécurité – un écran de sécurité activé par l’ADN de son pilote était obligatoire -, puis Jorge m’a annoncé qu’il y avait deux chambres de réservées à notre nom dans un hôtel tout proche.

En réalité, ça n’avait d’hôtel que le nom, car les chambres étaient minuscules – encore plus que la mienne sur Lynozyii -, avec une salle d’eau et un toilette en communs, et pas de restauration de prévue. Mais la literie était propre et plutôt confortable, ce qui suffirait largement le temps de notre séjour. Brisefer a pris d’assaut l’oreiller pour s’y endormir, et je songeais à l’imiter lorsque Jorge est venu frapper à ma porte, pour m’embarquer dans une visite de la ville où nous nous trouvions.

Je garde des souvenirs très précis de cet après-midi : l’ambiance festive qui avait envahi la ville à l’approche de la course, les stands d’artisanat et gastronomie alien – je ne pourrais plus regarder un lézard sans en avoir l’eau à la bouche, surtout s’il y a un barbecue et de la sauce caramel pas loin -, les quinze parties de lancer de couteaux – où j’ai honteusement atteint le score de deux contre treize -, et tout un tas d’autres choses qui m’ont fait oublier pendant quelques heures mon passé, mon père et ma cavale. J’étais redevenue une jeune femme un peu insouciante, qui prenait plaisir à s’amuser sans se soucier du lendemain, avec un homme plutôt sexy et drôle, en passe de devenir un ami plutôt qu’un employeur.

Ma mémoire a commencé à connaître des ratés pendant le dîner, copieusement arrosé de ce vin épicé et sucré qu’on ne trouve que sur les planètes désertiques. Je n’ai repris mes esprits que trop tard, alors que j’étais allongée à même le sol de la chambre de Jorge, à savourer plutôt bruyamment le plaisir qu’il me donnait – et prenait également – en allant et venant entre mes cuisses. J’étais bien consciente de faire une grosse connerie, mais quasiment un an à me la jouer solitaire ou asociale pour ne pas prendre le risque d’être reconnue, ça commençait à me peser. Et Jorge était gentil, drôle, plutôt intelligent en dépit de ce qu’il laissait entendre et surtout, il m’acceptait telle que j’étais, sans essayer de creuser mon passé. Alors j’ai rangé mes scrupules au placard, et j’ai profité de chaque seconde à ses côtés, de ses caresses, de ses baisers, avant de m’endormir dans ses bras.

Mon réveil a été beaucoup moins agréable. D’abord le bruit de moteur qui squattait mon crâne m’a fait me rappeler – un peu tard – que le vin et moi n’étions pas copains. Puis Jorge s’est levé et j’ai senti un courant d’air froid dû à son absence, qui m’a fait me recroqueviller sous la couverture... Et découvrir que j’étais percluse de courbatures héritées de notre nuit sportive. Mon humeur grincheuse n’a pas surpris mon amant, qui m’a même emmenée sous la douche avec lui pour me réchauffer et me décontracter. Inutile de vous raconter comment ça s’est fini, je dois encore avoir le dessin de la mosaïque du mur incrustée dans le dos. Je suis ensuite passée dans ma chambre pour mettre des vêtements propres et non déchirés, et également m’assurer que Brisefer n’avait pas tout carbonisé pendant mon absence. Mais la bestiole semblait plutôt bien vivre le fait d’avoir une chambre pour lui tout seul, à en juger par son air de chien de garde quand je me suis approchée de son lit. Il a changé de ton quand je lui ai promis de lui ramener à manger, avant de repartir se caler sur son oreiller.

Il ne restait qu’une heure avant de le début de la course quand les choses ont pris un tour vraiment moche. Jarbinks avait été amené sur la ligne de départ, et j’étais perchée sur une aile pour huiler un de ses volets quand j’ai entendu Jorge crier. Je me suis précipitée pour le découvrir avec la main droite en sang, l’aiguille d’une des seringues dont je me servais pour huiler les plus petites pièces traversant sa paume.

— Mais comment tu as réussi à te planter comme ça ? ! je me suis exclamée, la surprise prenant le pas sur la compassion.

— A ton avis ! m’a-t-il répliqué en grimaçant de douleur. Elle est tombée et j’ai voulu la rattraper.

— OK, excuse moi. Je t’emmène voir un médecin, faudrait pas que ça s’infecte...

On est ressortis de l’infirmerie cinquante minutes plus tard, avec le moral au fin fond des bottes et l’interdiction formelle pour Jorge de se servir de sa main pour les dix prochains jours. Bien évidemment, je me suis abstenue de commentaires car le plus déçu dans l’histoire, c’était lui. Cette course, il en rêvait depuis qu’il était gosse, et même s’il pourrait toujours la tenter l’année prochaine, se faire éliminer avant même d’avoir pris le départ le frustrait au plus au point. Mais j’étais loin de m’imaginer ce qui allait suivre.

— Prends ma place, m’a-t-il dit après avoir rejoint Jarbinks.

— Hein ? T’es sûr que tu t’es pas pris un coup sur la tête aussi ?!

— Non, je suis on ne peut plus sérieux. Je sais que tu es capable de le piloter, et tu en meures d’envie !

— Jorge, soit réaliste deux secondes. J’ai peut-être très envie de me retrouver dans le cockpit, mais soyons honnêtes : ce serait une pure folie ! Je n’ai jamais touché le manche d’un Mammoth, ni participé à une course, et pire, je n’ai pas étudié le tracé ! Je n’ai aucune chance, à par celle de casser ton bijou et de me tuer au passage.

— Jarbinks n’est pas plus compliqué à manier que n’importe quel vaisseau ! Tu le connais par cœur, jusqu’au plus petit écrou de son train d’atterrissage ! Et pour le tracé, je serais avec toi via le casque, je le connais sur le bout des doigts, et tu sais que je suis adroit de mes mains.

— Ça n’a rien à voir ! j’ai rétorqué en essayant de ne pas rougir au souvenir que provoquait son allusion. Je suis une mécano, pas un pilote ! Je ne...

— S’il te plait....

Il m’a eue en traitre, avec un regard suppliant qui m’a à la fois rendue furieuse et faible. J’ai accepté, et je n’ai réellement pris conscience de ce que je faisais qu’au moment de lancer à fond les moteurs du Mammoth, lorsque le top départ a retenti.

Jorge a tenu parole : il m’a guidée pendant toute la durée de la course, c’est à dire trois longs et interminables tours de circuit. Mais il ne connaissait pas que le tracé par cœur, il était au courant de tous les trucs, défauts, point forts, ruses et autres tendances à la tricherie des autres concurrents. Je n’ai pas décroché un mot de toute la course, mais sa voix a résonné dans mon casque non-stop.

— Lui, il va te pousser contre la falaise, passe au-dessus. Là, fait gaffe, ne rase pas trop sur la droite, il y a des nids de Poumchir et ils risquent de se suicider dans ta turbine. Lui, prends garde, il a des lance-flammes sur les côtés et en dessous, et si tu essaies de passer au dessus, il va te foncer dessus. Reste derrière jusqu’à ce défilé mais ne le prends pas ! Passe au-dessus et mets les gaz, tu vas griller quatre places comme ça. Tu as un moteur qui faiblit, ne panique pas, coupe le cinq secondes avant de le relancer plein gaz, tu vas voir, il va repartir comme s’il était tout neuf.

Non stop je vous dis. Pendant toute la course, je n’ai été qu’une extension de sa voix, j’ai obéit à la moindre de ses paroles, et je sentais Jarbinks qui répondait à chacune de mes commandes – même celles qui me paraissaient les plus incohérentes – sans broncher. J’étais fière de piloter un tel engin, et j’y ait pris un plaisir incommensurable. Mais je me suis promise de ne jamais plus participer à une course, car la pression effaçait quasiment le plaisir du pilotage. En fait, je me suis dit aussi que la prochaine course que Jorge ferait, je l’enfermerais dans un coffre capitonné et je ne l’en ferais sortir qu’au moment de monter dans le cockpit, histoire d’être sûre qu’il ne se blesse pas et que je puisse le voir piloter. Car le spectacle devait en valoir la peine, j’en étais certaine.

Lorsque j’ai franchi la ligne d’arrivée, en tête d’une micro seconde, j’ai entendu mon copilote hurler dans mon casque, et la pression est retombée d’un coup, me faisant fondre en larmes. Je suis incapable de vous raconter comme j’ai atterri, probablement encore grâce aux conseils de Jorge, car les émotions qui ont déferlées en moi m’ont fait perdre tout contact avec la réalité. J’ai réellement repris pied quand j’ai touché le sol, avant d’être soulevée de terre pour être écrasée contre mon pilote, qui me hurlait dans les oreilles « Tu as réussi ! », tout en m’embrassant.

— Ne me fais plus jamais vivre ça ! je l’ai engueulé lorsqu’il m’a reposée à terre. La prochaine fois, tu pilotes et je te hurle dans le casque ! Tu verras l’effet que ça fait !

Il m’a regardée un instant, un peu surpris, avant de se mettre à sourire comme un gosse.

— T’as bien dit : la prochaine fois ? m’a-t-il demandé tout doucement. Ça veut dire que tu vas m’accompagner pour ma prochaine course ?

L’entendre formuler ça tout haut m’a également fait prendre conscience de l’avancée que je venais de faire. Je venais de m’engager auprès de quelqu’un, je m’ancrais dans quelque chose, moi qui n’ait jamais fait de projets de toute ma vie, encore plus depuis ma cavale. Ça m’a surprise, mais pas très longtemps, parce qu’au final, je me sentais bien avec lui, et j’avais envie de prolonger cette phase de ma vie autant que possible.

— Evidemment ! je lui ai répondu. Il n’y a que moi qui sait bien prendre soin de ce bijou ! Et tu n’es pas foutu de toucher un outil sans te blesser, il faut bien que quelqu’un s’y colle !

Il m’a encore une fois fait décoller de terre, et voler aussi. Sa joie était communicative, l’euphorie de la victoire me faisait planer, et j’avais envie qu’on se retrouve seuls tous les deux, pour fêter ça. Mais ça viendrait plus tard, après le podium.

— Allez viens, super mécano, allons afficher ton joli visage au monde entier. Ou en tout cas, au public de la Dragon Race ! Et recevoir ta récompense des mains du célèbre Thorkun Von Spiedel !

Mon sang s’est littéralement changé en glace dans mes veines. Thorkun Von Spiedel : connu pour être le patron d’une des plus grosses compagnies d’affrètement de la galaxie, grand amateur de courses... Et accessoirement, mon père.

Mon instinct de survie a pris le dessus. Jorge m’a lâchée pour ramasser mon casque tombé à terre et alors qu’il se tournait en direction du podium, j’ai pris la fuite. A toutes jambes, je me suis précipitée dans la foule dense qui se pressait autour du vaisseau et c’est pliée en deux que je l’avais fendue, pour rejoindre le parking. Là, j’ai réussi à pénétrer dans un petit landspeeder et j’ai mis le cap au sud, aussi vite que mon moyen de transport me le permettait.

J’ai réussi à rejoindre une petite ville et j’étais en train de vendre mon véhicule - il faut savoir que partout où il y a des vaisseaux, il y a des personnes peu curieuses prêtes à en acheter – quand je me suis souvenue de Brisefer. Ma bestiole était toujours dans ma chambre, à attendre que je revienne. Ma première pensée a été de faire demi-tour, mais j’ai réussi à me contrôler. Jorge allait sûrement me chercher à l’hôtel en premier, et je ne voulais pas tomber sur lui. Expliquer les raisons de ma fuite, lui dire au revoir, c’était au-dessus de mes forces. Et puis, il allait prendre soin de Brisefer, qui l’aimait déjà beaucoup. Mon rat à écailles était entre de bonnes mains, et il serait plus heureux qu’en cavale avec moi. Mais l’abandonner me brisait le cœur, me faisant réaliser que je m’y étais attachée plus que je ne l’avais cru. C’est donc avec une boule dans la gorge, à deux doigts de pleurer, que j’ai accepté l’argent pour le speeder et pris le premier transport vers la capitale, pour ensuite mettre le cap vers une autre planète dont je n’avais jamais entendu parler.

Mais cette fuite avait un goût plus amer que les précédentes. Dans les semaines qui ont suivi, je me suis réveillée plus d’une fois en pleurs, le souvenir de Jorge et Brisefer me vrillant le cœur.

Un an plus tard, je me trouvais sur une petite planète qui vivait majoritairement de l’agriculture. J’étais mécanicienne dans une grosse exploitation, et une fois n’est pas coutume, j’avais décidé de passer ma journée de repos en ville plutôt qu’enfermée dans ma chambre. La raison principale de cette sortie était le shopping car je n’avais vraiment plus rien à me mettre.

C’était une belle journée de printemps, le soleil brillait et réchauffait l’atmosphère tout en étant adouci par une petite brise fraîche. Je portais un foulard sur mes épaules et mes cheveux, habitude que j’avais prise depuis l’épisode de la Dragon Race. Passer incognito, c’était mon seul et unique but dans la vie, et je m’étais promise de ne plus jamais m’attacher à qui que ce soit, pour ne pas revivre la douleur causée par Jorge et Brisefer.

Arrivée en ville, j’ai été surprise par la densité de sa population. Il faut dire que je ne m’y étais jamais rendue, mais de ce que m’avait laissé entendre mes collègues de la ferme, elle était plutôt petite et tranquille. Loin de me sentir gênée, je me suis plongée dans la foule, heureuse de passer encore plus inaperçue. Je me suis laissée guider par elle, en me disant que je la quitterai quand je verrai des boutiques.

Mais tout ce que j’avais aperçu au bout de dix minutes, ça a été un podium et des hauts parleurs. Un présentateur était en train de faire l’éloge du « meilleur pilote de la galaxie », mais très vite, un cri strident a recouvert sa voix.

Ce cri, je l’ai aussitôt reconnu, et il m’a à la fois fait sourire et fuir, encore une fois. J’ai fait volte-face pour traverser la foule en sens inverse, comme je l’avais fait un an plus tôt.

Mais cette fois, je n’ai pas réussi, j’ai été rattrapée. Une paire de serres a attrapé mon foulard, et aussitôt après, deux bras m’ont saisie. Je me suis retrouvée face à un Jorge fébrile, qui a arraché mon foulard pour s’assurer de sa capture, tandis que Brisefer volait en cercles au dessus de nous tout en poussant des cris que je savais de joie.

— Tu es rousse, a dit le pilote en regardant ma nouvelle couleur de cheveux, avant de m’écraser contre son torse.

Son odeur n’avait pas changée : cuir, homme, chaleur, tendresse. Le goût de ses lèvres non plus. Des hourras ont éclaté autour de nous, et j’étais toujours partagée entre mon envie de fuir et le bonheur de les retrouver tous les deux. A peine m’a-t-il relâchée que mon dragon est venu se percher sur son épaule, avant de sauter dans mes bras et venir nicher sa tête dans mon cou.

— On te cherche partout depuis des mois, m’a expliqué Jorge sans pour autant me lâcher les mains. J’ai profité de ma notoriété pour organiser ce genre d’évènements et donner une chance à Rascasse de te sentir.

— Brisefer, il s’appelle Brisefer ! Et...

— Pourquoi, Skin ?

Je l’ai maudit de me poser cette question. Mais il méritait la vérité, il avait le droit de savoir pourquoi je l’avais abandonné et pourquoi j’allais devoir encore le faire.

— Je suis en cavale, Jorge. Et c’est quelque chose que je dois faire seule. Toi et la chose là, vous ne pouvez pas me suivre.

— Ça, je l’ai bien compris, et depuis le début ! Mais pourquoi tu ne me l’as pas dit ? Pourquoi tu as préféré fuir plutôt que de m’expliquer que tu ne pouvais pas recevoir le prix de la Dragon Race de la main de Thorkun Von Spiedel, parce que c’était ton père et que c’était lui que tu fuyais ? Skin, je t’aurais aidée, je t’aurais cachée ! Si tu m’avais fait confiance...

— J’avais peur Jorge ! La peur, c’est ce qui me permet de survivre depuis plus de deux ans ! La peur...

— La peur t’a fait agir égoïstement, et stupidement ! On est partenaires, toi et moi. Ce qui t’arrive me concerne aussi, et je ferais tout pour t’aider. Et en plus, si tu n’avais pas été aussi trouillarde, si tu m’avais fait confiance, tu aurais découvert que ton père s’est remarié, avec la meilleure amie de ta mère, et que même s’il y a toujours un avis de recherche te concernant, c’est parce qu’il s’inquiète vraiment pour toi. Par pour t’épouser. Ça, c’est un privilège que je me réserve, mais uniquement si tu arrêtes de piquer la fuite à la moindre difficulté !

Bon, je n’ai pas été très originale dans ma réaction. J’ai fui, encore une fois. Mais de manière plus originale : je me suis évanouie. Oui oui, comme une vraie fille, qui subit un trop plein d’émotions d’un seul coup, j’ai perdu conscience, et je n’ai remis la main dessus que plus tard, dans la loge de Jorge.

— Tiens, voici notre belle au bois dormant qui se réveille, m’a-il accueilli en me tendant un beignet de Mujbray.

— Ta gueule...

Il a souri, de ce sourire qui me fait immanquablement craquer, avant de venir s’asseoir à côté de moi, sur le bord du lit. Brisefer est venu se poser sur mes genoux, histoire de récupérer quelques miettes de la pâtisserie au passage. J’ai mangé sans rien dire, sachant pertinemment que j’allais encore me prendre un sermon sitôt que j’aurais fini.

— Bon, on fait quoi maintenant ? ai-je dit pour prendre les devants.

— Pour l’instant, tu te débarbouilles la bouche, histoire d’être présentable pour mon interview. Car on va la faire tous les trois, histoire que je sois sûr que tu ne piques pas la fuite. Ensuite, on ira manger un truc, un vrai repas, et après, et bien, on ira dans ma chambre d’hôtel pour rattraper toutes ces nuits de sexe perdues...

— Vu que tu ne tiens pas plus de trois rounds d’affilée, il va t’en falloir du temps pour tout rattraper !

— On a tout le temps maintenant, toute la vie pour résumer !

— Je t’ai bien entendu parler de mariage ?

— Ouep...

— Et tu étais sérieux ?

— Ouep...

— T’es complètement cinglé, tu en as bien conscience ?

— Ouep...

— Mon père va vouloir te tuer.

— Ton père s’en fout de moi. Il veut revoir sa fille, et son dragon aussi accessoirement. Mais je lui ferai comprendre que les deux restent avec moi maintenant. Le meilleur pilote de la galaxie a besoin de la meilleure mécano et du meilleur porte-bonheur.

— T’es complètement cinglé...

— Tu répètes, mais oui. Et avoue... C’est ce qui fait mon charme...

Et c’est ainsi que quelques mois plus tard, je suis devenue Mme Jorge Prinze, lors d’une cérémonie célébrée sur le quai dix-huit du petit astroport de Cynae où nous nous étions rencontrés. Papa était présent, avec sa nouvelle femme, ainsi que Jarbinks et Brisefer, bien évidemment.

La vie que je mène maintenant est plutôt simple : je suis la mécanicienne du plus grand pilote de la galaxie, et nous allons de courses en courses dans un vaisseau d’affrètement grand luxe, cadeau de mariage de papa. Il est d’ailleurs le sponsor principal de Jorge, et notre blason est un petit dragon crachant du feu au dessus d’un beignet de Mujbray.

Au fait, est-ce que je vous ai dit que ce satané rat à écailles a fait flamber mon voile de mariée ?


Texte publié par Quetzy, 7 avril 2016 à 23h59
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