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tome 1, Chapitre 33 « La Dame Rouge (pt4) » tome 1, Chapitre 33

Note de l'auteur: I LIIIIIIVE !

On les accompagna dans la grande demeure. Édifiée sur un terrain en pente, surplombant la ville, elle ressemblait plus à une succession de larges maisons, construites en terrasses sur le flanc de la montagne. Chaque niveau — on en comptait quatre — était accessible par un escalier encadré de décorations peintes représentant les légendes locales ; les héros partis en quête de gloire dans les contrées lointaines. Le grand Hall et les cuisines se trouvaient dans la troisième partie de la demeure, mais cette fois Sejer les avait conduits dans la quatrième. Il menait ses deux condisciples, propres dans leurs nouveaux vêtements en laine claire, vers un lieu un peu excentré à l'est. Le passage était étroit, entre deux longues rangées de lits vides, peut-être ceux des domestiques qui vivaient là. On croisa Soulvej, qui voulut immédiatement faire la conversation à Nobi. Leur guide dut les interrompre un peu sèchement, tant la servante ne semblait pas disposée à se décoller de ses visiteurs.

« Je l'avais bien dit » murmura alors Taran à l'attention de Sejer, qui le regarda avec perplexité.

On aboutit finalement à une pièce plus large, cachée par un long et épais rideau rouge. Sur la gauche, de belles marches bien entretenues donnaient sur une mezzanine dont on ne pouvait rien voir. En face d'eux, un petit foyer entouré de grosses pierres abritait un feu de taille modeste.

Elle se tenait là, attablée, une mince ouverture derrière elle laissait entrer un rayon de soleil. Tout autour, sur la planche rectangulaire, étaient répartis des poissons grillés de toutes sortes. Elle mangeait d'un air distrait. Ditilind Hildindejren venait de célébrer ses dix-sept ans trois mois plus tôt. Son visage était serein, rond et souligné de rose. Ses cheveux roux semblaient d'un orange vif dans le contre-jour. Lorsqu'elle les vit, elle suça rapidement deux de ses doigts et se leva avec une politesse assurée ressentie jusque dans ses os. Autour d'elle tombait une robe de velours au corps rouge et aux manches de jais. Un vêtement typique des royaumes Araces, rarement vu sur l’île. Comme le constata Taran, elle portait avec l’ensemble, les bijoux traditionnels des princesses de sa nation. Deux bagues d'or à chaque main, deux broches aux épaules finement ciselées, liées entre elles par d'impressionnantes petites perles de verre, d'argent et de jade. Son vêtement semblait un peu trop léger pour la saison, même si son décolleté était paré de fourrure. Elle n'en laissait rien paraître, s’habillant pour l’élégance et l’autorité.

Elle contourna la table, gracieuse comme si elle marchait sur la pointe de ses pieds. Un pan de sa robe frôla un instant les pétales de fleurs séchés qui jonchaient le sol aux quatre coins de la pièce et qui parfumaient l'atmosphère. La jeune fille n'était pas forcément très haute pour son âge, mais elle était très svelte, presque maigre, et ses yeux étaient éteints. Toute joie ou splendeur adolescente leur avait été retirée. C'était presque douloureux à voir. Tout à coup, elle se mit à leur sourire avec un naturel déconcertant qui, hélas, ne combla pas l’opacité de son regard, avant de leur dire d'une voix douce :

« Bienvenue, mes amis, dans ma demeure. Je suis ravie de vous rencontrer enfin en personne. »

Ces paroles avaient clairement une sorte de chaleur calculée. Même en ayant conscience de cela, son jeune âge et son élégance n'aidait pas à garder la tête froide. On avait envie de la serrer dans ses bras.

« Bémajste Gilron me rapporte que vous nous avez rendu de grands services à votre manière. Je vous en remercie. La lettre qui avait été interceptée par cet espion était une des lettres personnelles de mon époux, adressée à un personnage important. Le genre de lettre que l'on ne peut pas laisser circuler librement dans n'importe quel pays. Vous comprenez donc ma reconnaissance. Je vous en prie, ayez donc l'obligeance de venir déjeuner à ma table. »

La surprise des deux larrons fut difficile à cacher. Ils se regardèrent dans le blanc de l'œil, aussi muet l'un que l'autre.

« N'ayez crainte, reprit Ditilind, je reçois toute sorte de gens en ces lieux. »

Nobi fut la première à s'avancer, le voleur suivit avec beaucoup plus de prudence. La Dame Rouge, ainsi que la nommaient les nobles et les marchands, installa la femme du sud à sa droite, l'homme du nord à sa gauche. Ce dernier s'attendait à ce que Sejer vienne s'attabler lui aussi, ou à ce qu'il parte. Cependant, en bon chien de garde soigneusement dressé, il alla se tenir au garde-à-vous derrière la jeune fille, prêt à satisfaire la moindre demande. Plus il y songeait et plus il trouvait la scène surréaliste. Ses rêveries furent interrompues par une voix légère :

« On me dit que votre nom est Taran, c'est bien cela ? »

À contrecœur, il acquiesça. Ce qu’il ne donnerait pas pour se faire oublier.

« Et vous vous êtes ?

— Nobi, » répondit l'autre d'un ton enjoué, « je me nomme Nobi. »

À nouveau, le malandrin fut surpris par cette propension soudaine qu'elle avait de se présenter sous son surnom… Un surnom qu'elle avait toujours dit détester. Au lieu d'en faire la remarque, il posa ses yeux sur le maquereau présenté devant lui. Il n'arrivait pas à l’attaquer. C'était comme si son corps entier lui disait qu'il n'était pas censé y toucher. Il leva la tête vers sa comparse qui avait englouti un bout du sien en parlant de la chance qu'ils avaient eue la nuit où elle avait entraperçu l'espion. C’était une bonne parleuse. Elle mangeait de bon appétit et ses manières joviales étaient très contagieuses. Finalement, il se décida. Le met était exquis.

La négociante mena à elle seule la conversation, d'un air dégagé, mais répondant toujours aux questions de son hôtesse avec prudence, pour éviter de laisser échapper un fait qui pourrait par la suite se retourner contre eux. Ditilind soupçonnait effectivement que le duo avait eu un rôle à jouer dans l'affaire des Tronen et fut enthousiaste lorsqu’elle en reçut la confirmation.

« Je crois que vous possédez tous deux un grand potentiel. Vous l'imaginez bien, je ne vous ai pas invité ici pour un simple repas. J’ai plutôt une proposition intéressante à vous faire. Le négoce est votre spécialité après tout. »

Les oreilles de Taran s'étaient remises à siffler.

« Oh ? Meilleure que celle de votre homme de main, j’ose espérer ? Répondit sa camarade.

— Bien meilleure, sourit la jeune fille. Voyez-vous, la situation des villes au sud du pays sont des plus précaires par les temps qui courent. De nombreux commerçants et voyageurs, débarquent ici en provenance d'Idoria, du Skovlin, parfois même en provenance d'Heyan et ils ne font pas que du trafic de marchandises, à mon grand regret. C'est un vrai problème, bien plus que le marché noir ou vos petites manigances si je dois être honnête. Faire la distinction entre les véritables navires d'échange et les fraudes est quasiment impossible et l'on ne peut pas constamment fouiller le port de fond en comble en pleine saison ou simplement fermer les sorties de la ville. Alors que des gens comme vous, qui avez vos entrées dans toutes les sphères, même les plus illicites, êtes parfaitement à même de faire la distinction entre un marchand cherchant activement à vendre sa cargaison et un marchand pour qui, voyons... Vendre est un peu plus secondaire. »

Le voleur dut prendre une seconde pour respirer. De l’espionnage. Elle leur demandait de dénicher des espions dans le port. Cette idée le mit dans un état de nervosité avancé et pourtant sur le moment il ne comprit pas pourquoi.

« Si je vous suis bien, reprit Nobi, vous nous demandez de faire du contre-renseignement ?

— C'est exactement cela. Vous serez payés, soixante Regmas chaque mois, de quoi vous aider à vivre. Ce salaire bien évidemment sera fonction de votre efficacité. Si vous nous désignez les bonnes personnes, il pourra augmenter.

— Et de qui dépendra-t-on ?

— De Sejer. Et de moi. Je vous offre une totale immunité pour vos activités quotidiennes, à condition bien entendu que vous laissiez mon époux hors de la confidence. Dans le cas contraire, je serais bien obligée de vous dénoncer dans le simple but de défendre mes intérêts. »

Ils allaient donc effectuer ce travail pour un salaire assez menu étant donné la prise de risque et dans le dos du Seigneur d'Arakfol ? Elle ne manquait pas de toupet, il fallait bien le reconnaître. C'était d'autant plus osé qu'elle discutait de cela le plus joyeusement du monde, dans la demeure même du dit Seigneur, là où n'importe quel serviteur pouvait les entendre. Ou bien était-ce pour cela que l'aile semblait si vide ?

Pour la première fois, Taran décida de prendre la parole, sur le ton le plus poli et le plus tranquille qu'il put articuler à ce moment-là :

« Ma Dame, loin de moi l'idée de vous offenser, mais serait-il possible de discuter de votre offre en privé avec mon associée. Pour être certain que nous soyons bien d'accord.

— Je vous en prie, faites. »

Il entraîna Nobi à l'autre bout de la pièce, devant l'escalier, horriblement conscient du regard acéré du molosse qui dardait sur eux. À l’abri non loin d’eux, sur des coussins, gisait une belle harpe en bois clair, qui attendait patiemment qu'on s'intéresse à elle.

« Pitié, dis-moi que tu ne comptes pas accepter, chuchota-t-il.

— Tu réalises que nous sommes déjà embourbés là-dedans jusqu'au cou, n'est-ce pas ?

— Raison de plus pour ne pas nous embourber davantage. Refusons poliment et filons d'ici.

— Arrêtes d'être aussi têtu, tu te rends compte qu'entre mes contacts et les tiens, ce travail risque d'être rudement facile ? Nous savons tous les deux dénicher des personnages louches, c'est déjà notre gagne-pain et à présent nous aurons même une petite augmentation, que veux-tu de plus ?

— Rien, je veux juste que les autorités d'Arakfol gardent leur nez loin de mes affaires, voilà ce que je veux.

— Banem bak, je sais bien pourquoi tu angoisses à l'idée de travailler pour elle. C'est à cause de lui, n'est-ce pas ? Tu l'as déjà trahi une fois, tu as peur de le faire pour de vrai à présent, je me trompe ?

— Par tous les Dieux Nobi...

— Combien de fois avons-nous croisé un homme du Şturmheim à Arakfol ? Jamais. Tu as peur de devoir choisir entre ses intérêts et les tiens, mais cela n'arrivera pas.

— C'est très improbable, je le reconnais, mais pas impossible. »

Il lui était difficile de garder sa voix aussi basse étant donné les circonstances, mais fit de son mieux par peur de la potence. Rien de ce qui se disait ne pouvait atteindre les oreilles de la sentinelle qui se tenait à quelques pas. La Négociante jeta un œil rapide vers la table, puis se rapprocha de son oreille, en prenant bien soin de le mettre entre elle et les deux paires d'yeux de l'autre côté de l'escalier.

« Alors faisons un marché. Si un homme de Saran débarque un jour ici, nous le prévenons et le laissons filer. Qu'en dis-tu ? »

Le paria la dévisagea soudain avec sévérité. Toutes ces informations tournèrent un moment dans sa tête, lui donnèrent le vertige. Puis il abandonna.

« Entendu. Tope là. »

Leurs mains s'entrechoquèrent.

Quelque part, simplement voir que Nobi était prête à lui faire cette concession envers et contre toute logique lui redonnait une certaine confiance. Rien de ce qu'il ressentait n'était rationnel ces temps derniers. Pourquoi était-il encore là ? Qu'est-ce qui pouvait bien lui faire penser que son existence allait s'améliorer ?

Lorsqu'ils se retournèrent vers la table, Ditilind était debout et les attendait.

« J'en conclus que vous avez pris une décision ?

— Je ne vois pas en quoi il nous serait dommageable de vous rendre ce service, répondit la Négociante. Nous serions honorés de vous épauler dans cette tâche.

— Je vous en remercie. Sejer ? »

Le molosse s'avança pendant que la jeune fille se dirigeait nonchalamment vers la harpe esseulée.

« Je propose de nous rencontrer une fois toutes les deux semaines, annonça-t-il d'un ton péremptoire. Les lieux trop bondés sont à proscrire. Pas de taverne. Retrouvons-nous déjà chaque dasdar, au soleil levant dans la ruelle où passe la rigole d'évacuation de l'eau des tanneurs. Personne ne traîne là-bas à cause des effluves.

— Cela me semble approprié, commenta Taran.

— Nous devrons changer de lieu de rencontre assez souv… »

La jeune Dame avait commencé à jouer une mélodie, doucement, du bout des doigts ; et son lieutenant avait subitement tourné la tête. Il écoutait. Cette pause était des plus curieuses. En quoi cet air le dérangeait ? Le charme se rompit rapidement et il reprit la parole comme si de rien n'était.

« Personne ne doit savoir que nous nous parlons. J’établirai bientôt un nouveau point de rendez-vous.

— Dans ce cas, interrompit Nobi, ne serait-il pas préférable que nous vous rencontrions à tour de rôle ? Deux personnes sont plus discrètes que trois.

— Entendu. Nous ferons selon ce qui vous semblera le plus discret. D'ici là je monterai un stratagème pour que vous puissiez me contacter en cas d'urgence. En attendant, nous ne devons pas nous voir. En aucun cas. J'espère que c'est clair. »

Ils acquiescèrent.

« Si vous voulez bien m'excuser un instant. »

Il sortit d'un pas un peu trop empressé. La mélodie était toujours là, chargeant l'atmosphère de la pièce d'une émotion nouvelle, triste, brumeuse. Ce n'était pas un morceau que Taran reconnaissait.

« La musique est de loin mon art préféré. De très bons musiciens de rue passent par Arakfol. Lorsque je me balade dans les potagers, je les entends jouer depuis la place. »

Le duo se tenait là en silence, surpris par le petit concert improvisé. Ditilind était talentueuse, cela ne faisait aucun doute. Ses doigts trouvaient les cordes avec une sûreté et une précision tout à fait remarquable et sa concentration ressemblait plus à une forme de méditation martiale qu'à cette allure gracile qu’adoptaient en général la plupart des harpistes.

« Je compose très peu. Je n'ai pas encore assez d'assurance. Il faut faire les choses à son rythme, vous ne croyez pas ? Il en va sans doute de même pour vous. N'essayez pas d'impressionner ce cher Gilron en lui servant une flopée de noms, cela est inutile. Je préfère un nom sûr qu'une dizaine de suspects dont les activités ne peuvent pas être vérifiées. Vraiment, il serait préférable que vous fassiez votre travail correctement, pour le plus grand bien de tous. »

Des pas résonnèrent derrière eux. Sejer revint accompagné par un autre homme dont l'allure leur était familière… Seulement ses yeux n'étaient plus qu'un amoncellement de chair enflée, bleue, meurtrie. Taran sentit ses tripes geler. Une grande marque sanguinolente barrait le visage du pauvre hère d'un bout à l'autre et sur ses lèvres gercées, on pouvait clairement voir les traces d'une pince, ou d'un outil semblable. La silhouette, couverte de vêtements sales qui cachaient mal les traces de coups, clopina dans la pièce, puis trébucha et tomba sur ses genoux, continuant sa route, en avançant ainsi sur le sol, tâtonnant de ses mains tremblantes comme si sa vie en dépendait, avant de trouver la source de la musique. La mélodie était l’unique son à hanter la pièce à présent. Le duo était paralysé. L’homme alla s'asseoir aux côtés de la harpiste et celle-ci leva une main frêle pour aller lui gratter le dessus de la tête. L'autre ne broncha pas. Satisfait de l'humiliation.

C'était Delf.

Le voleur n'avait pas réussi à faire le rapprochement avant, stupéfait par la scène, mais c'était bien Delf ; l'homme qui tenait dans sa poigne le marché noir d’Arakfol trois jours plus tôt, cet homme fier devenu cette silhouette bouffie et vaincue qui rampait devant une gamine de dix-sept ans. Elle se mit à lui gratter le menton, avec la tendresse que l'on réserve à son chat.

« Je suis certaine, ajouta-t-elle, que vous comprenez la nécessiter de ne pas vous jouer de notre cher Gilron. Arrêter un innocent serait incroyablement regrettable. »

Taran crut qu'il allait vomir, envahi par une nouvelle forme d'horreur.

« Je pense laisser celui-ci parmi les vagabonds et les infirmes qui vivent devant nos murs. Il sera vu de ses camarades là-bas. Voyons si l'un d'eux osera venir le recueillir. Sejer ? Raccompagne nos visiteurs. Nous n'avons plus rien à nous dire. »


Texte publié par Yon, 11 février 2018 à 12h45
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