Lésron se trouvait incroyablement fatigué après une épuisante journée de travail. Il avait donc laissé toutes ces facéties derrière lui et s’était dirigé vers la taverne du Coq Noir pour s’installer devant un pichet d’hydromel bien mérité. Il s’était attendu à une soirée somme toute banale, entre les diverses bagarres qui pouvaient éclater, la cohue, les ivrognes et les quelques racontars en général sans grand intérêt. Si vous aimiez les rumeurs croustillantes, ce n’était pas dans ce débit de boisson là qu’il fallait traîner. C’était d’ailleurs son but, passer un moment aussi prévisible et insignifiant que possible.
Quelle ne fut donc pas sa surprise lorsque dix minutes après son arrivée il vit une silhouette familière passer curieusement la tête par la porte. Elle portait ses cheveux noirs longs, leur épaisseur habituelle atténuée par les flocons de neige qui les avait mouillés. Son teint bien plus sombre que celui des locaux et sa robe bleue si familière lui étaient reconnaissables entre mille dans ce décor. Nobishandiya jeta un œil rapide à l’assemblée, visiblement à la recherche de quelque chose. Ou de quelqu’un. Bredouille, elle allait sans doute quitter les lieux à la sauvette. Lésron sauta tout de suite sur ses jambes avant d’aller se poster sur la gauche de la nouvelle venue.
« Bien le bonsoir, murmura-t-il de sa voix la plus mielleuse. Il est inhabituel de voir une commerçante de votre calibre de ce côté-ci de la ville.
— Vous me connaissez ? dit-elle, sa narine retroussée avec dégoût.
— De réputation, comme beaucoup. Puis-je vous aider ? Vous sembliez absorbée par l’assistance.
— Non, je ne crois pas, » coupa-t-elle avant de s’éloigner d’un pas rapide.
« Si c’est au sujet de Delf, lança le jeune homme, j’ai bien peur qu’il ne soit pas ici ce soir. »
Curieusement, ce fut suffisant pour l’arrêter. Elle revint vers lui, perplexe.
« Il m’a pourtant semblé qu’il était présent de façon régulière, reprit-elle. Serais-je dans l’erreur ?
— Loin de là. Malheureusement, il est accaparé par une urgence. Cela n’arrive pas fréquemment.
— Vous voulez dire qu’il a quelques comptes à régler ?
— Ouh, quel langage ! Personne ne peut dire cela ici sans risquer un silence forcé permanent. Je vous conseille de faire attention à ce que vous dites. Conseil amical, toutefois.
— Bien sûr. Travaillez-vous pour lui ? »
Il retint un petit rire.
« Je n’aurais pas cette prétention. Bien qu’il me soit arrivé par le passé de lui rendre un ou deux services, il ne s’agissait que de faits ponctuels. En réalité, je travaille pour tous ceux qui ont les moyens de me payer.
— Et de quel type d’activité parlons-nous ?
— Ah, cela chère amie… Si vous ne le savez pas déjà je crains fort de ne pouvoir vous répondre. »
Sa mine en fut déconfite. Elle se ressaisit toutefois assez rapidement.
« Dites-moi…
— Lésron. Mon nom est Lésron.
— Enchantée. Pourriez-vous, si le cœur vous en dit, m’arranger un rendez-vous avec l’individu dont nous parlions ? »
Le jeune homme ne souffla mot. Il s’était rendu compte que l’assemblée était suspicieusement silencieuse. En se retournant, il vit tout un tas de regards braqués sur eux. Non, sur Nobishandiya. Évidemment. Aucune femme ne venait au Coq Noir. Les seules admises étaient celles qui pratiquaient la prostitution illégale pour le compte de Delf.
« Nous devrions rapidement trouver un lieu plus isolé pour cette conversation, murmura-t-il, je vous prie de me suivre. »
Ils traversèrent la rue à vive allure, se dirigeant vers le centre d’Arakfol. Après quelques secondes, Lésron reprit d’un ton empressé :
« Si vous désirez tant le voir, revenez simplement la semaine prochaine. Cependant je vous déconseille de vous présenter trop souvent près de cette taverne. Ce n’est pas un lieu auquel vous voulez être associée, en tout cas si vous ne cherchez pas d’ennuis. »
Elle releva un sourcil :
« Ce n’est pas ce que je veux. Je veux que vous m’arrangiez un rendez-vous, en privé et dans un lieu neutre, sans danger que ce soit pour lui ou pour moi. »
Le jeune homme sentit une grande nervosité monter du tréfonds de ses entrailles.
« Je n’ai pas ce genre d’autorité sur lui. Et vous non plus. Il prendra ceci comme un affront.
— Dans ce cas, transmettez un message. Dites-lui que s’il n’est pas capable de surmonter sa fierté pour collaborer avec moi et assurer ma sécurité, je n’ai pas de raison de le voir. Ce qui est tout à fait regrettable. J’avais de grandes nouvelles pour lui. Ce n’est pas important, j’en ferai profiter à d’autres. »
Elle laissa planer cette dernière phrase comme la plus cinglante des menaces et avec un sourire espiègle, elle ajouta :
« Ravie de vous avoir parlé, Lésron, » avant de s’en aller d’un pas tranquille.
Quand elle se retourna, elle vit un homme assez trapu s’avancer vers elle, épaulé de deux autres personnages bien plus grands que lui. Elle le reconnut. Ils conservèrent tout de même une distance assez respectable. La méfiance était de mise, de part et d’autre. Au moins, Lésron n’avait pas menti. Leur rendez-vous avait été improvisé sous un des bâtiments qui abritaient les bateaux de pêche par mauvais temps, lorsqu’il fallait les remonter dans le port pour les réparer. L’ambiance était loin d’être détendue malgré l’endroit isolé au cœur de la nuit. Delf vit son malaise tout de suite :
« C’est donc bien vous. Mes excuses pour ce rendez-vous des plus déplorables. Je vais avoir besoin de garanties avant de pouvoir vous faire confiance. Comprenez-moi, mes chers amis m’ont rapporté de bien étranges rumeurs sur votre compte.
— Oh ? répondit-elle dans l’expectative. Je me ne demande bien de quoi il s’agit.
— Ne faites pas l’innocente. Les chiens de Brinarn vous ont pincés. J’ai des hommes qui font le tour du bâtiment, juste au cas où… »
Nobi ne put s’empêcher de sourire. L’homme qui tenait le marché parallèle dans sa main était très bien renseigné. Une aubaine pour elle qui adorait les défis.
« Ils ne trouveront rien, dit-elle. Et si vous êtes aussi intelligent qu’il y paraît, vous écouterez ma proposition. Je suis certain que vous comprendrez sa valeur. »
Delf s’avança encore un peu, impassible. Il leva une main et les deux autres reculèrent et allèrent s’adosser aux murs, toujours alertes.
« Je vous écoute.
— Je ne vous apprendrai donc rien en disant que mon associé et moi, nous avons… Commis un vol de trop. »
Il s’avança encore d’un pas.
« Cependant, nous sommes des gens de valeur, vous en conviendrez. Notre liberté nous a été rendue après négociation. Nous avons même obtenu un petit avantage.
— Allons, qui veulent-ils que vous leur vendiez ? Interrompit Delf en riant.
— Ça, c’est à moi et à moi seule d’en décider. Et voyez-vous j’ai besoin, comment dire, d’un nouveau collaborateur. »
Delf semblait se frotter les mains intérieurement.
« Voilà qui est curieux, souffla-t-il.
— Je vous propose un marché, reprit-elle. Je consens à vous laisser utiliser ce petit avantage à votre guise. Sans doute avez-vous des ennemis ou des gens que vous souhaiteriez voir disparaître ? Et bien je ne pense pas me tromper en disant que c’est le bon moment. En échange, je veux bénéficier de vos réseaux pour mon propre commerce. Les temps son dur et j’ai besoin de revenus stables, je suis certaine que vous comprenez. »
Son regard dardait sur elle avec une grande dose de malice, mais aussi, de suspicion.
« C’est effectivement une chose pleine d’intérêt que vous me proposez là. Cependant, je ne suis pas disposé à vous faire confiance aussi facilement. Qu’est-ce qui vous empêchera après tout, de me vendre à mon tour, une fois mon utilité arrivée à son terme ?
— Qu’est-ce qui vous empêchera d’envoyer vos hommes me couper la gorge ? Moi aussi j’ai besoin de garanties.
— Je vois. Je suis sûr que nous pouvons trouver un terrain d’entente. Voyons, réfléchissons. Il doit y avoir une façon simple pour vous de prouver votre bonne foi. »
La conversation fut interrompue par l’arrivée de nouveaux hommes, cinq pour être précis, tous armés de haches, qui se faufilèrent au travers des deux barques à l’entrée. Le premier inclina sa tête rapidement devant Delf :
« On a fait le tour du quartier, les rues sont vides, les remises semblent désertes.
— Tu as vérifié les toits ?
— Choux blancs. J’ai laissé une sentinelle sur le bâtiment d’en face, mais nous sommes clairement seuls.
— Ah. »
Nobishandiya n’avait pas bougé. Elle observait son interlocuteur avec attention. À présent qu’il avait la preuve qu’elle était bien seule, il allait sans doute s’engaillardir.
« Il semblerait que vous aillez été honnête. »
Elle inclina la tête avec un sourire satisfait. Delf se détourna de ses hommes de main pour revenir vers elle.
« Soit. Je ne vous demanderai qu’une seule chose, qu’une seule preuve de loyauté et vous pourrez vous considérer comme mon associée sans la moindre contrepartie supplémentaire. »
Elle retint son souffle.
« Livrez-moi Taran et nous pourrons partir sur de bonnes bases. »
Une pierre tomba dans son estomac. Elle sentit sa mâchoire se serrer contre sa volonté.
« Vous vous préoccupez toujours de lui ?
— Disons que je sais qu’il m’a doublé sur un où deux plans et cela créé un manque à gagner pour moi et mes camarades. Vous comprendrez bien que j’ai des bouches à nourrir.
— Ah… »
Elle fixa attentivement la petite bande qui assistait à la scène. C’était bien ce qu’elle craignait. Delf était obsédé par sa revanche. Il n’aimait pas perdre la face. Crispée, elle pris une grande inspiration.
« J’ai peur de n’avoir aucun moyen de le faire.
— Vraiment ?
— Taran a quitté la ville. En ce moment il doit être quelque part entre ici et Kisterkiel, perdu en pleine mer. C’est une perte de temps. »
Le visage en face d’elle fondit comme de la cire et son apparente amabilité devînt une colère froide.
« Qui l’a emmené ?
— Je l’ignore.
— Qui l’a emmené ! répéta-t-il avec furie.
— Je l’ignore ! » Cria-t-elle.
Un affreux doute envahit ses arrières pensés. Après tout, elle avait peut-être tout faux, il fallait donc qu’elle sache, qu’elle soit sûre.
« Pourquoi être si inquiet à son propos ? Quel est l’intérêt ?
— Ce n’est pas vos affaires.
— Quoi ? C’est une simple petite vindicte ? »
Il ricana, se détourna d’elle et fit mine de partir. Au moment où elle allait insister, le reflet d’une lame fonça sur elle. Elle eut à peine le temps de retenir la main qui la tenait. Une force la poussa jusqu’au mur du fond et la bloqua contre celui-ci.
« J’ai bien peur que vous ne me soyez plus d’aucune utilité. »
En un instant, elle sut deux choses :
Il était physiquement bien plus fort qu’elle. Et il allait planter cette dague dans sa gorge.
Au lieu de résister, elle parvint à dévier la pression et le fil lui écorcha la mâchoire avant de se ficher dans le mur. Elle envoya son pied pour reprendre l’avantage, mais son coup ne le toucha jamais, interrompu par la douleur. Elle venait de recevoir son avant-bras en pleine figure et sans même s’en rendre compte, se retrouva au sol sur son arrière train. Malédiction. En un regard elle sut qu’entre elle et son échappatoire la plus probable se tenait cinq hommes.
« C’est maintenant ou jamais je crois ! »
De nulle part, sortit une courte hache qui se planta dans le crâne d’un des gardes, tranchant net sa tempe. La giclée de sang qui fit hoqueter Nobi. Ses traits se crispèrent alors que son regard revînt se poser sur la silhouette sombre de Delf, que se retrouva figé dans sa rage. Un grand vacarme se fit entendre lorsque l’une des barques se retourna, laissant Sejer sortir de son trou pour charger les quatre brigands à lui seul.
Un sourire provocateur détendit le visage de Nobi au moment où ses yeux rencontrèrent ceux de son agresseur, hantés par une glaçante réalisation. Ils s’observèrent un moment, comme s’il leur fallait un temps pour reprendre la mesure l’un de l’autre. C’était un de ces étranges faits de la vie, cet instant de stupeur.
Puis la femme au sol rappela à elle tous ses muscles, se redressa. Tandis que Delf en un ultime effort décrocha sa lame du mur, elle se jeta sur lui de tout son poids avant de planter violemment ses dents dans la chair tendre de sa paupière. Déstabilisé, le gredin tituba vers l’arrière. Sans attendre, elle enfonça son pouce au creux de l’articulation qui retenait la dague, sur ce point nerveux qu’elle savait sensible. L’homme résista du mieux qu’il put, suffisamment longtemps pour l’attraper par les cheveux et tirer de toutes ses forces pour qu’elle s’éloigne. Il était solide, mais il finit tout de même par lâcher un grognement de douleur qui se changea en cri, puis l’arme tomba bruyamment au sol. Un genou heurta soudain l’estomac de l’intrigante qui en eu le souffle coupé, toutefois, au lieu d’achever son œuvre, Delf décida de prendre la poudre d’escampette, sûrement pour battre le rappel. Elle lutta de toutes ses forces pour retrouver l’usage de sa voix :
« Ta… Ran… Taran ! Il s’en va… Il s’en… »
Aussitôt, tel un mort sortant de sa tombe, le voleur surgit de sous une autre embarcation, encore couvert de terre.
« Il est à moi ! » jura-t-il avant de se lacer à sa poursuite.
Et lorsque la silhouette élancée disparut, épée en main, Nobi entendit une autre voix, plus rauque :
« Un peu d’aide… »
C’était Sejer, prisonnier de l’avant-bras d’un de ses assaillants, fermement serré autour de sa gorge pendant qu’un autre s’apprêtait à le poignarder. Sans réfléchir, elle saisit une rame et chargea l’individu. Elle sentit le manche vibrer entre ses doigts à la seconde de l’impact. L’homme s’effondra à ses pieds et son allié de circonstance s’empressa de se débarrasser du dernier gêneur, avant de regarder Nobi d’un œil sévère.
« Tu saignes. »
Il allongea un bras vers sa mâchoire, mais elle le repoussa aussitôt.
« Ne touchez pas à ça ! »
Voyant la surprise face à sa réaction, elle s’empressa de changer de sujet :
« Il nous faut retrouver Taran avant que cet idiot ne se fasse tuer. »
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