Lorsque Taran resta seul debout, il marcha d'un pas empressé mais boitant, doubla Nobi et alla empaler l'individu qui gisait encore vivant derrière elle.
« Mais qu'est-ce que tu fais ?!
— Ceux-là t'ont vue ! Ils ne peuvent pas vivre. »
Il y eut un instant de silence où la volute de son soupir masqua l'image d'un Taran déterminé, froid, horrible. Clairement, il ne voulait pas ressentir alors il ne ressentirait pas. Il briserait tout ceux qui se tiendraient au travers de leur route. Et en son for intérieur, elle ne pouvait que lui donner raison. Pourtant il y avait eu cet enfant... Pourquoi avait-il sauvé l’enfant ?
Du sang coulait. Le bourdonnement avait repris dans sa tête. D'où venait tout ce sang ? De son rire. Tout ce gâchis pour un moment d'inconscience. La boue luisait de reflets plus brillants, plus rouges et de sa transe qui la coupait de tout, elle sentit de façon lointaine son complice qui la prenait par la main et qui la traînait derrière lui en courant. Une lumière l’aveuglait. Les renforts ? Les habitants de la maison ? Ses oreilles étaient engourdies. Les rues se mirent à défiler, une à une, et Nobi ne voyait que ce sang qui tachait tout sur son passage. Les alentours passaient si vite et si lentement à la fois. Son état empirait. Au bout d'un moment, elle reconnut les docks. Avaient-ils fait toute la ville au pas de course ?
Elle voyait ses pieds s'agiter dans la boue sans vraiment en ressentir le froid. Des gouttelettes giclaient autour de ses chevilles et elle en percevait chaque bille. Un à un, les bâtiments lui passaient devant, dans un flou écarlate qui lui rendait ce décor méconnaissable. Elle en voyait chaque parcelle, chaque fissure, chaque stalactite avec une précision surnaturelle. L'eau qui pleurait sur les murs se cristallisait à vue d’œil, elle pouvait compter les rides sur les poutres, distinguer les vagues de la mer sans en entendre le clapotis. Les traces des chiens, des hommes et des femmes étaient si distinctes et les volutes de neige noircies par la terre avaient un grain des plus marqués. Au loin, une barque gisait éventrée et deux hommes parlaient sous un préau, l'un d'eux tenant un médaillon circulaire dont le centre brillait comme une étoile. Des rats partaient se mettre au chaud. Les premières chandelles s’allumaient. L'excès de détails lui donnait le tournis.
Son pouls, omniprésent à l'intérieur de sa tête, avait les vibrations d'un gros tambour ; il faisait trembler jusqu'à ses tripes. Et par une malédiction inexplicable, la distorsion sonore s'étendait aux alentours. Les murs des baraques convulsaient en rythme, la route devant eux se soulevait et s'effondrait telle une masse vivante. La rue devenait un cœur tout entier, assez puissant pour les propulser vers l'avant. C'étaient presque ces battements qui la poussaient à avancer et non la traction qu’exerçait la main de Taran. Tout était fait de chairs veineuses et de muqueuses sanguinolentes en pleine contraction, elle se serait crue dans un de ses cauchemars.
Puis soudain tout s'arrêta. Elle voyait la figure pâle qui l'appelait mais ne pouvant l'entendre, tenta de lire sur ses lèvres gercées. Elle le laissa l'empoigner, la soulever jusqu'à un rebord, avant de la suivre, il l'entraina plus haut, plus haut. Elle avait le vertige. Ils se retrouvèrent sur un toit, adossés à une paroi humide et qui les protégeait. Une main calleuse vint se poser sur sa bouche, surement pour s'assurer qu'elle ne commettrait plus d'impair. De longues minutes s'écoulèrent, durant lesquelles elle crut percevoir des voix dans le lointain. Petit à petit, la matière redevenait solide, les bâtiments étaient à nouveau faits de bois et son esprit arrêta de s'affoler. Taran la débâillonna pour la laisser souffler. Un regard et il devint évident qu'il avait compris son malaise.
« Nobi ? Il va nous falloir attendre ici. Tu m'entends ? »
Il chuchotait comme si à tout moment l'intégralité des soldats d'Arakfol allait leur tomber dessus. Sans plus réfléchir, elle hocha le menton avant de projeter son regard vers le lointain, pour reprendre conscience. Elle n'avait plus que sa respiration comme repère temporel. Ils attendirent.
« Est-ce que ça va mieux ? »
Le blanc revenait. Le noir aussi. La neige n'avait plus la couleur du vin. Son champ visuel était auréolé de rose. Un coin de ciel impartialement marbré s'éclaircissait par transparence. C'était le petit jour qui avait rattrapé les oiseaux de nuit. Des flocons, plus clairs que le ciel, descendaient avec grâce embrasser la Terre.
« J'ai toujours adoré la neige qui tombe. »
La phrase venait de lui.
« J'aurais plutôt pensé te voir blasé, murmura-t-elle. Tu dois la voir constamment, un peu comme nous et le sable.
— J'ai été élevé au milieu des poètes, qu'est-ce que tu racontes ? Je n'avais rien d'autre à faire gamin que d'observer la nature et apprendre à écrire. Regarde...
— Au milieu des poètes ? Tu es sérieux ?
— J'ai grandi loin de tout à cause de la guerre, poursuivit Taran. Dans un refuge. Je suis un enfant des vaincus. Ma mère m'a abandonné à mes cinq ans à ma nourrice et elle est partie avec sa suite pour attirer les guerriers du Lumkest loin de moi. Ils l'ont suivie en espérant tuer l'héritier du clan. Ils n'ont trouvé qu’elle. Moi j'étais déjà haut dans les montagnes, là où aucun homme en arme n'est admis. »
Il lâcha un soupir avant de continuer :
« Et me voilà ! Taran. La plus grosse chiasse du Nord, quelle ironie. Quel gâchis.
— Tu voudrais que je te prenne en pitié.
— Non. Je n'en ai pas besoin. Il n'y a pas de raison. Et je n'ai presque pas de souvenir de mes parents. Je n'ai pas eu une enfance malheureuse. Je ne savais pas ce que c'était que le monde. »
La splendeur du soleil tenta de percer les nuages, en vain. L'obscurité revînt avec plus de force, protégeant jalousement ses moutons blancs.
« Pourquoi sauver un enfant si tu n'as aucun remords à tuer ces guerriers ? Demanda Nobi.
— Ce n'est pas comparable. Le gamin n'avait rien demandé à personne. Je ne sais pas ce qui se fait chez toi, mais ici, au moment même où tu prends les armes, tu choisis également la mort qui va avec. C'est un déshonneur pour un guerrier de finir vieux et sénile. Leur seul regret peut-être serait d'avoir été évincé par une raclure de mon genre. En dehors de ça, ils ont eu la fin dont ils rêvaient »
Il tendit la main pour recueillir un flocon, qui aussitôt se mit à fondre.
« Regarde. La neige a un pouvoir incroyable. Celui de tout rendre minuscule. Un peu comme des jouets. Un parterre de petites maisons pour se distraire. »
Encore alourdie par sa transe, Nobi tourna la tête vers une ville qui sortait à peine de la nuit. Cette brume opalescente qui rampait, devenait la source de toute matière. Dans cette semi-clarté, des toits étaient couverts d'une épaisse couche de poudreuse et elle s'étonna de voir qu'il avait raison. Tout semblait petit, silencieux, presque artificiel. Elle aurait pu tendre la main pour les cueillir. L'aura rouge autour de sa vision était revenue de façon très légère, elle détourna le regard et constata que le voleur s'était endormi, enveloppé dans sa cape de laine, juste à côté d'elle. Il était décidément habitué aux climats les plus rudes. Malgré tout, il faudrait qu'elle le réveille. Un collaborateur malade est un collaborateur mort. Ses yeux retournèrent vers l'horizon nuageux. Une ombre se tenait là, à sa grande surprise. D'abord informe, recroquevillée, une tâche translucide au milieu d'Arakfol. Puis, elle se déplia, le regard vers les cieux, elle se dressa sur ses jambes, étendit ses genoux. De longs bras filiformes caressaient le toit des maisons qui lui arrivaient au niveau des mollets. Elle pouvait les écraser, elle pouvait les broyer. Comme un enfant déconfit, l'ombre gigantesque et grisâtre qui les surplombait commença à marcher, créant des bonshommes avec ses doigts qui courraient le long des murs, comme des pantins pendant que, au loin, elle entendait comme des coups de marteau réguliers sur une plaque de métal. Était-ce là le rêve de Taran ? Un géant tombé du ciel, et qui s'amusait ? Elle le réveilla. L'enfant était partit.
Il redescendirent sur les docks comme si de rien n’était. Nobishandiya se présenta seule chez Renold. Son complice l'attendait un peu plus loin, avec une petite mine. Ils avaient obtenu les informations qu'ils étaient allés chercher après tout. Lorsqu'elle revint, il la toisa de haut en bas :
« Où est la navette à encens ? »
Elle lui jeta un regard très noir.
« Il t'a demandé de la reprendre, n'est-ce pas ?
— Elle était à lui, il s'en est servi pour payer une partie de sa rançon mais c'était un souvenir de famille. »
Les mains de Taran claquèrent le long de ses flancs.
« Tu m'as menti ! Encore.
— Ce n'est pas ton problème ! Cela ne changeait en rien le plan !
— Tu as tort et tu le sais très bien. Si tu ne l'avais pas trouvée rapidement, nous nous serions retrouvés coincés. »
Le voleur soupira, ses yeux gris avaient retrouvé leur brillance mélancolique.
« Je t'envie tiens. J'envie ton insouciance. Est-ce que tu l'aimes tant que ça ? Est-ce qu'il sait au moins que tu en vois d'autres ?
— Je n'ai pas de comptes à te rendre Taran ! S'égosilla-t-elle. Je ne te dois rien et j'ai encore le droit d'avoir des secrets ! »
Il leva les mains et avec un sourire narquois il répondit :
« Si je t’ai offensée à ce point je te donne l'autorisation de me frapper.
— Allons donc ! Si j'ai ta permission ce n'est vraiment pas drôle. »
Il reçu tout de même coup sauvage sur l'épaule.
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