Il s'élança d'un pas léger sur les marches. Seul le son étouffé de ses pas était perceptible. Une fois en haut, il sortit une longue tige de métal et commença à étudier le verrouillage. La porte semblait maintenue de l'autre côté par une épaisse planche de chêne, que Taran n'eut pourtant aucun mal à faire sauter.
« Il faut trouver le bon angle, c'est toute la subtilité de cet art. »
Il ouvrit le grenier et lui fit signe d'avancer à l’abri. Comme le resquilleur l'avait annoncé, ils n'y virent qu'un tas de tonneaux empilés sans ordre précis. Quelques uns avaient l'air vides.
« Serait-il possible de cacher de la contrebande dans ceux-ci ? Demanda Nobi.
— Je ne pense pas. Beaucoup trop risqué. »
L'autre s'était mis à genoux et observait avec attention les coins des planches au sol.
« Non, à mon avis, ce qui nous intéresse est là dessous. »
D'un pas aussi silencieux que s'il marchait dans la neige, il alla se coller au coin des deux murs et à l'aide d'un petit crocher, souleva l'une des planches qui accepta ce traitement sans même grincer. Il fit un geste pour appeler Nobi. En une enjambée elle alla en saisir l'autre bout. Ils la posèrent sur le côté pour découvrir la cachette qui devait s'étendre sous toute la surface de l'entrepôt, profond de peut-être vingt ou trente centimètres. À partir de cette ouverture, ils purent sans mal dégager les autres planches qui leurs barraient la route. Les deux complices y plongèrent leurs bras pour voir ce qu'ils pourraient y dénicher.
« Il y a des tissus. De la soie on dirait. Ah, les coquins. »
Taran ne faisait que tâtonner. Le but, après tout, n'était que de glaner des informations. Nobi en revanche, fouillait avec beaucoup plus de frénésie.
« Mais qu'est-ce que tu fais ?
— Je veux vérifier quelque chose. »
Après avoir proféré quelques malédictions dans sa langue natale, son manque de chance finit par tourner et enveloppée dans un chiffon, elle trouva une navette à encens faite de cuivre, finement décorée à la mode des royaumes du sud. La moitié supérieure de celle-ci pouvait se soulever et s'ouvrir, comme un couvercle.
« Tu comptes passer tout leur stock au peigne fin ? Demanda Taran.
— Cet objet a plus d'importance que tu ne le crois. Oh, qu'est-ce que c'est que ça ? »
Elle sortit une petite boîte de bois vernis. Il regarda à l'intérieur et y vit une poudre d'un rouge terne, semblable à de la rouille.
« Banem bak ! C'est de la poudre douce !
— Quoi, tu nous as ralentis juste pour cette petite boîte ?
— Cette petite boîte, comme tu dis, peut-être revendue une belle somme à un marchand bien choisi. Surtout en ce moment. »
Ils remirent rapidement les planches en place et s'extirpèrent du grenier. Le voleur avait repositionné le système de verrou, et le fit glisser pour qu'il se remette en place.
« Personne ne se rendra compte de rien. Mieux vaut filer directement vers le port, nous avons perdu trop de temps par ici. »
Seulement à peine avaient-ils redescendu l’allée qu'ils avaient empruntée pour venir, que des sons rythmés résonnèrent derrière eux, semblables à une marche militaire. Taran, sans réfléchir, poussa sa comparse derrière un mur mais il était trop tard.
« Vous là-bas ! »
Un regard échangé leur suffit pour se mettre d'accord. Il ne fallait pas qu'ils soient vus. Si être dehors avant le lever du soleil n'était pas assez suspect, le réflexe qu'avait eu ce bougre de larron avait été suffisant pour les incriminer. Dans la seconde, il avait calé son dos contre le mur avant de joindre ses mains. Sans hésitation, Nobi y posa son pied, marcha sur son épaule et le laissa la propulser jusqu'au toit de la petite étable. Il la rejoignit avec une aisance déconcertante et ensemble, ils grimpèrent jusqu'au sommet de la bâtisse la plus proche, lutant pour ne pas glisser sur le bois humide. Dans le même temps, une foule de pas faisait écho en dessous d'eux. Un coup d'œil et il purent constater que la petite cour derrière les bâtiments venait de se remplir d'hommes en armes, déboulant des ténèbres au milieu de la neige piétinée. La Négociante, qui ne laissait jamais rien paraître, dut serrer les dents face à l'anxiété qui venait de la saisir. Une dizaine de soldats était sur leurs traces. Ils étaient deux.
Son acolyte l'attrapa par le bras et l'emmena se réfugier derrière la façade nord, au moment où leurs poursuivants avançaient, de sorte qu'ils restèrent en permanence hors de leur vue. Ils pouvaient entendre distinctement des murmures. Une paire de jeunes hommes tenant leurs épées à la main, s'aventurèrent dans l'étroit passage juste sous eux. Ils se crispèrent. Par chance, les sentinelles ne virent pas les fuyards. Taran posa un doigt sur ses lèvres et fit signe à sa complice de se tenir prête à descendre, ce qui ne la rassura pas du tout. Le toit était bien à trois mètres du sol. Elle avait encore un bras en convalescence. Les deux autres regardaient tout autour et marmonnaient des jurons, dans l'ignorance de ce qui se tramait au dessus de leurs têtes. Le plan était certainement de s'esquiver dès qu'ils leur tourneraient le dos. Ce fut alors que l'improbable se produisit. Une chose si imprévisible que ni les soldats, ni Taran n'auraient pu la concevoir. Nobishandiya, les deux mains sur son visage, était en train de pouffer de rire. Le visage exsangue à sa gauche se tourna d'un coup et la regarda avec des yeux emplis de panique. Cela ne fit que redoubler la nervosité de la dame, et par là même, son rire incontrôlable.
Elle faisait des efforts surhumains pour rester silencieuse. Arrêter de respirer, se mordre l'intérieur de la joue, s'imaginer morte, réciter des poèmes dans sa tête, tout y passa, rien n'y fit. Malgré les injonctions de sa conscience, un couinement lui échappa. Les soldats se figèrent. Son comparse aussi.
« Tu as entendu ?
— Oui. Je crois que ça venait de là-bas… »
Stupeur. Les sentinelles firent demi-tour et retournèrent vers la cour.
Ils s’étaient trouvés à quelques mètres d'eux ! Comment ne les avaient-ils pas repérés ? Comment ne s'étaient-ils pas rendu compte que le son venait du toit ? L'absurdité de la situation, la bêtise de ces gamins... Ce fut Taran cette fois, qui se retrouva victime d'une crise d'hilarité. Voilà donc nos deux malfrats, pouffant comme deux garnements qui auraient joué un mauvais tour à leurs aînés. C'était probablement la situation la plus indigne dans laquelle ils avaient eu la malchance de se retrouver.
Hélas, quelqu'un avait eu l'intelligence de tendre l'oreille.
« Ils sont là-haut ! Cria une voix rauque. Que l'un d'entre vous réveille les habitants ! »
Ils allaient encercler la bâtisse. Le voleur arracha à sa complice la navette de cuivre et la lança de toutes ses forces vers la cour.
« Taran, non… »
Il y eut un bruit similaire à une cloche de vache. Les têtes se tournèrent vers le mur opposé, et Nobi assista, éberluée, au spectacle de son idiot d'associé se laissant choir sur deux des gardes, avant de se saisir d'une épée et charger aveuglément les autres. Son sang ne fit qu'un tour. Elle se mit à plat ventre et rampa malgré la neige glaciale jusqu'au rebord pour ne pas se faire voir. Assommés, les deux hommes étaient cloués à terre. Il n'en restait donc plus que huit. À quelques pas, deux individus courraient l'un vers l'autre. Au moment de l'impact, celui qu'elle identifia comme étant le voleur glissa hors du chemin et se retourna, de sorte que son opposant alla mordre la poussière, une plaie scintillant sur sa nuque. Un échange de coups d'épée et de revers de mains s'en suivit entre les rescapés.
Se débattant avec sa cape, Nobi se laissa glisser vers le passage, roula jusqu'à s'accrocher à la force d'un bras sur le rebord, avant de se laisser tomber, s'écrasant au sol comme un misérable sac de légumes. Regroupant ses jambes sous elle, ainsi que sa dignité, elle se courba et profita de l'obscurité ambiante pour trotter jusqu'à la cour. Elle se précipita derrière le puits, à couvert. Là, elle leva la tête, juste à temps pour voir une lame transpercer la gorge d'un de leurs assaillants. Elle se rabaissa aussitôt.
Plus que sept.
Dans un éclair de lucidité, elle se saisit du seau qui se retrouvait alourdi par un fond d'eau intégralement gelée. Elle heurta l'arrière d'un casque de sa massue improvisée et sans se laisser emporter par l'élan, offrit un revers bien senti au visage nu avant qu'il n'ait pu avoir une image claire de son assaillant. Dans la débandade, personne n'avait remarqué sa silhouette encapuchonnée. Le reste des hommes se regroupait autour du voleur. Ils voulaient le mettre hors d’état de nuire, mais il s'esquivait avec une telle aisance que cela en était presque drôle. Rien ne l'approchait à moins d'un mètre. Sa vitesse lui parut fulgurante. Les autres, tanqués vers l’avant, ne faisaient que suivre. C'était un guerrier comme Nobi les connaissait. Mobile, mais certainement pas invincible. Elle lança le seau sur le plus trapu et le mieux cuirassé de cette horde sortie de nulle part. Déstabilisé, une main laiteuse en profita pour le saisir à la gorge et s'en servir de bouclier face à un coup particulièrement violent. Il acheva son prisonnier en le faisant basculer, tête la première, et son crâne vint s’aplatir dans la boue.
Plus que cinq.
À présent bien visible, la négociante prit ses jambes à son cou, un des gardes sur ses talons. Quand elle entendit son souffle assez près, juste derrière son dos, elle se laissa tomber. Son poursuivant trébucha sur son corps roulé en boule et n'eut pas le temps de se relever lorsqu'un pied, lancé à pleine vitesse, enfonça son menton vers le haut de sa boîte crânienne.
Plus que quatre.
Elle se retourna. Taran avait une grande coupure sur son visage. Le sang voilait la partie droite de son front en une multitude de goutes épaisses. Il plongeait cette épée qui lui servait de bras sous l'armure de cuir inefficace de l'homme qu'il avait devant lui, ses mâchoires serrées, le regard perçant, hanté par la concentration profonde des grands orfèvres devant une pièce maîtresse. Il ne devait même pas savoir qu'il était blessé.
Plus que trois.
Le cri du fer résonnait comme un carillon suraigu. Il coinça une épée ennemie sur son côté avant de s'en saisir pour faire levier et aller frapper dans l'entrejambe du soldat, qui s'affaissa avant de recevoir le coup de grâce. Dans la même seconde, un autre coupa vers sa tête. Le voleur avança sans crainte, suivant une direction parallèle au mouvement de la lame et se retrouva devant lui, profitant de son élan pour le mettre à terre. Tout n'était qu'une danse aux rondeurs dynamiques. Les hommes tombaient sur le dos, se relevaient, puis retombaient jusqu'à ce que le trait d'argent les foudroie et qu'ils gisent tous immobiles dans l'humidité et la fange. Tout fut réglé en une question de secondes.
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