Une nuit, la situation prit soudain une nouvelle tournure. L'équilibriste des toits venait de larguer sa prise, un bracelet, dans la rue lorsqu'il vit en contre-bas un attroupement d'hommes armés dont ils n'avaient pas prévu la présence. Immédiatement, il aperçut Nobi, qui venait de ramasser l'objet, se ruer hors du chemin pour mettre au moins une maison entre elle et ces inopportuns personnages. N'ayant pas vu dans le noir une plaque de verglas au milieu de la neige, elle glissa et tomba face contre terre. La frayeur le décida. Ne sachant pas si elle avait été vue, il s'élança bruyamment pour atterrir sur un toit voisin. En entendant des voix appeler dans son dos, il devint clair qu'ils étaient à sa poursuite. Taran continua sa course, laissant sa comparse derrière lui, attirant la menace dans une direction opposée à celle de son refuge. Se précipiter sur un parterre de tuiles enneigées n'était pas sans risque. Il traça de demeure en demeure, en ligne presque droite. À chaque réception, il risquait une chute qui endommagerait ses jambes de façon irrémédiable. Il le savait. Pour cette raison, il n'avait jamais été aussi reconnaissant d'avoir accumulé autant d'expérience. Cela lui prit bien des minutes et beaucoup de patience pour semer les malotrus. Son marathon se termina dans une étable, où il attendit patiemment sous la paille que le bruit de pas se dissipe. Il ne pouvait malheureusement pas être certain que son alliée était arrivée à bon port.
Après avoir entraîné la troupe dans les quartiers les plus labyrinthiques, il fit demi-tour et redescendit vers la mer, empruntant cette fois les routes et rabaissant sa capuche. Il savait qu'elle logeait dans un ancien hangar qui servait à présent d'auberge d'appoint. Lorsqu'il arriva sur ces lieux cependant, il ne vit pas de lumière au niveau de l'ouverture où Nobi laissait habituellement une bougie lorsqu'il fallait signaler son bon retour. Ils avaient mis en place ce système dans l'éventualité d'un imprévu. Le voleur s'en mordit les lèvres et décida de courir chez Ivar, manquant de se tordre une cheville au passage. Ce dernier était peu occupé et ne l'avait pas vue. Grands Dieux. Cela acheva d'installer le doute. L'avait-il laissée aller à sa perte ?
Il décida de faire le chemin inverse, de marcher exactement sur le parcours qu'elle aurait dû suivre pour arriver à bon port, un nœud au ventre, s'insultant lui-même et sa propre stupidité. La nuit était noire, le ciel couvert. Ses jambes tremblaient dans la neige. Les grandes volutes de son souffle chaud lui cachaient le détail de ces coins sombres. Le peu de lumière venait des feux distants et il commençait à désespérer, à envisager les possibilités les plus alarmistes. Après tout, elle avait le bracelet sur elle. Aux yeux de ces gens, cela la déclarait coupable. Avait-elle été emmenée pour recevoir la justice du Seigneur ou s'étaient-ils fait justice eux-mêmes ? Misère, qu'il ne voulait pas y songer !
Il se sentait à nouveau comme un tout jeune homme à la recherche de ses camarades sur le champs de bataille.
Au final, dans une impasse qui donnait sur la façade nord d'une longue maison, adossée à un tas d'énormes bûches, il cru entrapercevoir une silhouette. En s'enfonçant dans l'obscurité, il distingua un manteau et finalement une femme à peau brune qui enroulait quelque chose autour de sa main. Son anxiété retomba. Il se mit à trotter vers elle sans même annoncer sa présence.
« Bon sang ! Tu m'as fichu une de ces trouilles ! »
Nobi sursauta. De sa bouche s’échappa un petit grincement de surprise. Immédiatement ses bras redescendirent le long de son corps. Il remarqua en ce même instant qu'elle fit un pas pour conserver sa main droite dans l'ombre, loin de son regard.
« Taran ? Ne t'avance pas dans le dos des gens en silence ! C'est extrêmement irritant.
— Mais enfin où étais-tu ? Je te cherche depuis une éternité. Bon, laisse, ce n'est pas grave. Es-tu blessée ?
— Je vais parfaitement bien, répondit-elle en un soupir.
— T'ont-ils suivie ?
— Je ne pense même pas qu'ils m'aient vue ! Ces imbéciles. »
Elle lui concéda un demi-sourire soulagé. S'il y avait un fait que cet homme las savait pertinemment, c'était que Nobi mentait très bien. Et l’idée l'inquiéta. Soit il avait rêvé son mouvement, soit elle lui faisait des cachoteries. Il fit le choix de ne pas en faire mention. À la place, il hocha la tête :
« Partons. Ils doivent encore être en train de nous chercher. »
Elle avait de la boue sur son vêtement et tout le bas de sa robe était mouillé. Pour qu'elle ne prenne pas froid, Taran insista pour qu'ils échangent leurs manteaux, mais elle refusa obstinément. Ils se remirent en marche, mais au bout de la rue, il posa une main sur son épaule et la poussa gentiment vers une autre bifurcation. Elle le regarda d'un air mauvais.
« Je te préviens...
— Ne t'en fais pas, coupa-t-il, nous allons chez Ivar.
— Et que veux tu y faire ? Si tu veux l'objet, je te le laisse ici. Je préfère rentrer dormir.
— Non, il y a une chose dont je dois absolument te parler. Nous allons chez Ivar. »
Il continuait à avancer sans trop relâcher son emprise sur son bras gauche.
« Tu n'as pas à me donner d'ordres ainsi. S'il faut parler nous aurons tout notre temps demain matin. »
Il continua de la faire avancer pendant qu'elle protestait toujours. Et malgré leur conversation houleuse, ils arrivèrent bientôt devant la porte de la taverne.
« Désolé mes oisillons, annonça le propriétaire, il va falloir que je boucle.
— Nous n'en avons pas pour longtemps. Nous devons juste faire l'inventaire.
— Quel inventaire ? » grogna Nobi.
Taran s'enferma avec elle dans l'étroit magasin qui servait de centre à leur petit commerce. Ces jours derniers, Ivar le leur laissait sans poser de questions, en échange d'un petit pécule ou d'une livraison spéciale de sa fournisseuse. Cette dernière avait à présent une grande hargne affichée sur ses traits.
« Qu'est-ce qu'il y a à la fin ?
— Montre-moi le bracelet, » répondit-il d'une voix calme.
Sans discuter, elle le sortit de la poche interne caché dans le replis du tissu bleu. Au moment où il allait le récupérer, il dévia son geste à grande allure et se saisit de ce bras droit si évasif, puis en remonta la manche de son autre main. Elle avait enveloppé son poignet dans ce qui semblait être des pans de coton qu'elle avait déchirés de sa tunique. Ils enserraient deux bâtons droits qui étaient scellés bien contre son avant-bras. Elle se libéra de sa poigne aussitôt.
« Nobi ! Tu m'as dit que tu n'avais rien !
— Ce n'est rien. Je suis tombée, tout simplement.
— Les gens qui tombent “tout simplement” n'emballent pas leurs bras dans des attelles ! »
De la colère, ses deux yeux noirs passèrent aux reproches.
« Tout ira bien si personne ne tire dessus. Cela ne te concerne en rien !
— Par tout les Dieux, tu te moques de moi ! Et si je t'avais envoyée faire une corvée dangereuse ? Et s'il t'était arrivé malheur ? Nous avons un travail à effectuer, tu ne penses pas que j'étais en droit d'être tenu au courant que tu t'étais blessée au poignet ? »
Elle ne répondit que par un mot incompréhensible, ajouté à une fierté écrasante. Juste par son expression il devinait encore ce qu'elle voulait dire. Elle ne comptait pas montrer ses défaillances à ses ennemis. Elle le considérait encore comme un étranger, un obstacle. Pensait-elle vraiment qu'il aurait profité de sa faiblesse ? Hélas, pouvait-il le lui reprocher ? Qu'avait-il fait pour gagner sa confiance ?
Non. Ils étaient alliés. Le soupçon ne pouvait durer éternellement. Rien n'était venu adoucir son exil, si ce n'était le vide, l'absence de conscience, l'oubli, le néant. Il voyait le gouffre énorme, vertigineux, qui les séparait. Cette crevasse, il devait l'affronter, parce que Taran avait besoin de Nobi, même si ça le peinait. Il savait qu'il pourrait en mourir. De désespoir, de chagrin, de déception. Elle le trahirait et laisserait la culpabilité le dévorer dès que le printemps reviendrait. Leur entente n'aurait pas l'occasion de voir venir les jours cléments. Il savait tout cela et ne pouvait s'y résoudre. La mort était préférable maintenant, plutôt que la solitude. Il s'y était fait, même si elle mettait son esprit à mal, rien ne lui était arrivé qui aurait pu masquer ce vide. Le pire était qu’il s’était lui-même mis dans cette situation. C'était dérisoire et inutile mais ils devaient essayer. Tous deux n'étaient plus tout jeunes. La vie d'un paria était rude. Que leur resterait-il une fois ce pont brûlé ? Il avait peur.
« Pourquoi ne m'as-tu rien dit ? »
Sans attendre, elle tenta de le gifler. Taran arrêta sa main gauche à quelques centimètre de sa joue et emporté par un coup de sang, il plaqua sa paume contre le mur derrière elle, pour entraver son chemin de retraite. Il n'avait pas réalisé qu'ils s'étaient tout deux rapprochés drastiquement. Sa gorge semblait retenir chacun de ses mots :
« Ne me prends pas pour un idiot. Je suis peut-être une saleté mais je ne suis pas un idiot. Si, ensemble, nous ne pouvons pas trouver un terrain d'entente, alors cette association ne pourra pas fonctionner. J'ai besoin de savoir que tu pourras assurer nos arrières le jour où tout ira mal. Autrement rien ne pourra s'améliorer ! »
Il avait les tempes qui battaient furieusement. Elle lui répondit avec le murmure le plus belliqueux qu'il n'avait jamais entendu :
« Je croyais que nous étions d'accord pour nous associer seulement pour l'hiver. Je n'ai jamais parlé d'autre chose.
— Oh, il y a beaucoup de choses dont tu ne parles pas ! Comme par exemple le fait que tu n’as aucun scrupule à laisser un enfant mourir en sachant très bien comment le sauver !
— Ne recommence pas avec ça.
— J’arrêterai quand tu me donneras une bonne raison de la faire !
— La raison c’est qu’on ne peut pas me faire confiance ! » S’emporta-t-elle, ses yeux soudainement soulignés d’une lueur. « Je suis malade ! Tu ne sais pas ce que je suis capable de faire en ouvrant un corps ! Et moi non plus, c’est bien le problème ! J’ai grandi avec une fascination pour le sang. Que se serait-il passé à ton avis, si j’avais perdu le contrôle à ce moment là hein ? Je l’aurais tué sous les yeux de tout ces gens et j’aurais été exécutée après ça ! »
Soudain, Ivar ouvrit la porte et prononça une phrase que le voleur n'entendit pas. Nobishandiya profita de sa surprise pour s'éclipser, laissant l'autre face à un mur vide, contre lequel il posa son front pour ne pas s'effondrer.
« Non, je suis un idiot. Je le suis.
— Sort d'ici Taran, il est trop tard pour que je puisse supporter ces inepties. »
Et le brigand, frappé par l'angoisse, se rua dehors et enveloppa ses bras autour de la première poutre se dressant dans la rue. Il grimpa comme un forcené jusqu'au toit, en dépit du vent qui commençait à souffler. Il courut de maison en maison, maltraité par le souffle glacial, préférant attendre que son corps se délite plutôt que de revenir à l'abri d'une taverne. Il regardait cette main qui avait retenu Nobi comme si elle appartenait à un corps étranger. Sa colère se débattait encore avec sa terreur.
Il s'agissait d'un rappel constant de la brute qu'il pouvait devenir. Dix ans auparavant, jamais il n'aurait cru être capable de commettre ces crimes. C'était incroyable à quel point l'amertume pouvait vous changer de l'intérieur. Cela le fascinait. Ressentait-elle cela elle aussi ? Lui n'avait jamais voulu faire de mal à personne, pourtant il était le mal. Et il ne savait pas vraiment pourquoi. Il avait compris très tôt qu'il ne pourrait cacher sa laideur indéfiniment. Son cœur, son âme, était telle une prune que le reste de l'humanité avait jugée difforme. Pour ne point rester seul, il l'avait enfermée en lui, sous clef dans sa cage thoracique pour ne plus jamais la montrer à quiconque. Bien entendu, au fil des ans, le fruit avait commencé à pourrir. D'autres avaient pris soins du leur, l'avaient baigné de soleil et nourri d'eau fraîche. Lui ne lui avait réservé qu'un pan de noirceur et aujourd'hui, le fruit n'était qu'un amas de peau molle et marron et les fils blancs qui l'avaient consumé s'étaient agrippés aux parois de sa propre chair, de ses os, de ses tripes.
Les Dieux eux, avaient senti depuis longtemps cette odeur infecte. On raconte que rien ne pouvait échapper aux yeux de Şöngald, le Dieu solaire, qui avait envoyé le feu sur le monde comme une extension de son être, après s'être rebellé contre les créateurs de l’univers. Les conteurs disent que chaque foyer, chaque petite flamme, est en réalité un espion de l’astre du jour. Sans doute avait-il ainsi perçu la putréfaction de son esprit, avant de manipuler le sort pour l'envoyer en exil…
Taran était distant du monde tel ces étoiles. En courant et ce, pour la première fois, il eut peur de ce noir. De ce noir ou plutôt, de cette nuit. Cette nuit qui vous étrangle. Cette nuit qui vous cajole. Cette nuit qui vous fait sienne. Ainsi avait-il créé son propre châtiment.
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