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tome 1, Chapitre 1 tome 1, Chapitre 1

L’université était proche du centre-ville de Galway et s’étendait le long de la rivière Corrib. Bien sûr, elle ne faisait pas partie des mieux notées dans les classements mondiaux et européens, pourtant elle datait de la moitié du XIXe siècle. Et quand elle était venue la visiter avec ses parents et son frère cadet, Manille avait eu un véritable coup de foudre pour toutes ces vieilles pierres, et en particulier le Quadrangle, la partie la plus ancienne. C’était une réplique de Christ Church, une des facultés de l'Université d'Oxford. Un endroit magnifique.

Elle était installée sur un banc, un ouvrage de biologie moléculaire et cellulaire à la main, lorsqu’un homme s’approcha précautionneusement d’elle, et demanda la permission de s’installer à ses côtés. La jeune femme se mordilla la lèvre inférieure, embarrassée. Elle ne tenait pas à avoir de la compagnie, en particulier celle d’un inconnu, mais comment l’éconduire sans paraître mal élevée ? Elle jeta un coup d’œil appuyé à sa montre, et s’apprêtait à prétexter un cours imminent pour lui abandonner la place, à moitié levée, lorsqu’il l’arrêta d’un geste, posant une main qu’il espérait apaisante sur son bras.

— Ecoutez, vous n’avez rien à craindre de moi. J’aimerais vous parler de Lucent.

Jusqu’à cet instant précis, elle n’avait pas spécialement prêté attention à lui, à ce qu’il était, ce à quoi il ressemblait. Mais la mention de son frère, soudainement disparu au cœur de l’été suite à une balade nocturne dans le parc de Tollymore, la tétanisa. Elle rejeta ses mèches rousses en arrière, comme si elle s’apprêtait à livrer combat, et braqua son regard noisette dans celui de l’inconnu.

— Qu’avez-vous dit ? Comment connaissez-vous Lucent ? Vous savez où il est ?

L’homme eut un geste qui la priait de ne pas s’emballer, et désigna à nouveau le banc en haussant les sourcils. Manille acquiesça sans un mot et reprit sa place, genoux serrés l’un contre l’autre, mains jointes entre ses cuisses, tendue à l’extrême. Elle avait froid tout à coup, c’était comme si le soleil de septembre, qui baignait la cour carrée du Quadrangle, n’était plus capable de la réchauffer. L’inconnu cherchait ses mots et elle en profita pour l’observer.

C’était un homme d’une cinquantaine d’années, aux courts cheveux gris tendant à se raréfier, comme ceux de son propre père. Ce dernier se refusait à parler de calvitie naissante, il prétendait plutôt avec humour que c’était son front qui grandissait. L’homme portait un gilet sans manche en jacquard par-dessus une chemise à petits carreaux, et un pantalon à pinces. Une tenue d’un autre âge, qui cadrait parfaitement avec le sien. Il affichait un air bienveillant, mais toute sa vie, Manille s’était entendue dire qu’il fallait se méfier des inconnus, et elle appliquait ce précepte à la lettre, surtout depuis la disparition de son frère.

— Qui êtes-vous ?

— John Forbes, je suis journaliste au Helen’s Bay Tribune. Helen’s Bay est une petite ville côtière du comté de Down, tout près de Beannchor, ou Bangor si vous préférez. Mon frère Colin assistait lui aussi à la reconstitution de la cérémonie de Lugnasad à Tollymore. Il n’est pas revenu, pas plus que Lucent.

— Comment connaissez-vous Lucent ?

— Je ne le connais pas, en dehors de ce que j’ai pu lire à son sujet dans la presse, et au cours des recherches que j’ai menées sur cette affaire. Vous avez sûrement dû vous en rendre compte, les autorités n’ont pas l’air spécialement pressées de comprendre ce qui leur est arrivé. Or, soixante-dix-huit personnes ne disparaissent pas comme ça, sans laisser la moindre trace. On nous cache quelque-chose, et j’ai bien l’intention de découvrir quoi, pas vous ?

Encore une fois, Manille se mordit la lèvre. Bien sûr qu’elle s’était rendue compte que l’enquête piétinait, mais elle ne voulait surtout pas tomber dans la paranoïa, ou laisser le premier journaleux venu la manipuler dans le but d’obtenir le scoop de l’année.

— Vous faîtes des études de médecine, n’est-ce pas ?

Elle hocha la tête sans répondre. John s’exprimait avec calme, presque avec délicatesse, comme s’il ne voulait surtout pas la brusquer ni l’effrayer. Son regard bordé de pattes d’oies dégageait une telle prévenance, à travers les verres carrés de ses lunettes, que Manille se détendit légèrement. Bien conscient de sa fragilité, il avait néanmoins besoin de son aide, et mettrait tout en œuvre pour l’obtenir.

— Vous savez ce qu’est le xeroderma pigmentosum ?

— Oui, c’est une maladie génétique héréditaire rare, responsable d’une sensibilité extrême aux rayons UV. S’ils ne sont pas totalement protégés de la lumière du soleil, les malades subissent un vieillissement accéléré de la peau, et développent des lésions. Quel rapport avec Lucent ?

— Je n’en ai pas la moindre idée, très chère ! Si ce n’est bien sûr que le professeur James Adcock... Vous connaissez ? C’est le directeur d’un vaste centre de recherche dédié à cette maladie, établi à Bangor. Il a été contacté par les autorités, et participe à l’enquête en tant que consultant.

Ce disant, le journaliste haussa comiquement un sourcil broussailleux. Manille secoua la tête pour bien marquer son incompréhension. Elle avait beau se creuser la cervelle, elle ne voyait absolument pas ce qu’un tel scientifique pouvait bien apporter à l’enquête. John Forbes lui sourit alors avec un petit air malicieux qui le rajeunit de trente ans.

— Saviez-vous que la foudre était une source naturelle importante d’UV ?

Le cœur de la jeune femme manqua un battement. A la disparition de Lucent, ses parents avaient exigé de leurs amis, chez lesquels il passait l’été, un maximum de détails sur les activités de leur fils ce jour-là, avant qu’il ne parte pour la reconstitution. Ils avaient vainement essayé de l’empêcher de s’y rendre à cause d’une alerte météo, lancée le matin même. Et effectivement, l’orage qui s’était abattu sur la région pendant la soirée avait été terrible.

John réprima un geste victorieux. Il avait enfin réussi à capter son attention pour de bon. Dès lors, il devenait tout naturel de s'installer à côté d'elle pour poursuivre une conversation qui risquait de durer. Elle ne broncha pas lorsqu'il prit place, ramenant sur ses genoux une besace en cuir marron qui avait connu des jours meilleurs. Elle n'avait jusque là pas remarqué qu'il la portait à l'épaule, pendue sur le côté. Il batailla quelques secondes avec la sangle lâche passée dans la boucle métallique de fermeture, puis écarta le rabat et sortit un épais dossier qu'il lui tendit.

Manille le prit avec avidité, dans l'espoir d'y découvrir de nouvelles informations sur la disparition de son cadet. C'était une lourde pochette cartonnée de couleur rouge, dont elle repoussa les élastiques qui avaient bien du mal à maintenir l'ensemble en un tout transportable. La première chose qu'elle vit en l'ouvrant fut une photo de famille, sa famille. Lucent et elle, encadrés de leurs parents, devant le chalet en bois réservé par leur père en Haute-Savoie, pour les fêtes de fin de l'année précédente. Les larmes lui montèrent aux yeux. Ils avaient l'air tellement heureux tous les quatre, avec leurs bonnets, leurs écharpes colorées et ces grands sourires qui barraient leurs visages.

— Je suis absolument navré, Manille. Je l'avais mise sur le dessus pour être à même de m'y référer plus aisément pour vous repérer dans l'enceinte de l'université. Votre frère l'avait postée sur Facebook.

— Ce n'est pas de votre faute. Ne vous en faîtes pas, ça va aller.

Elle repoussa le cliché d'une main tremblante, ce n'était pas le moment de se laisser aller. Les différents documents étaient séparés par des intercalaires également en couleur. Le journaliste avait procédé à la fois avec méticulosité et méthodologie. Une section, la plus épaisse, était dédiée aux soixante-dix-huit disparus et à la cérémonie dont ils n'étaient pas revenus, y compris le bulletin météo de cette fâcheuse soirée. Manille y découvrit une photo de Colin Forbes, et comprit immédiatement quelle était la source de motivation première de John Forbes : les deux frères étaient jumeaux.

Une autre section contenait tout ce que l'on pouvait trouver sur le xeroderma pigmentosum sur le Net, les symptômes de la maladie, les risques qu'encouraient les porteurs exposés aux rayons ultra-violets, les pseudos traitements, les recherches... S'y trouvaient également le curriculum vitae du professeur Adcock, un homme d'une incroyable prestance si l'on en croyait les clichés accompagnant moult articles de presse sur lui et sur son centre de recherche à Bangor. La dernière partie du dossier, enfin, concernait l'enquête, les liens établis par John entre les disparitions et cette mystérieuse maladie, l'orage et la foudre, et chose plus surprenante encore, plusieurs coupures de journaux mentionnant d'autres événements similaires.

— Attendez une minute ! Il y en a eu d'autres ?

— J'en ai bien l'impression. Regardez ceci, ça s'est passé dans un village du versant est de la Cordillère des Andes, en Argentine. Ou encore ici, au nord de l'Australie... Ces endroits font partie des régions de la Terre qui doivent faire face aux orages les plus intenses.

Manille secouait la tête, absolument médusée. Les articles provenaient de journaux du monde entier, et étaient rédigés dans leurs langues d'origine, mais John avait pris le soin d'imprimer une traduction en anglais de chacun d'eux. Il était fait mention d'un nombre plus ou moins important de disparitions soudaines et inexpliquées de groupes de gens. Et il y en avait des dizaines ! Comment pareille chose avait-elle pu passer inaperçue jusqu'ici ? Cela dépassait l'entendement.

— Il faut qu'on parle à ce professeur Adcock, et pour cela Manille, j'ai besoin de vous ! Parce que seul, je n'obtiendrai jamais les autorisations nécessaires pour pénétrer dans le centre.

Manille écarquilla les yeux sous l’effet de la surprise. Que s’imaginait-il, au juste ? Qu’on allait la laisser pénétrer dans un centre de recherche ultra sophistiqué et soumettre son célèbre directeur à la question, sous le simple prétexte qu’elle poursuivait des études de médecine ? Et sur sa bonne mine aussi, sans doute ?

— Et bien, j’espère que vous avez un plan B, parce que si vous comptez sur mon influence, vous vous fourrez le doigt dans l’œil. Je ne suis rien, monsieur Forbes, une malheureuse étudiante parmi des centaines d’autres, ils vont nous rire au nez !

— Nous devons essayer, vous êtes ma meilleure chance, la seule en réalité. Prétextez un devoir, un stage à effectuer, n’importe quoi... Il nous faut pénétrer là-dedans. Peut-être ne réussirez-vous pas à interroger le professeur Adcock, mais toutes les informations sont bonnes à prendre. S’il existe un lien entre cette fichue maladie et la disparition de nos proches, nous ne pouvons pas le négliger. C’est peut-être notre unique chance de les retrouver !

Manille secoua la tête avec perplexité. Ça ne marcherait jamais, elle en était sûre et certaine. Elle n’allait quand même pas sauter dans une voiture avec un illustre inconnu, faire des kilomètres pour aller se présenter aux grilles d’un institut où personne ne l’attendait, et exiger une entrevue avec le directeur pour lui demander de lui révéler des informations probablement classées confidentielles par les autorités ! D’un autre côté... Pouvait-elle réellement se détourner de cette mince lueur d’espoir que John Forbes avait faire renaître en elle, celui de retrouver son frère cadet disparu, et de rendre le sourire à ses parents dévastés ?

— J’ai besoin de réfléchir. Laissez-moi quarante-huit heures...

Forbes dut prendre sur lui pour retenir un sourire triomphant : elle n’avait pas dit non !


Texte publié par Kahlan, 13 mars 2016 à 10h33
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