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tome 1, Chapitre 2 « Tableau 2: Effluve animale » tome 1, Chapitre 2

Ça bondit dans ma boîte crânienne et je sens ma mauvaise haleine m’attaquer de plein fouet. Je m’étire pour me rendre compte que je dors sur un sofa. Les coussins ont une odeur familière. Les odeurs sont, pour moi, presque toutes les mêmes, sauf quelques-unes. J’ai un peu honte de dire que mes narines sont sélectives. À part l’odeur de mes propres pets et ceux des autres, il y a peu d’odeur qui me dégoûte et peu d’odeur qui me transporte dans le monde des souvenirs émotifs.

La couverture sur moi sent bon. Ça sent Fred. Ce mec dépense trop d’argent dans les parfums. Son odeur corporelle a suffisamment d’impact pour faire travailler les phéromones. Enfin… il y a deux types d’odeur qui font besogner mes petits neurones : masculines et celles qui proviennent d’une cafetière.

J’ai atteint mon apogée, car je sens une odeur merveilleuse de café. Je me lève très lentement, une main sur mon crâne. Seigneur, il va exploser. Je penche mon regard sur mes vêtements – ou devrais-je dire mes sous-vêtements. Me suis-je déshabillée? Je me laisse guider vers la cuisine par l’odeur alléchante qui me fait mille promesses de plaisirs gustatifs. J’entends le son familier, le doux ronronnement de la cafetière.

Je me frotte les yeux, retirant les quelques croûtes restantes de mon sommeil et m’arrête net dans la cuisine.

Frédérique est déjà vêtu et verse du café dans deux tasses. Je sursaute lorsqu’il se tourne vers moi. Il semble surpris de me voir debout.

- Dis-moi Mademoiselle Desrosiers? Est-ce que nous sommes frères et sœurs?

- Mmmh?

Une heure étendue dans mon lit. Une heure pour manger et lire mon journal. Une heure pour prendre ma douche. Si vous faites le calcul, c’est le nombre d’heures nécessaires afin que je puisse entreprendre une journée bien éveillée. Présentement, je suis une loque humaine qui n’attend que son café. J’admire franchement les êtres humains qui fonctionnent dès l’instant où ils ouvrent les yeux le matin.

Frédérique me pointe, en faisant un mouvement de la tête pour me signaler que je ne porte que mes sous-vêtements.

- Oh…

- Tes vêtements d’hier son dans la sécheuse. Je les ai lavés.

- Merci.

Je pense que j’ai rougis. Je file vers la dite sécheuse et m’enferme ensuite dans la salle de bain. J’en profite pour prendre une douche et me brosser les dents. Lorsque j’en sors, Fred m’attend, journal en main, assis à la table. Il a déposé ma tasse à ma place.

- Merci.

- De rien. J’ai peu de temps devant moi et toi encore moins.

- Nous avons vraiment été irresponsable de sortir hier soir. Je travaille aujourd’hui, gémis-je.

- Ne me le rappelle pas. Océane m’a texté pour me dire qu’elle prévoit te donner la garde temporaire d’Alicia le temps qu’elle récupère.

Je ris.

- La pauvre. Nous devenons vieux.

- Arrête ça.

- J’ai un problème, remarqué-je.

- Lequel?

- Je pense que je vais être en retard. Je dois passer me changer. Imagine si Monsieur Desrochers voit dans quel état je suis ET remarque que je porte la même jupe et la même blouse.

- Ton problème. Je file. Tu as la clé. N’oublie pas de fermer derrière toi.

- Ok!

Je regarde Fred disparaître dans le vestibule, mettre son manteau et ses bottes. Il est sérieux le matin, toujours bien vêtu. Je m’étire et fait un mouvement afin de regarder l’heure sur mon poignet. Je n’ai pas de montre. Je cherche autour de moi et trouve des chiffres digitaux sur le micro-onde. En voyant l’heure, je me lève d’un bond. Je cherche mon sac à main dans l’appartement de Frédérique. Il a tout bien rangé dans un garde-robe. J’enfile mon manteau, mes bottes et mon foulard, puis je suis dehors en un temps record. Je hèle facilement un taxi. Impossible d’arrêter à mon appartement sans être en retard. Suite à ma bévue d’hier, je ne pense pas qu’il soit judicieux de faire attendre Nathaniel Desrochers.

À la Galerie, Françoise patiente les bras croisés. Nous partageons un bureau. Je secoue la neige de mes bottes et jette mon sac à main sur mon bureau. Ma collègue m’examine de la tête au pied.

- Lily… Parfois, j’ai l’impression que tu as 19 ans. Pas 29.

- Merci de me le rappeler. Bon. Où en étions-nous?

- Qui est l’heureux élu?

- Françoise, les potins, c’est pour l’heure du lunch. Au travail fénéante!

Françoise éclate de rire et acquiesce en me tendant ma chaise, près de la sienne. Nous avons beaucoup d’appels à faire aujourd’hui.

Je passe une journée typique à la Galerie, malheureusement pas dans mon atelier cette fois. Les croquis de l’exposition sont en désordre sur mon bureau. Françoise et moi planifions la disposition des artistes dans la Galerie et nous assurons que les œuvres respectent le thème. Nous prenons pratiquement toutes la journée pour les détails d’installation. Bientôt, nous allons recevoir les œuvres, nous sommes donc préparées au pire. Chaque année, certaines œuvres reçues dépassent grandement ce à quoi nous nous attendons.

J’ai toujours aimé mon travail. Surtout quand un artiste qui mentionne peinture, nous envoie une sculpture.

Je suis penchée sur des documents, Françoise occupée à la toilette, lorsque Nathaniel entre dans notre bureau. L’odeur de son savon me happe de plein fouet. C’est une explosion olfactive qui suscite mon plaisir personnel. Je l’avais remarqué hier, mais cette fois, c’est plus évident à cause de l’espace clôt dans lequel nous sommes – un espace sans produits chimiques de toute sorte. Je lève vivement la tête au moment précis où il fait son entrée.

Je ne suis pas étonnée d’être happé par son regard froid. Ses cheveux noirs semblent ébouriffés aujourd’hui, moins bien entretenu. J’ai envie de me moquer et de faire la remarque, mais je ne suis pas suicidaire. Pas encore. Je rougis stupidement à l’idée qu’il me détaille et remarque ma blouse.

Pas de bonjour poli, ni salutations d’aucune sorte, qu’une remarque un peu acerbe.

- Tu as mauvaise mine.

- Merci. C’est mon nouvel exfoliant qui me donne cet effet.

Nathaniel reste stoïque.

- J’ai besoin d’un numéro. Celui d’un client. Il n’est pas dans mes archives, répond-t-il.

- Les usages de politesses ne sont pas dans votre vocabulaire?

Nathaniel fronce les sourcils et paraît embêté. Il s’avance vers mon bureau. L’odeur devient presque tangible. C’est une odeur d’homme, bien sûr, mais avec quelque chose de sucré et d’un peu affolant. Curieusement, je me souviens de mon premier baiser.

L’adolescence est une étape obligatoire. Étape tourmentée, à la quête don mon identité. Moi et Frédérique, à l’époque, ne fréquentions pas le même cercle d’amis. Fred était trop populaire pour le pauvre cadavre artistique ambulant que j’étais. Mes longs cheveux noirs cachaient souvent mes yeux et j’avais emprunté à Amélie Nothomb son couturier. J’avais les cheveux noirs (teints), les vêtements noirs et le sac à dos assorti. J’évoluais en corbeau pour les besoins esthétiques de ma pensée. Je lisais Nelligan, Edgar Allan Poe et Albert Camus.

J’ai échangé mon premier baiser à la bibliothèque, entre deux rangées de bouquins plein de poussière. L’odeur de mon premier prétendant ressemblait un peu à celle de Nathaniel. À la différence qu’il était blond, boutonneux, tout comme je l’étais, et portait des broches, tout comme j’en portais. J’avais quinze ans.

Ma mère et mon père m’avaient parfaitement conditionnée. Mon père me répétait sans cesse que tous ce que les gars voulaient d’une femme c’était son cul. Ma mère, plus poétique et rassurante, me disait que je devais attendre d’être amoureuse. J’ai donc perdu ma virginité à 20 ans, mais échangé mon premier baiser à quinze.

C’était très doux et baveux.

Nathaniel se penche vers moi. Échanger un baiser avec cet homme serait ni doux, ni baveux. Je me ramène à l’ordre. Desrochers me fixe droit dans les yeux. Sa main repose sur mes documents, légèrement penché sur mon bureau – probablement pour me rendre mal à l’aise. C’est réussi.

- Et vous les mesures d’hygiène élémentaire au travail?

Je ne sais pas ce qui me prend. Je recule ma chaise et dépose brusquement mes pieds sur mon bureau, tout juste à la portée des narines de Nathaniel. Plus que mes flatulences, l’odeur de mes pieds gagne le palmarès des odeurs mémorables. J’ai appris à ne pas me soucier des quand dira-t-on. Je suis impulsive dans toutes les sphères de ma vie.

Nathaniel recule comme si je l’avais brûlé et j’éclate de rire. Pas pour longtemps. Je porte une jupe. Encore une fois, je perçois l’esquisse d’un sourire sur les lèvres bien dessinées de Nathaniel. Ce sont des lèvres aux proportions parfaites; minces, la lèvre supérieure bien taillée. Il arque un sourcil et déclare :

- Je vais t’avouer que je ne sais pas comment réagir.

Je baisse rapidement mes jambes et hausse les épaules, plus provocatrice que je ne le souhaitais.

- Le nom et le prénom du client?

Nathaniel se gratte la tête. Il semble un peu désorienté. Il prend plusieurs secondes avant de déclarer :

- Kevin Laporte.

Avant que je ne puisse fouiller dans l’ordinateur, mon cellulaire sonne. L’écran sur mon bureau affiche un numéro trop important. Je réponds sous les yeux réprobateurs de mon patron.

- Danny? Un problème?

Oh… j’ai oublié de vous dire…

- Oui. Un gros problème Lily. Je dois te demander d’aller chercher Alexi à l’école. Je sais que c’est ma semaine, mais je pars ce soir, pour trois jours à New York. Une urgence.

J’ai un petit garçon de six ans.

- Une urgence?

- Ouais. Je te raconterai en personne quand je reviendrai.

- Rien de grave?

- Non. Au contraire! De bonnes nouvelles pour l’entreprise. J’ai un contrat à signer.

- Félicitation! J’irai prendre Alexi donc. Bon voyage.

- Merci Lily. Tu diras à ma belette que je l’aime. Je lui rapporterai un souvenir.

- J’espère!

Nathaniel se racle la gorge pour signaler son impatience. Décidément, Françoise prend un peu trop de temps aux toilettes.

- Je dois raccrocher Danny.

- Bye!

Nathaniel attend apparemment une excuse. Je le regarde en haussant les épaules. Il vient de reluquer mes sous-vêtements. C’est ma vengeance.

- Urgence. Je dois aller prendre mon garçon à l’école. C’était mon ex. Ne faites pas cette tête, il reste au service de garde, je pourrai terminer mon quart de travail.

- Un enfant?

- Ça vous étonne?

- Beaucoup. Quel âge a-t-il?

- 6 ans. Tu as des enfants?

- Oui. Deux.

- Oh…

- Oh? Se moque-t-il.

- Ça m’étonne aussi.

Nathaniel secoue la tête, cette fois avec un véritable sourire. Mon cœur saute dans ma poitrine, j’ai l’impression que je fais de la tachycardie. Son sourire est assez éblouissant.

- Et tu te permets encore des beuveries? Interroge-t-il semi-moqueur, semi-sérieux.

- Franchement! Non. Nous avons la garde partagée. Une semaine chez Danny, mon ex, et une semaine chez moi. Je ne me permettrais j-a-m-a-i-s de boire en la présence d’Alexi. Jamais.

La tonalité de ma voix devient subitement plus mature et solide. J’ai arrêté d’être l’adolescente devant son premier baiser. L’odeur s’est estompée de toute façon depuis qu’il a reculé. Nathaniel croise les bras sur sa poitrine et semble réfléchir.

Françoise décide finalement d’entrer dans le bureau alors que nous avions enfin trouvé un sujet de discussion intéressant.

Je m’empresse de trouver le numéro de téléphone dans nos fichiers. Le regard de Nathaniel devient très lourd et intimidant sur ma personne.

Fred n’aurait jamais dû parler de Laurent. J’ai la sensation de me faire juger. Françoise reste silencieuse jusqu’à la disparition du directeur.

- Tu as vu comment il te regarde? Chuchote-t-elle.

Je soupire. Elle aussi a remarqué.

- Dédain et mépris. Merci Françoise de me le rappeler.

Ma collègue semble étonnée.

- Pas du tout, répond-t-elle, j’ai cru qu’il allait te bouffer. Je n’existais même pas. J’avais l’impression de vous déranger.

Je sursaute intérieurement. Je ne m’attendais pas à cette réponse. Du désir de la part de Nathaniel? L’idée me paraît saugrenue. C’est la deuxième fois que nous nous rencontrons. Quand le désir entre un homme et une femme s’installe-t-il?

- Tu te trompes.

Je ne laisse plus de place aux commérages. Nous passons la dernière heure sur la planif, puis nous nous disons au revoir.

Emmitouflée dans mon manteau, devant la Galerie, je regarde mon cellulaire. Le taxi risque d’être la meilleure solution afin d’arriver au service de garde avant six heures. Je n’ai pas ma voiture et je n’ai certainement pas le temps d’aller la prendre à la maison. Je téléphone donc à une agence de taxi. Entre temps, je vois Nathaniel sortir de la Galerie. Il croise mon regard. Les échos de la voix de Françoise résonnent à mes oreilles.

Nathaniel s’arrête devant moi.

- Qu’est-ce que tu attends? Ne vas-tu pas être en retard, reproche-t-il.

- Non. J’attends le taxi.

Nathaniel regarde sa montre.

- Grimpe dans ma voiture, ordonne-t-il nonchalamment.

L’invitation est tentante. L’humidité et le froid me transperce, malgré mon foulard et mes bottes.

- Non, dis-je simplement, merci. Je me suis toujours jurée de ne pas faire rencontrer à Alexi, d’autres hommes, à moins que ce ne soit définitif et sérieux, taquiné-je.

Nathaniel hoche de la tête. Cette fois il sourit.

- Très bien. Bonne soirée.

- Bonne soirée.

Je le regarde s’éloigner, dubitative. Les nouvelles rencontres sont toujours fascinantes. Certaines d’entres elles nous laissent souvent confus, parfois paranoïaques. Ais-je bien réagis? Comment me perçoit-il? Devrais-je accorder de l’importance à cette nouvelle relation interpersonnelle? Jusqu’à quel point doit-on s’investir dans la relation que nous avons avec notre patron? Nathaniel est pour moi un mystère non résolu. Sa froideur, son mépris et son narcissisme me heurtent violemment chaque fois que je le vois. J’aime ça. Je ne peux pas le nier, ce serait aussi nier mon malin plaisir à respirer l’odeur du café fraîchement préparé le matin. Un mensonge en entraîne un autre. Inutile, donc, de me convaincre que Nathaniel Desrochers est insipide.

Le taxi s’arrête enfin devant moi. Je grimpe à l’intérieur, donne l’adresse de l’école. Alexi m’attends comme à son habitude, assis sur un banc près de l’entrée, boîte à lunch en main, grand sourire accueillant.

Nous avons établit des règles de retrouvaille lorsque je le récupère à l’école. On se sourit, on se fait une blague et on grimpe dans la voiture.

Lorsqu’il était en centre de la petite enfance, je m’étais souvent questionnée sur la raison pour laquelle certains de ses petits amis se fâchaient à l’arrivée de leur parent. Afin que ça se produise le moins souvent possible, nous avons convenu tôt que le moment où nous nous voyons enfin, après une rude journée de travail et de jeux en garderie, nous éclations de rire, pour rien, comme ça.

Alexi adorait ça. Plus il vieillissait, plus ses blagues étaient élaborées.

Je cours donc vers lui et saute dans le banc de neige près du banc sur lequel il est assit. Je m’y allonge.

- T’as vu le ciel Alexi? Les flocons de neige ressemblent à des petites ouates. J’ai justement une bonne blague à ce sujet, tu veux l’entendre?

Alexi lance sa boîte à lunch à côté de moi et se jette près de moi, en collant sa tête contre mon épaule.

- Oui. J’ai une blague moi aussi!

Parfois, nous sommes à court de blagues et nous répétons les mêmes. Ça nous fait encore plus rire.

- Ok. Écoute bien ça. Deux flocons de neiges tombent du ciel. L’un dit à l’autre : moi j’aimerais tomber sur un bonhomme de neige. L’autre répond : moi j'aimerais tomber sur le ciel.

- Maman… elle est même pas drôle!

- Ton tour!

- Ok. Mon professeur me demande  après que j’ais fais une bêtise: Alexi qu’est-ce que ta mère va dire si je l’appelle? Moi je réponds : Allô?

Je ris et j’ébouriffe sa tuque. J’aurais préféré le faire sur ses cheveux noir bouclés. Nous, nous relevons d’un bond. Je prends sa main et nous nous dirigeons rapidement vers le taxi qui nous attend. À l’intérieur, je m’informe sur sa journée à l’école. Alexi est très enthousiaste, il me parle surtout de son cours d’éducation physique. Je l’encourage et prépare le terrain pour les devoirs de ce soir en m’informant sur ses mots de grammaires à apprendre. Il devient tout à coup beaucoup moins enthousiaste. Je le soupçonne secrètement d’adorer l’heure des devoirs, mais de ne pas le savoir encore.

Finalement à l'appartement, nous entrons dans le vestibule pour comprendre que quelqu’un y est déjà. Je fronce les sourcils et m’attends à voir Frédérique. Une fois nos bottes, manteaux, foulards accrochés dans le garde-robe, nous nous arrêtons dans le salon. Une jeune blondinette regarde la télé et rigole toute seule. Lorsqu’elle nous entend, elle se tourne avec un petit air coupable.

- Amélie, dis-je sous le ton de la réprimande. Tu as une clé pour les urgences. Tu le sais n’est-ce pas?

L’adolescente de 14 ans me regarde et éteint le téléviseur.

- Je sais. Je me suis disputée avec ma mère.

- Sait-elle que tu es ici?

La mère en question est ma sœur.

- Ouais.

- Et une dispute, c’est une urgence?

Amélie hausse les épaules et se sent visiblement coupable. Je vois dans son regard que c’était plus qu’une dispute et je n’insiste pas davantage.

- Viens ici ma grande.

Je me dirige vers la jeune fille et la serre dans mes bras.

- Je te prépare à manger?

- Merci tante Lily.

- Maman! Mes devoirs!

- Je le savais! M’écrié-je en me tournant vers mon garçon.

Alexi recule d’un pas, presque effrayé.

- Je savais que tu aimais la grammaire! Amélie, installe-toi avec Alexi, je vous prépare le repas et si vous avez des questions, venez me voir, je tenterai de faire deux tâches à la fois. Oh… Amélie, surtout, aide-le. Ne lui donne pas les réponses tout cuit dans le bec.

- Ok, déclare Amélie.

Alexi fait la moue, mais suit tout de même sa cousine dans le salon où il dépose son sac à dos. Je me lance rapidement sur les fourneaux. Ma sœur, Katherine, et moi sommes plutôt différentes. C’est la manière respectueuse de la décrire. J’ai une petite rage contenue contre ma sœur qui évolue dans un climat conjugal nocif. Si l’appartement de Katherine était définit par une odeur, la fumée secondaire de la marijuana serait sans doute en tête de liste. Ce qui est problématique avec la famille, c’est que malgré nos différences, nous tentons tout de même de se supporter et de s’aimer. Amélie n’a pas demandé de vivre avec Katherine ni d’être sa fille. Je tente donc d’être présente pour lui donner du soutien dans les moments difficiles. Fred m’accuse de me sentir responsable. Dans ces moments je lui dis d’aller se faire foutre et son odeur n’a plus rien de phéromonale. Je sais. Ce n’est pas un mot.

La violence conjugale est un tabou. Même chez les artistes.

Je prépare des pâtes aux poulets et brocolis, avec une petite salade. De la fine gastronomie. Amélie et Alexi sont très concentrés lorsque je vais les chercher dans le salon. Je souris, attendrie. Ce sont ces moment-là qui effacent tous les autres plus difficiles.

Je les invite à laisser leurs devoirs sur la table du salon et de passer à la salle à manger. Ils se lèvent d’un même mouvement, à priori affamés.

Nous mangeons ensembles, silencieusement. Ce silence n’a rien de lourd, c’est un silence confortable. Vers la fin du repas, Alexi décide que le non-verbal est terminé et nous raconte comment son ami a réussi à avoir la dernière figurine de super-héros sur le marché.

Nous rions. C’est léger. C’est amusant.

Nous vaquons ensuite à notre routine. Nous terminons les devoirs. Alexi est particulièrement coopératif aujourd’hui. Nous ne sommes pas toujours aussi bien organisés et nous n’avons pas toujours une patience exemplaire. Nous faisons de notre mieux. Je veille à ce qu’Alexi se prépare pour la nuit, le laisse prendre son bain seul, mais le surveille avec la crainte irrationnelle qu’il lui arrive quelque chose. Pendant ce temps, Amélie écoute des émissions sur une chaîne pour enfants et adolescents.

Bref, la vie.

Lorsque j’ai raconté une histoire à Alexi, je vais à la rencontre d’Amélie. Je sais pertinemment que quelque chose ne va pas. De fait, elle s’accote sur mon épaule.

- J’aimerais ça vivre ici.

J’aimerais aussi qu’elle habite avec nous. Amélie est une jeune fille très anxieuse, qui parle peu, qui garde les mots bien au creux de sa gorge.

Ma sœur, Katherine, a eu Amélie à 17 ans. Une grossesse qu’il est possible de qualifier d’adolescente. Parfois, c’est la vie qui nous jette des surprises. Comme il m’est arrivé pour Alexi. Je me souviendrai toujours de mon étonnement, assise sur la toilette, le test de grossesse entre le pouce et l’index. Moi et Danny n’étions pas faits pour vivre ensemble. Nous le savions et nous nous protégions. Je fus le 1% d’aberration. Nous étions sur le point de nous séparer, baisant à l’occasion pour oublier à quel point nous étions seuls. Je pense que j’avais quelque chose à apprendre.

Parfois, c’est le choix insensé d’une adolescente de dix-sept ans.

Si je suis impulsive, Katherine l’est davantage. Son chum la maltraite et elle s’autoflagelle. C’est le modèle vivant de la victime qui aime trop et mal. Nous avons probablement en commun le gène des mauvais choix amoureux.

J’ai beau vouloir l’aider, il faut savoir quand renoncer.

Amélie est l’exemple même de la résilience : studieuse, polie et positive. Ça fait peur. Ça me fait peur, car j’ai un plaisir narcissique à l’accueillir. J’ai l’impression d’être devant mon miroir à son âge.

Je la serre contre moi et pose une main sur sa tête.

- Je serai toujours là pour toi. Ta mère t’aime. Elle a tout simplement de la difficulté à comprendre qu’elle vaut mieux que ce qu’elle subit.

Amélie éclate en sanglot. La violence a quelque chose de puissante et déchirante. Mes paroles sont vagues et quelconques. Je ne sais jamais quoi dire, que des banalités à pleurer.

- Il… il cognait et criait trop fort. La… la police est venue. Maman a dit qu’il n’a absolument rien fait. Je me suis engueulée avec elle quand il est sorti prendre l’air. Elle m’a trouvée… insolente. Sa main s’est arrêtée sur mon visage. Je suis sortie. Elle ne sait pas que je suis ici, admit la jeune fille en essuyant ses larmes du revers de la main.

Je la console, lui laisse le temps de reprendre son souffle.

- Tu peux dormir ici, dis-je, je vais téléphoner à Katherine. Va prendre ta douche. La chambre d’invité est libre.

- Merci ma tante.

La jeune fille se lève et me regarde, de la détresse plein les yeux. Ma rage devient presque visible. Je lui souris pour la rassurer, puis lorsqu’elle s’enferme dans la salle de bain, je me lance sur mon cellulaire. Katherine ne répond pas par un bonjour.

- Amélie est chez toi?

- Oui.

- Je viens la chercher.

- Non. Laisse-là se reposer ici. Katherine, tu me connais n’est-ce pas?

- Quoi?

- Je suis très patiente et compréhensive. J’ai essayé de t’aider plusieurs fois, tu refuses mon aide. Il suffit que ton nouvel amant touche une seule fois à Amélie et je te promets que la protection de la jeunesse rentre chez toi.

- Tu… tu me menaces? S’exclame Katherine dépourvue.

- Ce ne sont pas des menaces. Souviens-toi ce que nous avons traversé avec maman lorsque nous étions jeunes. Je ne tolèrerai pas que tu reproduises les mêmes erreurs.

- Ça te va bien toi, miss parfaite. T’es pas dans ma peau. Tu peux pas savoir ce qui se passe chez nous.

- Effectivement, mais dès le moment où toi ou ton Mark la touche, non seulement je ne le pardonnerai pas, mais je vais tout faire pour qu’elle sorte de chez toi. C’est compris?

- T'es folle. Tu veux m’enlever ma fille? S’écrie Katherine.

- Non. Ce n’est pas ce que j’ai dis. J’ai dis que tu dois mettre tes limites Katherine. Ce que Mark vous fait vivre… c’est souffrant. Tu es

heureuse?

- Dis à Amélie de rentrer demain avant onze heures.

Katherine raccroche. La gestion des émotions chez ma sœur est un travail de longue haleine. Je m’étire et me prépare à mon tour à aller au lit. Je me fais couler un bon bain chaud dans lequel je mets beaucoup trop de mousse. Pendant ce temps, je vérifie dans la chambre d’invité qu’Amélie est bien installée. Elle dort déjà. Je ferme la porte doucement et vérifie aussi l’état de sommeil profond d’Alexi. Nous n’avons pas eu l’occasion de discuter du départ de Danny ni même de son retour.

Dans la salle de bain, je m’infiltre subtilement dans la baignoire. Fred choisit précisément ce moment pour me téléphoner. Je réponds dans un état comateux.

- Mmmh?

- C’est l’heure du bain? Se moque-t-il.

- Je paris que tu fais exprès.

- Non. Je voulais te rappeler l’heure pour samedi.

- Tu fais exprès.

Frédérique rit.

- En fait, je pensais te rendre visite. J’ai besoin de compagnie.

- Dis-moi? Où sont passées tes dernières conquêtes, toi qui sait si bien les embobiner?

- Tu seras surprise d’apprendre que j’apprécie davantage la stabilité.

Cette fois, c’est moi qui éclate de rire.

- Ah ouais… Oublie ça pour ce soir. Alexi et Amélie sont à la maison.

- Alexi est chez toi? Comment va-t-il? Demande-t-il

- Bien. Danny est en voyage d’affaire. Il devrait revenir pour le week-end, mais je ne prendrai pas de chance pour samedi, je dois trouver quelqu’un pour veiller sur lui. Océane sera avec nous, donc je ne sais plus trop.

- Tu ne peux pas annuler.

- Merci de me le rappeler.

- Alors? Avec Nathaniel aujourd’hui?

- Ma parole… c’est la deuxième journée que je le vois. Qu’est-ce qui t’inquiète?

Je sens Fred hésiter au bout de la ligne.

- Rien. Je m’informais. Je te laisse prendre ton bain. À samedi.

- À samedi.

Je raccroche, perplexe. Fred, d’aussi loin que je me souvienne, a toujours eu le rôle du frère protecteur. Nous ne gravitions pas dans le même cercle d’amis, mais il était toujours devant ma porte la plupart des soirs de semaine et de fin de semaine. Nous avons grandis dans le même quartier, sur la même rue. Nous partagions nos passions communes, nos réflexions et notre humour. J’étais comme sa sœur. C’est ce qu’il me répète continuellement…

Les odeurs du printemps sont et resteront associées à de merveilleux souvenirs d’enfance, parmi ceux moins merveilleux.


Texte publié par Ariel, 5 mars 2016 à 21h26
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