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tome 1, Chapitre 1 « Tableau 1: Tic-Tac » tome 1, Chapitre 1

Tic, tac. Tic, tac. Tic, tac. Tic, tac. Tic, tac. Tic, tac. Tic, tac. Tic, tac. Tic, tac. Tic, tac. Tic, tac. Tic, tac. Tic, tac. Tic, tac. Tic, tac. Tic, tac. Tic, tac. Tic, tac. Tic, tac. Tic, tac. Tic, tac. Tic, tac. Tic, tac. Tic, tac. Tic, tac. Tic, tac. Tic, tac. Tic, tac.

Tic, tac. Tic, tac. Tic, tac. Tic, tac.

Tic, tac. Tic, tac.

Ça me rend folle. Le son de l’horloge suspendue dans mon atelier me rend folle. C’est le temps je pense. C’est le temps qui me dépossède et m’aliène, mais ça… ça c’est le problème de toute une vie. Je m’empresse de prendre une chaise et de la déplacer sous cette horloge. Je grimpe prudemment sur la dite chaise et m’étire pour atteindre la satanée tueuse. Au moment où je l’atteints, Françoise débarque dans mon atelier avec sa bonne humeur et sa trop grande volubilité pour mes oreilles déjà meurtrie par le son du temps qui file.

Le temps s’arrête.

C’est étrange. L’horloge fonctionnait parfaitement pendant que je travaillais sur mon projet artistique. Si bien qu’elle me transportait dans les questionnements existentiels des secondes qui s’écoulent. Et maintenant… Maintenant elle s’est arrêtée, comme ça, sans préavis. Je dirais pour me faire chier, mais ce n’est pas très courtois. Je l’aurais volontiers transformé en cadran surréaliste, comme dans la peinture de Dali, mais je n’ai pas de marteau.

- Lily! Tu es en retard. Le nouveau directeur de la Galerie est arrivé.

- Et alors?

- Tu es sérieuse?

- Je ne sais plus, taquiné-je.

- Il m’a ordonné gentiment de venir te chercher. Gentiment est sans doute un antonyme. Je dirais qu’il est terriblement contrarié que quelqu’un ne soit pas à l’appel.

Je saute pratiquement de ma chaise, enlève mon tablier et le lance quelque part près de mon bureau.

- J’avais complètement oublié, admis-je. Merci Françoise.

- Ne me remercie pas, répond-t-elle, je sens que tu vas m’en vouloir d’être venue te chercher.

- Il est si rigide? Pouffé-je.

- C’est tout un phénomène. Il a du charisme, des aptitudes en communication, grand, insupportable. Tu vas tomber amoureuse. Ce n’est pas comme ça que tu les aimes?

J’hausse les épaules, pas certaine de comprendre où Françoise veut en venir. Je fous l’horloge aux poubelles, sous le regard interrogateur de ma collègue, puis détache mes cheveux en marchant d’un pas rapide vers la salle de conférence. Je défroisse les faux plis de ma jupe et j’entre suivie de près par Françoise.

Premier contact avec le temps qui recule.

Vous savez, quand le temps passe sans que vous ayez conscience que les gens bougent autour de vous? Je n’ai jamais compris l’importance que nous accordons à des notions temporelle, ça ne sert qu’à rendre anxieux. Il faut se lever tous les matins pour aller travailler dans un espace, souvent commun, et, surtout ne jamais arriver en retard. J’ai toujours été de celles que l’on réprimande lorsqu’il s’agit de ponctualité.

C’est la plupart du temps volontaire. Parfois, j’oublie réellement quelle heure il est.

En ce moment, je regrette de ne jamais avoir travaillé sur ce défaut. Françoise se fait toute petite et retourne s’asseoir autour de la table de conférence. J’aimerais revenir dans le temps, quand j’étais debout à me demander dans mon atelier si je ne lançais pas mon tournevis dans l’horloge aux tic-tacs. J’aurais pu éviter d’être soumise à ce regard inquisiteur et profond. Bam. Contact visuel décisif d’une première impression.

Pas la peine de souligner que cette première impression est médiocre. J’ai les cheveux en bataille, la jupe froissée à force de m’être penchée sur mon œuvre et je suis couverte de tâches de peintures noires sur les mains et probablement sur le visage. Je n’ose pas me tourner vers la fenêtre qui reflète sans doute mon image. À ceci s’ajoute ma blouse qui dévoile un peu plus que nécessaire; des boutons s’étant détaché pendant que je travaillais.

C’est Dannick qui me fait signe subtilement alors que le nouveau directeur ne détache pas son regard bleu cyanide de mon visage. Je ne compte pas les minutes, ni les secondes, mais c’est terriblement long. Enfin, il parle :

- Lily Desrosiers?

- Oui. C’est bien moi.

J’ai l’impression d’être dans une salle de classe. J’entends quelques-uns de mes collègues murmurer. Nous sommes une dizaine dans la salle. J’ai envie de leur hurler que je les entends.

- La prochaine fois, j’apprécierais que vous soyez à l’heure lorsque je convoque l’équipe.

J’essaie un sourire timide qui s’efface devant son regard méprisant. Il replonge son nez sur ses documents et je m’empresse de m’asseoir…

Merde. La dernière chaise est à sa droite. Décidément, quand le temps joue contre moi. Il s’amuse, ça ne fait pas de doutes.

- Je me présente. Nathaniel Desrochers. Plusieurs d’entre vous me connaisse déjà.

C’est une blague? Desrosiers? Desrochers? Ce sera quoi le prochain? J’avale mon rire. Apparemment pas entièrement, car Nathaniel me fusille de nouveau de son regard bleu. Je baisse la tête et remarque ma blouse détachée. Je m’empresse de me boutonner. Dannick cesse finalement ses signaux subliminaux.

- Comme vous savez déjà, j’occuperai dorénavant le poste qu’avait Fred. Nous avons la chance d’avoir une Galerie qui fait office de musée d’Art dans notre quartier. Notre mission restera la même, mais nous aurons deux expositions supplémentaires par année. Je ne vous raconterai pas de mensonges : l’un de nos objectifs premiers de l’année 2014 est l’augmentation de la vente des œuvres des artistes permanents que nous représentons.

Il se tourne vers moi, avec un tel dédain que je commence à me demander si mes tâches de peintures noires ne recouvrent pas entièrement mes joues et mes yeux.

- Nous avons reçus beaucoup de curriculum vitaes, continue-t-il en fixant un point invisible devant lui, pour les expositions thématiques de l’année 2015. Plusieurs contrats de restauration nous ont aussi été alloués. Je suis donc heureux de vous apprendre que nous commençons très bien l’année. Continuez votre bon travail. Je ne vous retiendrai pas davantage, nous avons du pain sur la planche pour la mise en place de la prochaine exposition thématique.

Inutile de mentionner que je n’ai pas de montre. Bizarrement, j’aimerais connaître l’heure. J’ai faim.

Comme mes collègues courent pratiquement vers la porte, je me tourne vers le nouveau DG de la Galerie.

- Vous avez l’heure?

Nathaniel me fixe. Décidément, il y a quelque chose sur mon visage qui ne lui plaît pas.

- Fred m’a parlé de toi.

J’espère que vous avez noté qu’il me tutoie et que je le vouvoie.

- Ah…

Il attend que tous nos collègues soient sortis avant de trancher sèchement :

- Je ne serai pas aussi patient. Je ne tolérerai pas tes retards, peu importe ta notoriété dans le milieu artistique.

Je croise mes bras. Le temps recule encore.

- Et il faudra que tu te mettes aux dessins. Tes œuvres ne se vendent pas.

- C’est vraiment comme ça que vous traitez vos artistes? Raillé-je, elles ne se vendent pas, mais elles sont parfaites pour attirer la clientèle

n’est-ce pas?

Nathaniel hausse les épaules.

- Exact. Depuis le temps que tu baignes dans le milieu, tu devrais le savoir. Oh… c’est donc ça, fit-il avec un demi-sourire en se penchant vers moi, tu n’as pas l’habitude qu’on te confronte?

Je n’aurais pas dis ça de cette façon, mais maintenant qu’il le mentionne, je suis bouche bée par sa répartie. Chose certaine, il ne se gêne pas pour me faire comprendre qu’il n’a pas l’intention de me donner un traitement de faveur parce que je fais les couvertures médiatique des magazines d’art du Québec et de Paris. Je ne m’y attends pas non plus, mais je n’ai jamais été aussi insultée et mal à l’aise. Je n’ai absolument rien fait autre qu’arriver en retard à sa réunion de 10 minutes.

Sa proximité me gêne. Françoise a raison. Je les aime grand et insupportable, parce que je suis petite et détestable. J’arrive toujours en retard.

- Je vous trouve déplacé Monsieur Desrochers. Nous nous rencontrons pour la première fois. Ce serait apprécié que vous ayez un peu plus de maturité… Ce n’est pas une question de confrontation. Je ne suis arrivée que quelques minutes en retard. Ce que Fred vous a dit sur moi est biaisé par le fait que nous nous connaissons depuis que nous avons cinq ans. Merci de ne pas entrer trop vite dans les préjugés. Je prends mon travail très au sérieux.

Bang. Nathaniel me regarde cette fois avec un demi-sourire. J’ai l’impression qu’il s’amuse. Il hoche de la tête et me pointe la sortie.

- Au plaisirs de travailler avec vous Mademoiselle Desrosiers.

Je n’ai pas menti. Je prends mon travail au sérieux, contrairement au temps qui passe. Je sors précipitamment de la salle de conférence, ébranlée par la présence de cet homme. Il dégage quelque chose que je ne parviens pas à décrire. Il lance beaucoup trop de confiance autour de lui. C’est dérangeant. Je pourrais facilement le supplier de m’offrir un tout petit peu de cette confiance légendaire. Est-ce que ça s’apprend à l’Université? Non.

Je me moque de moi-même et je cours vers mon atelier. En fait, je ne cours pas, mais je m’y rends si rapidement que je n’ai même pas remarqué que je suis passée devant Dannick sans le remercier de m’avoir prévenue pour les boutons de ma blouse.

Cut fut ma première rencontre avec Nathaniel.

Mon histoire, c’est que je monte des installations et je créer des sculptures. Ça ne se vend pas ou à peine. Par contre, c’est beau et ça accroche. C’est une façon très brève de dire que les spectateurs aiment généralement ce qu’ils regardent, mais ne peuvent mettre une installation dans leur salon.

Qui plus est, je fais de l’art relationnel. La majorité de mes œuvres font participer le publique ou le spectateur. Ils deviennent actifs dans le processus de création et s’interrogent devant l’œuvre. Je questionne sa légitimité et la créativité.

Évidemment, c’est malheureusement le temps qui a été meurtrier entre moi et Nathaniel. Il ne m’a pas questionné sur mon travail. Il a simplement compris qu’il devra m’envoyer trois courriels au lieu d’un afin que j’assiste à ses réunions à l’heure.

Dans mon atelier, je me retrouve. C’est une partie de moi. J’ai la chance d’avoir pu louer l’un des locaux de la Galerie. J’y travaille généralement le soir, après mes heures de travail régulières. Françoise est chargée de projet et je l’aide à organiser les expositions. En tant qu’artiste permanente, je ne peux pas faire partie du comité de sélection des projets d’artistes qui nous sont envoyés, par contre je joue un rôle important dans la planification de la programmation. Pour les trois prochains mois, j’exposerai et participerai à l’exposition thématique du printemps. J’ai donc eu une permission spéciale de Fred, avant son départ.

C’est probablement ce qui agace Monsieur Desrochers. Je peux travailler dans mon atelier deux jours sur cinq, en conservant ma paye hebdomadaire comme technicienne en muséologie. Deux assistants m’aident généralement à la réalisation de mon projet. Aujourd’hui, c’est congé pour eux. J’avais besoin de me retrouver seule avec mon oeuvre.

Mon cellulaire sonne à l’instant précis où je m’apprête à me remettre au travail. Habituellement, je ne réponds pas. Je suis toutefois en mode rébellion contre le directeur. J’ai 29 ans, mais parfois, je suis une vraie gamine. J’ai le sourire aux lèvres lorsque je réponds.

- Desrosiers Bonjour?

- Quelle officialité!

- Et quel traître Frédérique Langlois!

- Qu’est-ce que j’ai fait? Demande mon ami avec un rire tout à fait naïf.

- Qu’as-tu dis à Nathaniel Desrochers à propos de moi?

Fred semble mal à l’aise au bout du fil. Je le connais depuis qu’il fait pipi au lit. Il ne peut rien me cacher.

- Nathaniel est réellement l’un de mes meilleurs amis Lily…

- Crache le morceau.

- Je… Je lui ai juste parlé de toi. De ton parcours.

- Mais encore? Tu ne l’as pas vu me regarder. Qu’est-ce que tu lui as dit.

- Oh… rien d’important…

- Fred. Je sens notre amitié en danger.

- Et comment! Moi aussi, pouffe-t-il, j’étais un peu soûl quand je lui ai parlé de toi. J’ai un peu honte, mais je ne peux pas reprendre les mots

qui sont sortis de ma bouche à ce moment-là.

- Je vais m’impatienter. Je suis au travail, j’ai une expo à préparer et une œuvre à terminer.

- Je t’invite à prendre un verre alors?

- Je n’ai pas ma voiture, tu viens me prendre?

- Ok. Pas de problème.

- Ne pense pas que je vais oublier d’ici là. Si ça se trouve, Desrochers va me rappeler qu’il me déteste quelque part avant la fin de la journée.

- Je te raconterai, soupire Fred. Je t’appelais pour te préciser que le dîner de samedi prochain est à 17h. Tu vas mettre une alarme sur ton

cellulaire?

- Oui. Merci.

- N’oublie pas.

- Je n’oublie pas, ris-je, à ce soir.

- Bye petite fille.

Je souris et raccroche. Ça me fait toujours du bien de parler à Fred. Il avait pris temporairement la direction de la Galerie l’année dernière, suite à la démission de Katia. Travailler avec Fred avait été épuisant. C’est un perfectionniste. Le genre d’homme qui structure, planifie et organise avec tellement de jouissance que ma tête ne peut qu’exploser en sa présence. Je ne serais pas étonnée que Nathaniel et lui ait en commun ce petit « control-freek-problem ». Travailler avec lui avait aussi été très éprouvant émotionnellement, car Fred me connaissait trop bien et l’inverse était aussi vrai.

Mon ami est un véritable charmeur. Aussitôt qu’une jeune artiste entrait dans sa Galerie, il devenait subitement moins objectif. Il aurait été prêt à toutes les représenter, pourvu qu’elle soit blondes, brunes, rousses et qu’elles aient les fesses et la poitrine bien rondes.

J’exagère. Mais le point reste le même.

De mon côté, mon objectivité était aussi voilée par les grands insupportables. J’avais un penchant inné pour les hommes qui me faisaient du mal. C’est la malédiction des femmes célibataires. Françoise, notre chargée de projet, nous le répétait continuellement durant les sorties bien arrosée. Bref, Fred et moi étions un petit duo comique, mais complètement incompatible. Fred ne pouvait pas me faire du mal. À l’inverse, mes fesses et ma poitrine n’étaient plus celle d’une ado de 16 ans. Je suis une artiste. Je hais le sport.

Au travail, nous étions comme chien et chat. Fred est super-hyper-extra organisé. Le désordre est mon leitmotiv et m’aide à survivre. Je vois un produit nettoyant et je fuis. C’est immanquable. Force est d’admettre que Fred est beaucoup trop bien pour moi.

La journée passe sans problèmes majeurs et j’entends encore le tic-tac de l’horloge que j’ai mise à la poubelle. Elle est repartie. Sans réfléchir, je m’allonge au sol, sur le ventre, et je pose mon oreille contre la surface froide du béton. J’entends des échos et des bruits indistincts. Ça m’apaise, puisque je n’entends plus le son du tic-tac.

Je suis dans cette position lorsque Desrochers entre dans mon atelier. Le bruit de ses pas, dans ma position, me fascine.

J’ai envie de lui crier de foutre le camp. Il vient de franchir la barrière interdite. Je suis muette, carrément étonnée d’être face à ses souliers bien cirés. C’est certain. Fred et lui doivent forcément partager la perfection de la propreté.

Étrangement, mes palpitations cardiaques accélèrent. C’est sans doute parce que je me sens coupable d’être allongée sur le béton. J’ai l’air bizarre, ça ne fait aucun doute.

- Qu’est-ce que tu fais?

- Et toi? Demandé-je sans réfléchir et sans me lever.

- Fred t’attends.

- Déjà? Quel heure est-il?

- C’est sérieux? Grogne-t-il

- Non.

J’ai menti.

- Pourrais-tu te lever s’il te plaît?

Son débit verbal semble hésitant.

- J’écoute les sons de l’atelier, chuchoté-je, allonge-toi, écoute avec moi, dis-je en retenant mon rire.

Ça lui apprendra à me traiter comme une imbécile; je ne fais que répondre à ses attentes. Je ne suis pas préparée du tout à le voir s’allonger

près de moi. Imprévisible. Son visage est maintenant bien trop près du bien. Son corps aussi d’ailleurs. Son souffle touche presque mon visage. Ses yeux bleus me scrutent avec autant de mépris que dans la salle de conférence, mais quelque chose d’autre se dessine sur ses lèvres : une esquisse (une riquiqui esquisse) de sourire. Je le vois au coin de ses lèvres. Ses sourcils son épais et noirs. C’est peut-être ce qui donne à son visage cet aspect austère.

- Satisfaite? Maintenant lève-toi, il t’attends. J’aimerais aussi fermer la Galerie, dit-il sèchement.

J’éclate de rire malgré moi. Un rire franc et juvénile. Fred entre à cet instant précis.

- Mais qu’Est-ce que vous faites? Je rêve? Dans quoi l’as-tu entraîné? Demande Fred.

C’est à moi qu’il parle.

Je me lève brusquement et Nathaniel m’imite. Il croise ses bras et je défroisse ma jupe. Je nettoie mes mains et ma blouse, puis ris de nouveau en allant prendre mon sac à main et mon manteau. Il fait terriblement froid dehors.

- Nous écoutions les sons de l’atelier.

Je vois Nathaniel secouer la tête en guise d’exaspération.

- Elle écoutait les sons de l’atelier, j’essayais de la convaincre de sortir de l’atelier.

- À demain monsieur Desrochers.

Fred donne une petite tape amical sur le bras de Nathaniel.

- Ça ne fait que commencer. Prépare-toi au pire.

Je fous un coup de poing tout aussi amical dans le ventre de Fred et prend son avant-bras.

- Amène-toi.

Nous sortons finalement de la Galerie. Nathaniel a le sens de l’humour. Autrement il ne se serait pas abaissé au béton de l’atelier. Je souris intérieurement. Dans la voiture de Fred, j’allume la radio. Mon ami me laisse faire.

- Tu as passé une belle journée? Interroge-t-il.

- Oui. Bien sûr. J’ai travaillé sur mon projet. Ça avance. Le problème, ça va être l’espace alloué durant l’Expo.

- Pour quelles raisons? Nous n’avions pas vérifier les mesures?

- Oui. Mais…

- Merde. Non! Hors de question.

- Dommage. Tu n’es plus le patron.

- Lily… Nathaniel est cent fois plus stricte que je ne l’étais.

- Je prépare un labyrinthe humain, c’est légitime de demander plus d’espace.

- Ne penses-tu jamais aux autres exposants?

- Oui, oui, marmonné-je.

- Bon. Où voulais-tu aller prendre un verre?

- St-Bock?

- Tu es certaine?

- Pas toi on dirait.

- J’ai besoin d’un endroit plus calme.

- Ce que tu as dis sur moi à Nathaniel est si catastrophique? Tu as peur que je pète les plombs?

Fred rit.

- Non. Pas à ce point. J’ai eu une journée terrible.

- Ne me dis pas que ta dernière conquête vient de te laisser.

- J’adore ta compassion et ton soutien.

- Pas de quoi.

Je me cale davantage contre le siège de la voiture.

- Que dirais-tu d’aller dans un petit lounge sur St-Denis.

- Allons-y! Que s’est-il passé aujourd’hui?

- C’est maintenant que tu démontres de l’empathie.

- Je suis suffisamment gentille avec toi. Allez… Raconte.

- Comme tu savais, j’ai pris les rênes d’une autre Galerie. Nous sommes deux associés. Nos idées pour la programmation 2015 n’arrivent pas à un point d’entente.

- Vous avez pensé à faire des compromis?

- Oui. Bien entendu. Le problème, c’est le budget. Nous ne gérons pas les finances de la même manière.

- Quand je parlais de compromis, je voulais simplement faire remarquer que j’ai l’impression que tu as tendance à ne pas en faire?

- Bon… Qu’est-ce qui te fait dire ça?

- Tu veux toujours tout contrôler Fred.

- Tu dis ça parce que le contrôle t’effraie.

- Pas du tout! Il faut simplement savoir déléguer parfois. Ça peut être effrayant de ne pas contrôler une situation. Je peux te comprendre.

Mais les idées des autres peuvent aussi fonctionner. Ton collègue a certainement d’excellentes compétences. Il n’est pas arrivé à ce poste par hasard.

Fred grogne. Je regarde son profil et sourit. Il a beaucoup de classe aujourd’hui. Il vient de se faire couper les cheveux et il sent bon. Il a toujours une petite barbe naissante. Ça le rend un peu plus sauvage en contraste avec sa coupe soignée.

- Qu’est-ce que tu fixes? Demande-t-il.

- Rien. Ta belle gueule.

- J’arrête la voiture et nous regardons le clair de lune? Provoque-t-il.

- N’importe quoi. Direction le lounge.

- Tu sais, je suis épuisé de t’attendre, taquine-t-il, quand te décideras-tu à me regarder?

- Ne commence pas Frédérique.

- Quand tu prononces mon prénom comme ça…

- Je te hais. Arrête la voiture.

Nous rions tous les deux, puis nous revenons à la question litigieuse de sa prise de décision à sens unique. Frédérique apprécie mes opinions. Il ne prend jamais personnel les critiques que je peux avoir à son propos, sauf si cela remet en question son honnêteté et son intégrité. C’est beau être un coureur de jupon, il est toujours sincère.

Nous arrivons finalement au lounge, où je prends une place confortable dans un sofa. C’est un bel endroit, un peu chic. J’enlève mon manteau et regrette de mettre allongée sur le sol de béton. Frédérique me regarde en retirant le sien et pouffe de rire.

- Avoir su, je t’aurais conduis dans le magasin le plus proche t’acheter un autre chandail.

- C’est si catastrophique?

Frédérique me toise un moment. Son regard est rieur et affectueux.

- Non. Regarde le menu, je vais aux toilettes. Tu sais ce que je prends.

- Ouais.

La serveuse s’arrête à notre table au moment où Fred sort des toilettes. Je lui commande une bière rousse et je me prends une blonde.

Lorsqu’il s’assoit, je remarque :

- Je me sentais presque mal de ne pas prendre l’un de leur cocktail. Pourquoi sommes-nous ici? Reproché-je.

- Excellent. Tu as déjà oublié.

- C’est donc ça! Tu utilises l’environnement pour me faire oublier! Que je m’exclame.

- Merde.

- Je t’écoute attentivement.

Frédérique hausse les épaules et s’installe confortablement. Au passage, il reluque l’une des jolies serveuses. Je soupire et j’essaie d’avoir un

regard insistant.

- Je lui ai dis que tu étais lunatique.

- Mmmh. Mmmh.

- Et que tu n’étais pas ponctuelle. Jamais.

- Mmmh. Mmmh. Jusque-là, tu énumères bien mes défauts.

- J’étais soûl.

- Arrête avec ton mystère Fred. Allez!

- Je lui ai dis de faire attention.

- Attention?

- À ne pas te laisser manipuler.

- Manipuler?

Cette fois, je fronce les sourcils.

- Je n’aime pas du tout où tu nous amènes, dis-je honnêtement.

La serveuse choisit ce moment pour apporter nos bières. Fred cale pratiquement la sienne et il décroise une jambe pour se pencher vers moi, par-dessus la table.

- C’était surtout pour rire. J’ai peut-être, ou peut-être pas, parlé de Laurent.

Cette fois je pousse une exclamation entre mon soupir et je recule contre le sofa. C’est bien la première fois que je sens Fred mal à l’aise.

- Tu as parlé de ma relation avec mon ancien directeur de thèse?

- Oui. Je m’excuse.

- On dirait que ça t’a marqué plus que moi…

Le temps recule. Encore. C’est étonnant à quel point le passé me rattrape constamment. Je pense que je suis abonnée au voyage dans le temps.

- Tu étais une épave. Souviens-toi. J’ai simplement mis en garde Nathaniel de ne pas succomber à tes charmes, que tu pouvais… être convaincante…

- C’est comme ça que tu me vois? Fis-je surprise.

- Non. J’étais soûl.

- Donc c’est comme ça que tu me perçois?

- Lily…

Fred termine sa bière et dépose son verre sur la table devant nous. Je suis blessée et je ne le cache pas. Cette relation a pourrie cinq années de ma vie. Laurent avait été froid, exigeant, grand et insupportable. Il avait aussi été trop possessif et dominant… Je n’aime pas me souvenir de Laurent. C’est un poison fichtrement puissant. Il peut facilement circuler dans mes veines et mon cerveau pour me paralyser.

- C’est cruel, dis-je en baissant les yeux sur mes mains. Pourquoi en parler au directeur de la Galerie dans laquelle je travaille? J’ai déjà

suffisamment eu affaire aux préjugés. Je suis célibataire. Mes fréquentations sexuelles ne te concernent pas…

Je devine que ma dernière phrase irrite mon ami, car il adopte une attitude de fermeture. Il fait signe à la serveuse d’approcher, lui offre un sourire superbe, aux belles dents blanches bien alignées. La serveuse y répond avec autant de magnificence. Il commande une autre bière, joue le jeu de la séduction. Lorsque la serveuse nous quitte enfin, il se tourne vers moi les bras croisé.

- J’avais bu. C’est tout. Je n’ai pas réfléchi et je connais Nathaniel, mais je te connais aussi. Qu’est-ce qu’il faisait étendu dans ton atelier?

Je ris en me remémorant la scène.

- C’est une bonne question. J’étais aussi surprise que toi.

Fred n’aime pas ma réponse, je le vois dans ses yeux. S’il n’avait pas été mon meilleur ami depuis presque vingt-cinq ans, j’aurais cru qu’il était jaloux.

- Tu… tu es une belle femme Lily. Fais attention. C’est tout. Et tu attires les salauds.

- Ne me le rappelle pas.

- Je voulais juste te protéger.

- De Nathaniel? Je pense que tu as accompli l’inverse. Il risque de me trancher la gorge bientôt et d’offrir mon poste à qui passera devant la

Galerie.

- Tu exagères.

- À peine.

- Je suis pardonné?

- Après m’avoir offert deux bières, peut-être.

- Excellent!

C’est ainsi que nous passons le reste de la soirée : à boire et discuter. Je ne suis pas rancunière et je dois accepter mon passé pour avancer. Laurent est une histoire sordide de soumission et de larmes. Je suis une personne positive, qui s’illusionne par moment, mais je ne reste pas attachée aux situations qui m’ont fait du mal, même quand le temps me rattrape. J’ai un excellent réseau social, un travail et une passion qui me comble. C’est suffisant pour ne pas transformer les conflits en drame sociaux.

Plus tard dans la soirée, Océane nous rejoints, une amie d’enfance aussi. Elle est avec son conjoint et nous continuons à boire tranquillement jusqu’à la fermeture.

Le temps, au fond, me poursuit et je le fuis. Parfois, je lui fous une raclée. Souvent, il gagne. Toutefois, l’importance que Fred et Océane ont dans ma vie vaut plus que toutes les fois où je suis tombée amoureuse…


Texte publié par Ariel, 5 mars 2016 à 20h40
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