— Va-t’en de ma chambre, vite !
Sans ménagement, Emma poussa sa grande sœur jusqu’à la porte, avant de la lui fermer au nez – elle appréciait beaucoup Lucie, mais elle était convaincue que celle-ci se moquerait d’elle si elle soupçonnait ses intentions. Elle tourna ensuite la clef dans la serrure et vérifia que plus personne ne pouvait entrer.
— Emma ! s’outra Lucie. Qu’est-ce que tu fabriques ?
— Rien.
La poignée de l’huis pivota devant Emma. En vain.
— Ouvre, gronda Lucie. Tu ne m’as même pas laissé récupérer mon jeu de cartes…
— Je te le rendrai dans cinq minutes.
— Qu’est-ce qu’il te prend ? Maman nous a interdit de nous enfermer, en plus.
Emma soupira. Lucie était parfois si têtue !
— Cinq minutes, répéta-t-elle d’une voix suppliante.
Céder lui était impossible : le jour était tombé, sa mère n’était pas à la maison afin de la surveiller, et elle venait d’entrapercevoir une étoile filante… C’était le moment ou jamais d’adresser son vœu au père Noël !
Oui, il fallait juste que Lucie s’éloigne.
— Pourquoi ? insista encore cette dernière.
— S’il te plaît.
Lucie souffla avec force.
— Je te préviens, si tu es toujours cloîtrée quand maman rentre, ne compte pas sur moi pour te couvrir.
Emma ignora la menace et sautilla.
— Merci !
Elle attendit que le bruit des pas de Lucie s’amenuise, puis se dirigea vers sa fenêtre, située en hauteur. Là, elle se hissa sur sa table à dessin et souleva la vitre sans difficulté – une fois que le loquet était tiré, c’était un jeu d’enfant.
Le vent d’hiver la percuta, la glaçant des pieds à la tête, mais Emma ne s’en préoccupa pas. Elle regarda plutôt les astres, et chercha à deviner lesquelles se remarquaient aussi depuis le Pôle Nord…
La nervosité la gagnait. Il s’agissait de sa première demande au père Noël adressée de vive voix. D’ordinaire, Emma rédigeait une lettre et la postait en compagnie de sa mère ; une tradition qu’elle n’avait pas osé renouveler cette année de peur que Lucie se gausse d’elle.
Lucie ne croyait plus du tout au père Noël… Dès qu’elle l’évoquait, impatiente que survienne la Grande Nuit, elle rigolait et la traitait d’idiote. Pire, elle ne cessait alors plus de lui répéter qu’il était temps qu’elle mûrisse, qu’elle mette ses rêves au placard… Souvent, ses propos causaient de la peine à Emma. Néanmoins, elle avait conscience qu’ils étaient faux.
Le père Noël existait. Emma l’avait entendu l’an passé ; les grelots de son traîneau avaient résonné juste au-dessus de son ancienne chambre quand il s’était arrêté chez eux !
Oh ! Lucie était folle pour douter de lui. Folle… ou très triste.
Emma se demanda soudain si leur récent déménagement lui pesait également. Elle espéra que non et s’obligea à se concentrer sur le ciel.
— Père Noël ?
Son ton était rauque, tremblant d’émotion. Elle se racla la gorge.
— Je n’ai pas l’habitude de te parler, mais je suis sûre que tu m’écoutes. Je… je ne t’ai pas écrit de lettre, désolée… Si tu es d’accord, j’aimerais quand même te dire ce que je désire à Noël. Je sais qu’on est déjà le dix décembre, s’il est trop tard et que tu n’as plus de place sur ta liste, tant pis.
Emma inspira, serra le rebord de la fenêtre. Elle souhaitait tant que son rêve se réalise !
— Voilà : on a déménagé. Maintenant, on vit plus près du travail de maman. Je suis dans une nouvelle école, mes anciennes copines sont loin, et je pense qu’elles m’ont oubliée… En plus, les filles de ma classe ne m’apprécient pas beaucoup. Elles m’évitent ou se moquent de moi… Je me sens très, très seule, pourtant, je n’ose pas l’avouer à ma famille. J’ai peur que maman et Lucie soient tristes. Mon vœu serait donc d’avoir une amie.
Emma abaissa ses paupières.
— S’il te plaît, trouve-moi une amie, père Noël. Je te promets que je serai très sage.
Elle patienta quelques secondes, puis scruta la nuit avec intensité, y traquant le moindre signe qui prouverait qu’elle avait été comprise. Elle n’en décela pas, mais conserva espoir.
Emma s’apprêtait à refermer la fenêtre, quand elle s’exclama :
— J’ai failli oublier ! Si Lucie est triste, est-ce que tu veux bien lui offrir un cadeau qui la fera sourire ? Merci, père Noël.
Emma regagna le sol. Elle s’empressa ensuite de déverrouiller sa porte, récupéra le jeu de cartes de Lucy et attrapa son livre favori sur sa table de chevet, avant de quitter la pièce d’un pas léger.
Coincée derrière son banc, Emma était assise dans sa salle de classe ; elle contemplait en silence la date du 20 décembre, entourée sur le calendrier accroché à côté du tableau vert. Plusieurs calculs étaient affichés sur ce dernier, mais elle n’avait désormais plus besoin de s’en préoccuper, car elle les avait déjà recopiés et résolus à l’intérieur de son cahier.
Un soupir manqua lui échapper. Lasse d’attendre, elle n’escomptait qu’une chose : que l’heure de la récréation arrive ou que son institutrice annonce qu’il était l’heure de commencer les corrections.
Comme pour l’exaucer, la sonnerie retentit.
Emma attrapa dans son cartable le roman que sa mère lui avait offert récemment et s’installa dans le rang en train de se former près de la porte, à côté d’un garçon qui la snoba. Ses camarades et elle se rendirent alors dans la cour, où ils se dispersèrent.
La plupart des filles demeurèrent entre elles, en petits groupes ; certaines jouèrent à la corde à sauter et s’y défièrent, d’autres s’amusèrent avec leur console ou leur hand spinner. Emma observa sa lecture, puis les scruta à tour de rôle, hésitante. Devait-elle risquer une approche ? Nulle ne lui accordait d’attention, mais est-ce que ça signifiait qu’aucune ne l’accepterait dans leur jeu ?
Elle s’arma de courage, ignora le poids tombé dans son ventre – un vœu ne suffisait pas, il fallait aussi qu’elle y mette du sien – et se dirigea vers le clan des cordes à sauter, le plus proche d’elle.
Emma déglutit.
— Je peux m’amuser avec vous ?
Deux regards étonnés convergèrent vers elle. Elle désigna la corde.
— Tu en as une ? l’interrogea Sophie, la plus grande fille de la classe.
— Non… Vous acceptez qu’on partage la vôtre ?
— Je savais pas que tu aimais ça.
— J’ai envie d’essayer, affirma-t-elle avec timidité.
— Tu n’es pas une habituée ?
Elle confirma.
— D’accord, souffla Sophie. Louna et moi, on tient la corde. Si tu trébuches, tu as perdu.
Ravie, Emma opina et se mit en position.
— C’est parti, lui annonça Sophie.
La corde s’éleva, la contourna… et elle bondit pour la laisser filer sous ses jambes. Hélas, lorsqu’elle revint, Emma ne fut pas assez rapide : l’un de ses pieds s’emmêla dedans. Malgré elle, elle tomba sur les pavés et un pic de douleur lui traversa le genou.
Les larmes la menacèrent. Toutefois, elle les ravala en percevant des rires dans son dos.
— T’es trop nulle, la nouvelle ! s’esclaffa Louna tandis qu’elle se relevait.
— Tu es plus douée pour tes bouquins, enchérit Sophie.
Blessée, Emma ne rétorqua rien. Elle baissa même la tête afin que les deux filles ne remarquent pas ses pleurs.
— Eh, si tu joues pas, va-t’en, la rabroua Sophie. Tu gênes.
Elle s’écarta et serra son livre contre sa poitrine. Puis elle vit qu’elle avait écorné un coin de l’œuvre dans sa chute, et sa tristesse s’en trouva décuplée.
Emma n’essaya pas de rejoindre un groupe différent. Ses efforts étaient vains ; il n’y avait pas d’amie qui l’attendait ici, elle l’avait pressenti dès le jour de la rentrée. Humiliée, elle gagna un endroit plus isolé, s’assit par terre et plongea dans sa lecture.
Plus qu’à n’importe quel instant, elle désirait que le père Noël réalise son souhait.
Les paupières d’Emma papillonnèrent, avant qu’un bâillement ne lui échappe. Tout en s’étirant comme un chat, elle se redressa dans son lit et détailla son environnement. À cause des volets, fermés, sa chambre était plongée dans une douce pénombre. Cependant, son instinct lui affirmait que le jour était levé…
Noël était enfin arrivé !
L’espoir envahit aussitôt Emma, qui sourit – si son vœu avait été entendu et exaucé, elle ne serait dorénavant plus seule.
Elle repoussa ses couvertures, bondit au sol ; elle se précipita ensuite hors de sa chambre et dévala les escaliers. Dans le salon, plusieurs paquets s’étalaient sous le sapin vert, mais Emma leur jeta à peine un œil : elle n’avait rien demandé de matériel. Elle s’approcha de sa mère, assise dans leur canapé avec une tasse de café brûlant à la main, pour lui embrasser la joue.
— Joyeux Noël, maman ! la salua-t-elle.
— Joyeux Noël, poussin. Tu ne déballes pas tes cadeaux ?
— Oh, je n’en ai pas sous le sapin.
— Bien sûr que si, répondit sa mère avec surprise. Pourquoi n’en aurais-tu pas ? Aurais-tu été vilaine sans m’en avertir ?
Emma écarquilla les yeux.
— Va vérifier, l’encouragea encore sa mère.
Elle obéit… et se rendit compte qu’un cadeau l’attendait en effet. Muette, elle s’en empara.
Très vite, Emma eut le loisir de contempler deux recueils de contes illustrés ; l’un était des frères Grimm, le second d’Hans Christian Andersen.
Tous deux étaient magnifiques. Pourtant, une fois son émerveillement premier passé, Emma ressentit une certaine appréhension à leur vue. Que signifiait leur présence sous le sapin ? Le père Noël avait-il échoué à lui apporter une amie ?
Une pointe de chagrin l’enserra face à cette perspective, elle lui obstrua la gorge et comprima sa cage thoracique. Néanmoins, Emma s’échina à la masquer… Il était hors de question d’alarmer sa mère ! Qui plus est, la journée n’était pas terminée. Il lui fallait garder confiance.
Mais les heures défilèrent, chacune plus éprouvante envers son moral que la précédente. Emma observa sa sœur déballer ses cadeaux, aperçut les coins de ses lèvres qui se rehaussaient. Elle mangea et entama l’un de ses recueils, tenta de profiter de l’atmosphère de fête qui régnait sous leur toit. En vain, hélas… À aucun moment, elle ne réussit à se débarrasser de ses craintes. Oh ! Tiendrait-elle jusqu’à la fin de l’année scolaire sans avoir la moindre amie ? N’avait-elle pas été assez sage pour en mériter une ? Aurait-elle dû écrire une lettre malgré tout ?
Épuisée par ses réflexions, Emma demanda l’autorisation de se promener dehors – le spectacle des décorations lumineuses installées serait sans doute une bonne distraction –, et Lucie accepta de l’accompagner.
Durant un temps, elles s’amusèrent à se chamailler. Puis, elles entreprirent de dénicher les plus beaux décors de leur quartier. La plupart des maisons les captivèrent tout de suite. Tant de couleurs ! Tant de lumières ! Entourées par des guirlandes, certaines fenêtres rivalisaient d’imagination pour représenter le Pôle Nord.
— Eh, s’exclama soudain Lucie, il y a un renne dans le jardin là-bas.
Emma tourna la tête et le remarqua ; grand et éclairé, il possédait un profil avenant surmonté d’un nez rouge.
— Il y a des elfes derrière lui ! se réjouit-elle.
Elle ne les avait pas immédiatement repérés, mais ils étaient très jolis, au point qu’elle traversa la rue pour les contempler de plus près.
— Eh ! Ne t’éloigne pas, protesta Lucie
Emma ne l’écouta pas. Elle gagna la limite du jardin et se pencha vers les figurines. Les bras croisés, Lucie lui fit ensuite signe de revenir vers elle.
Plus obéissante, Emma effectua un pas en sa direction ; un pas qui se solda par un poids qui la percuta.
Elle chuta sur les pavés.
— Mince ! entendit-elle à ses côtés.
Elle rencontra alors le regard marron d’une fille de son âge.
— Je suis désolée, bafouilla celle-ci. Je… je n’ai pas fait attention, je me dépêchais.
Emma n’eut pas l’occasion de la rassurer, car Lucie parvint à leur hauteur et souffla :
— Tout le monde va bien ?
Elles confirmèrent, se redressèrent. Là, Emma nota que l’autre fille avait laissé tomber son sac et que son contenu gisait à leurs pieds. Sous les yeux de sa sœur, elle s’empressa donc de lui apporter son aide afin de tout ramasser.
Emma posa sa main sur le dos d’un livre, s’en saisit… et resta figée quelques secondes devant à sa couverture. Il s’agissait de son roman fétiche, qu’elle gardait sur sa table de nuit. Quelle drôle de coïncidence !
Émue, elle le tendit à sa propriétaire.
— Ouf, il n’est pas abîmé, se réjouit cette dernière. C’est mon préféré !
La bouche d’Emma s’arrondit.
— C’est le mien aussi, avoua-t-elle, rayonnante.
— Vraiment ?
— Oui. Je… je m’appelle Emma et toi ?
— Imane.
Les deux enfants échangèrent un sourire et, à cet instant précis, Emma sut qu’elle n’avait plus à s’inquiéter.
Le père Noël avait bel et bien exaucé son souhait.
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