Un corbeau fendait les cieux, tournoyant, le regard alerte et les plumes prenant le vent glacé avec aplomb. Ses cabrioles étaient vives et gracieuses. Pour toute personne posant un coup d’œil sur sa livrée de jais, il était évident qu’il s’agissait là du phœnix de l’hôte de cette ville.
Un nouveau revirement rapide lança son corps fin mais robuste vers les forêts. Son vol se fit plus sinueux, plus libre. Ses yeux cessèrent de chercher, juste quelques instants.
- Poule ! Cria-t-on depuis le couvert des arbres.
Une balle fusa d’entre les faîtages et pénétra une des ailes étendues. Le corbeau poussa un long cri alors qu’il chutait en piqué vers des amateurs de chasse qui riaient. Il avait beau battre des ailes, il n’arrivait à rien d’autre qu’à s’effondrer droit vers la plaine.
- Quelque chose est tombé ! Remarqua un jeune tireur de quatorze ou quinze ans.
Avec un des hommes qui l’accompagnaient, il s’approcha de la créature noire qui se redressait avec difficulté, l’aile étendue et en sang. Le flanc lui-même atteint, brûlé et à vif. L’adulte donna un coup de pied dans la masse qui ne remua même pas, trop choquée par la douleur, trop affaiblie par la perte de sang.
- Un oiseau… Bah, c’est qu’un corbeau. C’est pas grave. Viens Tom.
- Ouais, ‘pa !
Le garçon trottina à sa suite, abandonnant le volatile qui se dressa péniblement sur ses pattes. Il s’avança en traînant derrière lui son aile invalide qui se délestait des plumes et libérait des coulées carmines.
Mais son œil vermeil commençait à se fermer, petit à petit.
Thierry Evrard tournait les pages du quarante-quatrième Doraemon assis sur un banc gelé. Il leva les yeux en entendant l’église sonner. Déjà neuf heures. Les cours allaient commencer d’un instant à l’autre et il ne pouvait rien faire pour y échapper.
Si.
Il pouvait rester ici, le nez plongé dans un manga qu’il avait déjà lu dix fois, les fesses entièrement paralysées par le froid ; il pouvait attendre qu’un policier arrive et le ramène de force dans cette horrible prison qui contenait tellement de détenus. Certains plus malheureux que d’autres.
On était quel jour ? Jeudi… Il pouvait donc imaginer que son professeur d’Histoire, Mademoiselle Pos, faisait rentrer tout le monde dans la classe et que l’appel serait bientôt lancé. On prononcerait son nom et il ne serait pas là. On joindrait ses parents, ça ne lui poserait que des problèmes…
Il serra sa main sur son poignet couvert par une mitaine noire en laine bien chaude puis remonta son écharpe sur sa bouche.
Il avait tenté de nombreuses fois d’attendre que le temps s’égraine, que les cours lui soient épargnés mais depuis qu’un policier avait contacté sa mère, il le redoutait. Entre deux maux, il devait en choisir un.
Thierry fit glisser une nouvelle page et soupira en voyant que c’était déjà la fin du chapitre. Une excuse en moins. Il ferma l’ouvrage et l’enfouit prudemment dans le sac à grâce à une partie renforcée où le précieux livre ne risquait rien. Seulement, alors, il se leva et partit vers le collège, traînant les pieds tandis qu’il jetait sa besace sur son épaule.
Il avança le long de la rigole, observant l’eau s’écouler par endroit, son regard se perdant des fois sur les voitures qui cheminaient avec des personnes trop pressées. Les klaxons se mêlaient à la cacophonie des toux, des gens qui se hâtaient, des sifflements d’oiseaux et des vociférations. Tant de choses que Thierry aurait fait disparaître si son téléphone intelligent n’avait pas seulement quelques pour cent de batterie restants.
Il ne pouvait se permettre d’user tout ce qu’il avait encore en musique.
Un cri plus proche l’empêcha de poser le pied sur une forme noire. Reculant d’un pas, il eut la surprise de découvrir un corbeau dans une flaque de sang. Il eut une seconde de stupeur, ignorant s’il devait sauver cette petite créature aux yeux bien étranges ou pas. D’un côté, il aimait les animaux et en avait toujours voulu un, de l’autre sa mère n’était pas pour et elle détesterait un tel « nid à ordure ». Et finalement… cet oiseau allait mourir s’il ne faisait rien.
Même si sa mère n’était pas pour, il devait faire quelque chose.
Aussi il s’accroupit et récupéra prudemment le volatile qui s’agita. Thierry hésita quelques fragments de secondes puis retira son écharpe dans laquelle il emmitoufla l’oiseau. Il le serra précautionneusement contre son cœur et se redressa pour retourner chez lui. Quelle belle excuse pour fuir l’école, tout de même. C’était juste triste qu’un pauvre corbeau doive en pâtir pour se faire.
L’adolescent fila en direction de son chez-soi, passant devant une boutique de manga après quelques minutes de marche. Il jeta toutefois un coup d’œil par la vitrine et fit attention lorsqu’il se glissa dans le hall d’entrée annexe. Il retira ses chaussures et se hâta de grimper jusqu’à l’étage, tirant sur le bas de son pull pour espérer dissimuler sa gorge.
Après avoir gravi les marches quatre par quatre, il se calfeutra dans sa chambre où il put installer l’oiseau sur le bureau, seul endroit suffisamment rangé et stable. Il s’empressa de mettre son téléphone en charge et put dès lors faire des recherches. Il posait toutefois un regard surpris sur le corbeau. À bien y réfléchir, il n’avait pas tenté une seule fois de s’en prendre à lui, pas de coups de griffes, pas de coup de bec. L’animal le fixait de son œil tranquille alors que sa respiration paraissait très lente.
- Courage petite bête.
Il lui caressa la tête prudemment et, une fois encore, fut simplement observé avec une certaine déférence.
Thierry fouilla les quelques premières pages d’internet et trouva des solutions satisfaisantes. Il savait maintenant comment contenir l’hémorragie, grâce à un linge frais, et il tâcha tant bien que mal de remettre l’aile dans sa posture normale. Il demeurait stupéfait de voir l’oiseau le regarder le manipuler avec ce flegme. Seul un petit croassement sortait de son bec s’il le rudoyait par mégarde. Il voyait bien que son bandage n’était pas parfait mais, au moins, il ne se teintait pas de rouge et l’aile paraissait en meilleur état de la sorte.
Alors, il récupéra une boîte où il restait trois exemplaires cornés du dernier Shingeki no Kyojin en date et y perça des trous malhabiles pour enfin y déposer l’animal, toujours dans l’écharpe. Il lui prépara un fond d’eau grâce à un petit récipient et un autre avec du pain sec ainsi que des restes de gaufres ou biscuits trouvés çà et là.
- Ça va bien vite aller mieux. Comment te sens-tu ?
Pas de réponse. Qu’espérait-il ?
Il se rendit dans la salle de bain et retira ses mitaines pour se laver les mains, dévoilant des lacérations sur leurs dos. Elles commençaient un peu sur le poignet et s’étendaient jusqu’au début de ses doigts. Si seulement il n’y en avait pas aussi sur ses paumes… De même que sa gorge était couverte d’hématomes plus ou moins récents.
Il s’observa dans le miroir et dissimula son amertume. Comme ça, à voir son visage pâle et juvénile constellé d’innocentes taches de rousseur, on imaginait mal ce que ses vêtements cachaient. À voir ses yeux gris clair, sublimé par un grain de beauté en dessous du gauche, on ne réalisait pas que c’était de la tristesse qui obscurcissait tant son regard que son jugement. Ce qui attirait le plus l’attention, c’était plutôt la petite tresse faite dans la mèche plus longue qui épousait son visage rond ou encore le vert vif qui ornait la moitié de ses cheveux châtains.
En somme, lorsqu’on le croisait ou le voyait de face, il paraissait normal. Mais dès qu’on s’attardait, qu’on osait un regard plus long, on découvrait ce qu’il était vraiment. On découvrait sa tristesse derrière son sourire de fortune…
- Thierry Evrard !
Le corbeau sursauta dans la caisse plongée dans l’obscurité et croassa en agitant l’aile. Elle heurta les parois de carton et Thierry dut ouvrir pour rapidement le caresser, ne redoutant certainement pas un coup de bec. Il lança un regard de dépit vers son écharpe couverte de déjection et referma la boîte.
Il se leva, renfila ses mitaines et s’empressa de passer un pull à col roulé par-dessus celui qu’il portait déjà. Aussi, lorsqu’il ouvrit la porte, il mourrait de chaud mais s’obligeait à sourire à son père qui avait les bras croisés.
- L’école a appelé ! Tu as séché ?
- Papa…
- Et maintenant tu flânes dans ta chambre ?!
Un bruit rude retentit, ne couvrant même pas le croassement qui s’éleva. Croassement dont le père se soucia bien peu.
- Au lieu de bayer aux corneilles et de carotter, montre-toi un peu utile ! Sermonna-t-il.
- Vui… Répondit Thierry.
Il frotta sa joue alors que son père se détournait. L’adolescent se recula et récupéra son téléphone avant de s’emparer d’une vieille écharpe multicolore en laine qui grattait. Il l’enroula autour de lui et se tourna vers le corbeau.
- Ça va aller. Je reviens…
Sur ces mots, il repartit vers la porte qu’il ferma derrière lui. Il descendit les escaliers et, au lieu d‘aller dans la rue, franchit une entrée qui le mena dans l’arrière-boutique du magasin de manga. Il reprit l’inventaire que son père avait laissé là, probablement justement pour qu’il s’en charge lui-même.
En haut, le corbeau s’agita encore un peu, poussant un long croassement. Il essaya de sortir de la boîte et se cogna l’aile meurtrie. Il fut secoué de douleur et se laissa tomber, sonné.
Thierry franchit les grilles de l’école en se grattant la joue. Même avec de la pommade pour limiter les bleus, il savait qu’on verrait l’ecchymose qui ornait maintenant son visage. C’était sans doute pour ça qu’il traînait des pieds en foulant la neige.
- Allez… S’encouragea-t-il sans grande conviction. Plus qu’une semaine de cours.
Une semaine et ce serait les vacances de Noël, sa sœur reviendrait à la maison au lieu d’être à Lyon en étude d’architecture. La boutique serait fermée quelques jours et il pourrait librement flâner dans sa chambre. Ou plutôt passer son temps à lire des mangas, avachi dans son lit. Enfin, lorsqu’il ne faudrait pas aller rendre visite à sa famille pour souhaiter bonne fête à tout le monde.
Il se figea en sentant subitement quelque chose de glacé sur son visage. Les doigts comprimés, il redressa la tête pour voir Jean-Jacques Haasol qui lui avait jeté une boule de neige et qui s’esclaffait maintenant avec ses amis. Thierry remonta sa vieille écharpe laineuse sur son nez, piquant ses lèvres, avant de s’éloigner rapidement.
Il entendit un hurlement, probablement une exclamation digne d’un guerrier, et la seconde d’après, il était plaqué sur le sol. Il sentit la morsure du froid contre son visage et ferma les yeux à s’en arracher les paupières. Il trembla alors que l’autre lui tirait les cheveux et lui faisait une clé de bras. Il ne réussit pas à contenir ses plaintes qui, heureusement pour lui, étaient étouffées par son écharpe.
Il entendit quelque chose craquer et son souffle se coupa. La douleur était si sourde qu’il ne parvenait même pas à la ressentir, plongé dans une sorte d’inconfort assommant.
- Que faites-vous ?! Cria un surveillant.
- Rien ! On joue !
Jean-Jacques se redressa mais Thierry ne manqua pas de voir un éclat d’acier disparaître dans la poche de l’autre adolescent. Il serra les dents alors que son camarade de classe le saisissait par l’épaule et tirait pour le relever. Une nouvelle décharge de souffrance se glissa dans tout son corps et il eut à peine la force de lancer un regard médisant à son bourreau. Lui, il souriait naturellement.
Le garçon se dégagea tant bien que mal, le feu se rependant encore à ce geste trop brusque. Il partit en trottinant vers l’infirmerie. C’était probablement la première fois… D’habitude, il évitait mais là, avec son bras au mieux déboîté, il ne pouvait pas s’y soustraire. Puis, il n’allait pas tellement protester contre le fait d’être loin du froid mordant et, surtout, de Jean-Jacques !
Il se faufila dans la salle sans frapper. Il vit un vieil homme borgne qui s’approcha de lui, le visage fermé.
- Que fais-tu ici ?
- J’ai le br…
Il venait à peine de le désigner que l’individu s’en saisit et garda son œil critique sur lui. Il marmonna, posa sa main sur le dessus de l’épaule, empoigna le bras et les remboîta brusquement.
Thierry eut deux secondes de blanc, sous la stupeur, avant de hurler. Il s’éloigna et se tint l’épaule alors que l’infirmier continuait de le fixer, imperturbable.
- Retire ton écharpe et tes mitaines. Dit-il.
- J’… j’étais venu… Venu pour le b…
- On écoute les adultes ! Retire ça. Ça ne se fait pas de rester couvert dans l’établissement. Ils te laissent faire les professeurs ?
Thierry opina ce qui suscita un rire gras chez le borgne.
- Retire ça !
Le garçon pinça les lèvres mais défit légèrement son écharpe, dévoilant sa peau marbrée de bleu, mauve, jaune et vert. L’homme l’observa sans sourciller, et ce même lorsque les mitaines furent ôtées à leur tour. L’adulte s’avança et lui soutint les paumes en analysant les contusions.
- Tu as des animaux ?
L’adolescent n’était pas dupe. Ça se voyait bien qu’il s’agissait de blessures nettes et provoquées par un objet tranchant ou l’autre.
- Non… Si… J’ai recueilli un corbeau blessé.
L’infirmier posa à nouveau son œil limpide sur lui, le scrutant lentement.
- Un corbeau blessé. C’est…
- Un nid a bactérie, oui, oui, je sais… Mais il était en sang et avait besoin de soin. … Vous savez soigner des corbeaux ? Demanda-t-il.
- Je sais soigner ce genre de blessure. Dit-il en tapotant le dos de ses mains. Dans ton cas, la première chose à faire est d’arrêter de te faire marcher sur les pieds.
Thierry haussa un sourcil. Jean-Jacques avait-il été percé à jour finalement ? Ça faisait bien longtemps qu’il l’espérait. Mais il le redoutait aussi… Pour la même raison qu’il n’avait encore jamais rien dit à qui que ce soit, professeur, directeur ou même sa famille :
- C’est le fils du mécène de l’école.
- Et alors ? Ça t’empêche de lui faire peur ? Ou de le frapper ?
- Le frapper… Z’êtes un drôle d’infirmier, hein.
Thierry remit ses mitaines et se cacha sous l’écharpe.
- Tu ne veux pas en parler ? Tu penses que ce n’est pas utile ? Alors défends-toi au lieu de devenir un bouc émissaire.
Le garçon acquiesça à peine bien qu’il semblait peu emballé par tout cela. Il était plutôt freluquet, il n’avait jamais su se défendre. Il savait pertinemment que ce n’était pas aujourd’hui qu’il commencerait… Il n’avait pas la force nécessaire, sinon il n’aurait pas subi ça depuis si longtemps. D’abord des brimades enfantines qui heurtaient la conscience et l’estime de soi puis des actions comme des cheveux tirés, des crachats et des coups. Et petit à petit, ça s’était envenimé. Outre les attaques qui visaient clairement à le voir mourir un jour, comme ce cutter qui le tailladait trop régulièrement, les insultes étaient pires, meurtrissant le cœur même.
- Merci… Dit-il lentement.
Il se dirigea vers la porte en rajustant correctement son écharpe.
- Défends-toi, petit. Et tu pourras me l’apporter, ton corbeau.
- Merci…
Thierry serrait la boîte du corbeau dans ses bras alors que l’horloge sonnait déjà dix-sept heures. Une simple excuse lui avait suffi pour quitter le magasin de manga et pouvoir partir avec son précieux trésor. Il savait toutefois qu’il devait se dépêcher pour espérer revenir bien assez tôt et ne pas se faire réprimander par ses parents.
Avec les cours qu’il avait séchés la veille, il savait sa mère encore moins intransigeante qu’à l’accoutumée. Il n’osait pas penser au genre de punition qui lui tomberait sur le coin du museau s’il n’aidait pas dans le commerce familial en plus de cela. Plus qu’être envoyé au lit sans dessert, ça, c’était sûr.
Il traversa un passage clouté après un rapide coup d’œil à droite, à gauche et bifurqua vers l’école en espérant que l’infirmier y serait encore à cette heure-ci…
- Tout va bien se passer… Dit Thierry à l’animal.
Il entendit le bruit significatif d’un bec frappé contre le carton et retint un soupir. Il le comprenait tout de même…
Soudainement, le garçon trébucha et s’étala de tout son long, repoussant juste à temps la boîte qui roula jusqu’à la rigole où elle s’ouvrit, libérant l’oiseau qui agita furieusement l’aile. La bouche en sang, Thierry n’eut pas le temps de se traiter d’idiot qu’il sentit une poigne l’obliger à se redresser.
Par les cheveux.
Pas besoin de lever les yeux, pas besoin de blêmir. Il n’y avait qu’une personne qui aimait autant le maltraiter pour profiter d’une de ses rares sorties pour lui tomber dessus…
- Lâche-moi ! Aboya-t-il.
Le corbeau poussa des cris alors que Thierry cherchait à se débattre. Il n’arrivait qu’à donner des coups dans ses poignets. Coups qui paraissaient des caresses pour Jean-Jacques qui tira tant que le garçon se demandait comment il ne lui avait pas encore arraché tous les cheveux. Comment il n’avait pas été entièrement scalpé…
Un croassement puissant retentit puis un oiseau noir fondit sur le visage du bourreau. Thierry retomba, subitement lâché. Il lança un regard vers son harceleur, s’attendant à découvrir son petit protégé mais la créature qu’il voyait là était vive et n’avait aucun bandage. D’ailleurs, il entendait de faibles cris d’appel. Il n’attendit pas plus pour se traîner vers le bout du trottoir.
Il reprit le précieux volatile au moment où Jean-Jacques cognait rudement dans le corbeau qui l’attaquait. La bête tomba au sol où elle s’ébroua. L’adolescent leva le pied, les yeux injectés de sang, prêt à l’écrabouiller de toute sa force de bœuf.
- À ta place, je ne ferais pas ça ! Rugit une voix puissante.
Si ça n’avait été que ça…
Il y avait aussi deux grognements de loups. D’ailleurs lorsque Thierry tourna la tête, il vit deux robustes canidés des plus effrayants. L’un blanc, l’autre noir. Leurs poils hérissés les faisaient paraître deux fois plus gros, eux qui arrivaient déjà à la poitrine du vieil infirmier.
Jean-Jacques leva les mains, recula, le visage blême, puis s’enfuit en courant, hurlant toute la force de ses poumons.
Devant pareilles bêtes, Thierry chercha à se redresser à son tour, son petit protégé serré contre son cœur. La main du borgne l’empoigna à l’épaule qui lui était toujours douloureuse et le força à se mettre sur ses pieds. Il lui asséna une claque dans le dos, manquant de le renvoyer au sol alors que les deux loups se couchaient dans une attitude presque canine.
- Eh bien ! Encore heureux que j’étais là. Sourit-il. Hugin ! Cria l’homme.
Le corbeau qui avait attaqué Jean-Jacques décolla et se posa sur l’épaule de l’infirmier.
- Oui… Merci. Répondit Thierry en se frottant le visage.
Il ne lui semblait pas avoir de blessure quelconque mis à part sa lèvre explosée, c’était déjà ça. Il devrait juste subir les hématomes qui avaient été malmenés une nouvelle fois et qui le poussaient à avoir l’effroyable sensation que son corps entier était en feu.
- Je t’ai dit de te débrouiller seul !
- Il ne fallait pas intervenir alors. Rétorqua Thierry.
- Je ne comptais pas le faire, mais il a fait du mal à Munin.
Sur ces mots, il lui prit le corbeau des mains.
- C’est à vous ?
- Bien sûr que c’est à moi. Voici Hugin et Munin. Et ici Geri et Freki. Dit-il en désignant les loups. On a bien eu de la chance que ce petit abruti prenne peur ! Finalement… Ce n’était qu’un couard. Conclut-il.
- Ce sont des loups géants ! Cria Thierry.
L’infirmier sourit et caressa le poil de ses bêtes qui, même couchées, lui arrivaient à la hanche. Le corbeau Hugin, posé sur l’épaule du borgne, gardait son œil vermeil sur le garçon.
- Je ne sais pas comment vous avez deviné que ce corbeau était le vôtre mais je suis content que vous l’ayez retrouvé. Reprit ce dernier, un peu plus calme.
- Ce n’est pas toi qui l’as blessé, n’est-ce pas ?
- Je dois craindre vos loups ? Interrogea-t-il avec une pointe de nervosité.
Il y avait-il seulement une chance pour qu’il le croie s’il en avait décidé l’inverse ?
- Tu n’as pas à avoir peur d’eux. Mais de moi, oui. Sourit l’homme.
Il caressa les plumes de Munin puis se détourna.
- Maintenant, je saurai à nouveau ce qu’il se passe dans les neuf Mondes. Merci, petit. J’espère que mes conseils, au moins, te seront utiles.
Il siffla et les loups se levèrent pour trottiner à sa suite. Thierry, effaré, les regarda disparaître au bout de la rue. Que venait-il de voir ? Il rêvait ?
Il posa son doigt sur le dos de sa main et sentit les fibres de sa mitaine rentrer dans une de ses plaies. Il souffla de douleur et se traita d’imbécile. Au moins, il ne rêvait pas…
Mais il ignorait si c’était vraiment une bonne chose…
Assis dans son lit, Thierry était sur son téléphone. Il n’était pas stupide, un peu fantasque mais pas stupide. Et il lissait bien assez de manga, pour son travail et son plaisir personnel, pour savoir que quelque chose d’étrange se tramait. Certes, il aurait dû se dire « on est dans la vraie vie, ça ne peut pas se produire » mais un homme qui avait deux corbeaux dressés et deux immenses loups tout aussi dressés, ça tenait du surnaturel quoiqu’on en disse.
Et puis, il ne perdait rien à faire une recherche de ce genre sur le net. Il encoda alors le nom des corbeaux. En tapant « Hugin » il découvrait un logiciel de retouche photographique ; en essayant « Munin », des sortes de moniteurs ; avec « Geri » il trouvait un dessinateur belge ou la chanteuse Geri Halliwell par contre… lorsqu’il inséra « Freki » il trouva quelque chose d’autre.
Geri et Freki… Les loups d’Odin.
Odin ? Le dieu scandinave ? Le dieu des Dieux ? Il ne pouvait y croire ! Même en ayant l’esprit ouvert, c’était tellement fantasque. Tellement stupide…
Il referma son téléphone après avoir vérifié ce qu’il dénichait en choisissant Hugin et Munin à la suite. Oui, il trouvait à nouveau des informations sur des animaux d’Odin. Odin qui était borgne mais… ça ne pouvait être vrai.
Il préféra essayer de dormir malgré ses membres qui le lançaient à cause des ecchymoses.
Alors que les flocons tombaient dehors en cette soirée de Noël, Thierry crachait du sang dans la cuvette des toilettes. Il se redressa péniblement et se dirigea vers l’évier pour s’asperger la figure d’eau gelée. Visiblement, Jean-Jacques s’était offert un merveilleux cadeau de Noël… Il fallait dire que c’en était une idée de venir à la fermeture tardive du magasin pour lui mettre une rouste. Le pire étant que, le visage tuméfié et l’œil gonflé, il n’avait pensé qu’au nombre de tomes qui avaient été abîmés lorsque son bourreau l’avait passé à tabac.
Mais les coups, il en avait pris l’habitude.
Il ne pouvait plus que regretter que ses parents fussent partis à une fête chez des amis. D’aucuns leur auraient reproché d’avoir laissé leur fils seul. Mais pour leurs défenses, sa sœur aurait dû arriver si son train n’avait pas été retenu en gare pour cause d’intempérie et il s’occupait du magasin depuis qu’il avait cinq ans. À quatorze ans, faire la fermeture était devenue une formalité.
Il entendit du bruit dans sa chambre suivi d’un juron étouffé. Un juron d’homme d’âge mûr. Il se figea. Il avait pourtant tout bien verrouillé, non ? Il s’essuya la bouche et s’approcha de la porte. Est-ce qu’il devait s’annoncer ? Il attrapa le tube de déodorant et le prépara comme une arme avant de rentrer dans sa chambre. Quelle ne fut pas sa surprise de voir un gros bonhomme en rouge. Il écarquilla les yeux et s’avança.
Jean-Jacques avait dû plus le cogner qu’il ne le croyait.
- Thierry !
- … Oui ?
- Thierry… Répéta l'homme.
Une hotte tapant contre son dos, le garçon avait beau n’avoir jamais reçu la visite du Père Noël, il ne pouvait que l'identifier. Oui, définitivement, Jean-Jacques l’avait frappé trop violemment.
Thierry perçut un croassement qui couvrit un cri au loin. Il fronça les sourcils et regarda vers sa porte lorsqu’un second croassement retentit. Il se tourna vers l’épaule du gros homme et reconnut Munin au bandage qui ornait encore l’aile.
- … Odin ? Dit nerveusement le garçon.
Il entendit un rire.
- Toi… Tu as compris, vite.
- Ça va, j’ai le pouvoir d’internet… Est-ce qu’il faut faire quelque chose ? S’incliner ? Demanda-t-il, tendu. Pourquoi vous êtes en Père Noël ? Ajouta-t-il, intrigué.
- Je suis le Père Noël !
Le dieu lui donna une tape dans le dos, l’envoyant au sol. Thierry maugréa. Comme s’il avait encore besoin de ça !
- Vous êtes Odin…
- C’est cela… J’étais Odin avant d’être le Père Noël. Ce sont les croyances populaires qui ont changé ce que je suis…
Il retrouva son apparence d’infirmier si ce n’était qu’il portait un casque viking, une cotte de mailles, légère mais résistante, sur ses braies sombres et une longue cape.
- … en ce que vous appelez Père Noël.
- Vous apportez des cadeaux ? S’intéressa le garçon.
- Oui. J’ai toujours apporté des présents sur Midgar aux environs du solstice d’Hiver. La date a changé avec les croyances. Je suis conciliant, comme tu peux le voir… Munin et Hugin me préviennent de ce qu’il se passe dans les neuf Mondes.
- Munin s’est blessé au pire moment alors…
- Il a été touché par un chasseur amateur. Informa le dieu.
Il poussa la fenêtre et désigna un char volant harnaché à un puissant étalon à huit jambes.
- Viens. Je suis venu pour toi.
- Comme dans les contes ? Le Père Noël qui vient chercher un enfant pour lui faire vivre de superbes aventures ?
- Tu as entendu ce cri ?
- Ce cri ? Oui… Il était…
- Familier. Conclut l’homme. C’est parce qu’il l’était sans nul doute. C’était la voix de ta sœur.
- Il lui est arrivé quelque chose ? Paniqua Thierry en filant vers la porte.
Mais la main de l’infirmier se ferma sur son épaule et le tira vers la fenêtre.
- Elle a juste vu le cadavre de son frère.
- Je n’ai pas de… … Quoi ? Souffla-t-il, les yeux écarquillés.
Pourquoi y croire ? Parce qu’il n’avait pas eu mal depuis que Jean-Jacques l’avait passé à tabac. Même quand Odin lui avait cogné le dos, même quand il lui avait saisi son épaule endolorie.
- Je suis…
Jean-Jacques l’avait projeté contre une bibliothèque puis s’était enfui. Ça arrivait souvent. Il n’en avait pas été tellement surpris… Mais… est-ce qu’il avait simplement fui car il venait de faire un meurtre ?
- Où… Où est-ce que vous allez m’emmener ? Ce n’est pas le travail du Père Noël de…
- Au Walhalla… Comme la plupart des âmes guerrières. Et c’est bien le travail d’Odin d’accompagner les morts. Certains morts…
- Je pensais que je n’étais qu’un freluquet.
- Tu t’es battu jusqu’au bout, c’est déjà ça.
- Mais vous ne pouvez pas m’en féliciter en me renvoyant là-bas ?
- Là-bas ?
Il désigna la porte comme si son corps était juste derrière. Son corps ? Pour la première fois, Thierry essaya vraiment de toucher quelque chose et il vit ses doigts traverser le bureau sous ses yeux écarquillés. Ah oui… son corps !
- En admettant que j’en aie les pouvoirs… C’est ce que tu veux ? Tu veux cette vie-là ?
Le garçon ne put s’empêcher de frissonner en y repensant.
- Tu as le cœur d’un guerrier mais tu n’en as pas le physique. S’amusa Odin.
Thierry observa à nouveau la porte de sa chambre. S’il la traversait, tout redeviendrait-il normal ? S’il la traversait, devrait-il à nouveau affronter Jean-Jacques jusqu’à… jusqu’à ce qu’il lui ôte la vie une seconde fois. Il l’avait toujours redouté, il n’avait pas pensé que ça arriverait vraiment ! Neuf ans de brimades, neuf ans à travailler sans cesse en ne trouvant du réconfort que dans les livres…
Et s’il y avait mieux ?
S’il pouvait vraiment tirer parti de… ça ? Ne pas y voir une mort mais un début de vie ? Pourquoi pas… si le Père Noël, ou Odin, venait lui-même le chercher…
- Dites… Je ne peux pas vous aider pour Noël ? Vous n’avez pas de lutin, si ?
- Pas de lutin. Dit Odin en le faisant monter sur son char sans lui demander son avis.
Thierry s’accrocha au chariot et s’obligea péniblement à tenir debout. Munin lui sauta sur l’épaule et se blottit contre lui.
- Pourquoi pas. Tu as sauvé Munin et il a l’air de bien t’aider. Eh bien… Bonjour, Thierry, premier lutin du « Père Noël », ravi de te rencontrer.
Le garçon s’efforça de sourire en s’essuyant les yeux. Le second corbeau se posa sur son épaule pour lui donner de gentils coups de bec. Prudemment, Thierry retira ses mitaines et vit que les marques étaient restées. Le signe à vie, ou plutôt à mort, qu’il avait vécu une existence de souffrance.
Si au moins elle pouvait continuer en donnant la joie aux enfants là où il n’en avait pas eu, c’était déjà un pas en avant…
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