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La mélodie des bois

© Rose P. Katell (tous droits réservés)

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Dès qu’il quitta son lieu de travail, fidèle à ses habitudes, Alex prit la direction du bois. Nerveux, fatigué, sa progression parmi les ruelles lui procura l’effet d’une délivrance. Ses pas l’apaisaient, l’air frais le revigorait. Il se gorgea du calme qui l’envahissait ; rejoindre son havre de paix lui avait toujours permis d’oublier son boulot de standardiste et les tracas du quotidien.

Conscient que son état s’améliorerait encore une fois parvenu à sa destination, il sourit. Depuis son plus jeune âge, la proximité des arbres le ressourçait. Mieux : elle l’inspirait. Il avait besoin de se trouver en pleine nature pour composer de nouvelles chansons, qu’il irait ensuite jouer et interpréter les samedis soir dans le café en bas de sa rue.

Ses lèvres se rehaussèrent derechef. Un jour, il n’en doutait pas, il serait en mesure de vivre de sa musique. Ses proches avaient beau lui répéter qu’il s’agissait d’une illusion, il y croyait avec ferveur. Sa passion le constituait. Elle guidait chaque aspect de son existence. Les notes qu’il tirait de sa guitare avaient sublimé ses moments de joie, réconforté l’adolescent mal dans sa peau qu’il était naguère. Y renoncer reviendrait à se trahir.

Perdu dans ses réflexions, Alex atteignit l’orée du bois. Il s’engagea sur le chemin terreux tant de fois emprunté et gagna le bord d’un ruisseau. Le longeant sur quelques mètres, il finit par repérer le rocher où il adorait s’asseoir et s’y installa. Il inspira, s’imprégna de la quiétude environnante, puis sortit un carnet de son vieux sac à dos usé.

Enfin, il pouvait s’atteler à son vrai métier, celui qui occupait son cœur.

Un soupir de bien-être lui échappa. Personne ne le dérangerait ici. Il n’avait pas à se soucier du temps qui s’égrenait et se moquait que la nuit le surprenne. Il allait voyager loin, dans des endroits que seule son imagination connaissait.

Alex posa la pointe de son crayon sur le papier et créa. Sa muse était de bonne humeur ; les mots s’enchaînaient dans sa tête, ils coulaient sur sa feuille tels les gouttes de pluie sur la vitre d’une fenêtre. Transporté, les minutes filèrent sans qu’il le remarque, uniquement rythmées par le grattement enfiévré de sa mine.

Puis un chant le ramena dans le présent. Étonné, il releva le menton et écouta. Les poils de ses bras se hérissèrent. Un frisson d’extase le parcourut. Il n’avait jamais entendu une voix aussi pure et harmonieuse ! Ébahi, il se redressa. Son être n’aspirait qu’à courir vers la femme à qui elle appartenait. Il fallait qu’il l’implore de continuer. Son cœur vibrait de plaisir.

Alex ferma les yeux et se laissa bercer ; il découvrit des contrées plus belles que toutes celles visitées par le passé. L’air fredonné possédait un pouvoir, il le pressentait. Il le rendait léger et serein, comme protégé des malheurs du monde. Mourir maintenant ne l’aurait pas dérangé.

Hélas, la mélodie s’affaiblit. Elle s’éloignait !

Affolé, les sens en alerte, Alex releva ses paupières. Perdre la trace de cet étrange bonheur lui était intolérable. Il devinait qu’aucune ballade ne lui offrirait une joie similaire. Délaissant son matériel, il courut au milieu des feuillus. Il était impératif qu’il découvre l’identité de la cantatrice. Le reste n’avait pas d’importance !

Il se déplaça au hasard, porté par l’espoir de rencontrer l’inconnue. S’il ne réussissait pas à la rattraper, elle hanterait ses nuits, il s’agissait d’une certitude. Nul être ne lui avait fait un tel effet auparavant. Dire qu’il ne l’avait même pas aperçue !

Je dois la retrouver, pensa-t-il tandis qu’il se concentrait sur la direction à prendre.

Envoûté, Alex suivait son instinct autant que le timbre enchanteur. Dès qu’il avait l’impression de se rapprocher de son but, il lui échappait. Il n’y avait pas la moindre logique au trajet de la chanteuse et son sens de l’orientation ne l’aidait pas. Néanmoins, il refusa d’abandonner, et au bout d’un instant, il perçut plus nettement la douce complainte.

Alex retint un cri de joie. Presque euphorique, il fonça dans sa direction.

Elle est proche, très proche !

Ses chaussures foulèrent l’herbe d’une clairière. Il se figea. Cette partie des bois lui était étrangère. Dans une seconde de lucidité, il réalisa qu’il ne serait pas capable de revenir sur ses pas. Il s’était perdu. L’angoisse l’étreignit, mais de nouveaux accords la balayèrent. L’être qu’il cherchait se dissimulait-il de l’autre côté de la trouée ? Il l’espéra.

Alex avança. Il eut à peine effectué trois enjambées que toute magie cessa ! Le calme l’enveloppa et sa présence l’attrista ; un souvenir de béatitude douloureux flottait dans son sillage.

Il avait échoué…

Un étau compressa sa poitrine. Déçu par l’arrêt de la musique, il demeura immobile, les bras ballants le long du corps. Qu’allait-il faire désormais ?

Deux mains jaillirent soudain de derrière sa nuque et se posèrent sur ses yeux. Incrédule, il n’osa bouger. Était-ce elle ?

— Qui es-tu pour pister une fée et entrer dans son repaire ?

Les hésitations d’Alex s’envolèrent. Il aurait reconnu son ton entre mille ! Il frémit. Avait-elle bel et bien prononcé le mot « fée » ? Avait-il réellement affaire à une bonne dame ? Sa raison lui hurlait qu’une telle chose était impossible. Cependant, son cœur ne le trompait pas. Seule une créature surnaturelle était en mesure de produire la mélodie qui l’avait séduit.

Ému, il balbutia :

— Alex. Je… je m’appelle Alex.

— Pourquoi es-tu là ?

— Je désirais vous écouter, avoua-t-il.

Aucune menace n’émanait de son interlocutrice, mais l’homme percevait sa méfiance. Il souhaita que son honnêteté la rassure.

— Tu parles de ma chanson ? s’étonna-t-elle.

Il confirma.

— Elle est magnifique.

La cantatrice ne répondit pas. Sans les paumes qui le maintenaient aveugle, il aurait imaginé qu’elle s’était envolée. Il se demandait si elle escomptait une quelconque réaction de sa part lorsqu’elle murmura :

— Pour l’entendre, il faut avoir un cœur noble et sincère. Tu es un humain spécial, Alex.

Son intonation le laissa interdit. Son nom était si beau quand elle le prononçait !

— Aimerais-tu que je chante pour toi ? enchaîna-t-elle.

Alex n’hésita pas.

— Oui.

Sans se l’expliquer, il sut que sa réponse lui arracha un sourire.

— Voici ma condition : ne cherche pas à m’apercevoir. Sinon tu deviendras mon prisonnier et je t’emmènerai dans mon royaume. Suis-je assez claire ?

Il hocha la tête et ferma les paupières, ses cils frôlant sa peau. Satisfaite, la fée le relâcha et reprit là où elle s’était interrompue plus tôt. Alex recouvra aussitôt l’allégresse qui l’avait poussé à traverser les bois. Il se surprit à virevolter et s’en étonna. Il ne dansait d’ordinaire jamais ! Aujourd’hui pourtant, il ne se contrôlait pas.

Son ouïe lui apprit que la divine apparition se déplaçait à ses côtés. Il devina qu’elle valsait également, qu’elle vivait sa musique. Il ne pensa plus à rien et tournoya avec entrain. Avant qu’il n’ait l’occasion de saisir ce qui lui arrivait, l’invisible interprète se retrouva dans ses bras.

Son contact l’électrisa. Une agréable odeur de fleurs et de miel se dégageait d’elle. Il posa une main sur sa taille et la guida. Elle était chétive. Elle semblait si fragile, si douce ! Il lutta afin de ne pas trahir son serment. Il avait tant envie de l’observer ! Mais il n’ignorait pas que cela signifierait interrompre le moment qu’ils partageaient et il s’y refusait.

Alex se concentra sur ses mouvements, remercia le ciel de la chance qui était sienne. Il se sentait si léger qu’il aurait juré que ses pieds ne touchaient plus le sol. Le besoin de dévisager sa partenaire était fort. Il comprit qu’il devait mettre fin à leur complicité s’il voulait ne pas craquer. Hélas, il en fut incapable. Son être en réclamait davantage.

Il combattit en vain ; il pressentait qu’il ne parviendrait plus à se contenter son quotidien, si fade et monotone, qu’il ne réussirait pas à vivre sans elle.

Alex ouvrit les yeux.

Nul humain ne le revit. Néanmoins, les promeneurs racontent que dans ces bois, il est fréquent d’entendre deux voix chanter leur bonheur…


Texte publié par Rose P. Katell, 23 janvier 2016 à 14h03
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