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tome 3, Chapitre 12 « Oblivio » tome 3, Chapitre 12

— Vous m’étonnez, aubergiste, soupira l’enfant, une clé suspendue au bout du doigt.

Dans l’âtre, le feu se mourrait et ce n’était pas les derniers clients, perdus dans les brumes d’un Avalon fermenté, qui le ranimeraient. Négligent, l’enfant se leva et balança une bûche sur les braises qui crépitèrent en signe de protestation. Depuis plusieurs heures, le soleil avait tiré sa révérence et salué fêtards et autres bons vivants. À la place, la nuit avait fondu sur le village, rapace vorace, sous le regard enjôleur d’une lune rieuse. Occupé à ramasser les dernières chopes et à houspiller les buveurs égarés, il n’écoutait que d’une oreille distraite le monologue de son invité. Généreux, il les enjoignait à rejoindre une chambre de fortune, plutôt que de sortir et risquer d’être détroussés ou occis par quelques bandits de grand chemin, au détour d’un carrefour.

— Pourquoi ? s’écria-t-il du fond de la salle, comme il prenait par l’épaule son dernier client.

À peine capable de tenir sur ses jambes, il titubait du pas maladroit des ivrognes. Sa tête, dolente, balançait de droite et de gauche, saluant au passage des êtres qui n’appartenaient qu’à son imaginaire ; d’un signe de la main, l’enfant le lui rendit. Au bon de son index, la clé poursuivait son mouvement. Dans son dos, une porte claqua, suivie d’un long soupir. Mais il n’y prêtait guère attention, fasciné par la danse du bout de métal. Soudain, il s’arracha à son doigt, plana un instant puis retomba avec fracas sur le comptoir. L’enfant fixa un moment le trousseau puis s’en saisit.

— Les écuries me suffisent, messire aubergiste. Je ne possède rien, sinon mes habits et mes maigres biens dans mon baluchon. Vous m’offrez l’hospitalité. Comprenez mon embarras !

Vidée de ses derniers clients, la salle était devenue silencieuse ; dans le foyer, les flammes achevaient de dévorer la bûche. Passé derrière le comptoir, son hôte le contemplait l’air grave.

— Mon jeune ami je tiens cette taverne depuis des années. Maître en ces lieux, je suis libre d’accueillir qui me chante. Tu es brave et courageux, tu vaux mille fois mieux que ce garnement prétentieux qui s’en est allé ce matin vers une mort certaine. Peu m’importe que tu sois prince ou gueux, je t’offre le logis et il en restera ainsi, quelles que soient tes protestations. Qui dérangeras-tu ? Mes clients ? Ils cuvent tous et auront déjà oublié tout de leur soirée. Moi ? Je suis un ours solitaire qui sait malgré tout apprécier la bonne compagnie.

Le regard de l’enfant croisa les yeux gris de l’aubergiste ; il sourit. Qui parlait ? Lui ou le reflet qui l’habitait. Au fond, il s’en moquait, cependant qu’il le devinait sincère.

— Personne, en effet, ajouta l’enfant.

— À présent, il est fort tard. As-tu sommeil, ou bien accepteras-tu de partager avec moi un peu de tes histoires ? Malgré ta jeunesse, tu sembles avoir traversé bien des épreuves. Satisferas-tu ma curiosité ?

L’enfant ne s’était pas départi pas de son sourire, malgré l’angoisse qui lui avait serré un instant le cœur. Pendant ce temps, son hôte s’était emparé de deux verres et d’un cruchon.

— Ma foi, messire. Je ne suis point barde, encore moins conteur. J’ignore si j’ai le verbe haut, encore moins si je saurai composer une ballade digne de ce nom.

À ces mots, l’aubergiste éclata d’un rire tonitruant.

— Allons ! Ne te fais donc pas prier ! Nous avons toute la nuit pour nous ! Demain ils rentreront et oublieront. De plus, tu ne me sembles plus aussi pressé de partir.

L’enfant détourna le regard. Tentait-il de rassembler ses souvenirs ? Tentait-il d’exorciser ses souvenirs ? Il n’aurait su répondre.

— Sans doute ? Néanmoins, je crains de ne pouvoir satisfaire votre curiosité. De mon périple, je ne puis, hélas, rien vous dire ; il s’efface à mesure que les jours passent. À la place, je me nourris des histoires que je glane au cours de mes pérégrinations.

Suspicieux, l’homme l’observa puis se ravisa.

— Pourquoi prêcher le mensonge ?

Il secoua la tête.

— Bah ! Tu possèdes un mystère, je le respecterai. En échange, narre-moi donc l’une de ses histoires dont tu possèdes le secret.

— Hélas ! Il n’est nul mystère ou secret que je désirerai taire ; c’est ainsi. Depuis un temps que je ne puis mesurer, peut-être incommensurable, j’ai perdu toute mémoire de ma propre existence, même de ceux avec qui j’ai partagé mon périple.

Une ombre passa sur le visage de l’aubergiste. Les lèvres pincées, il se détourna le regard en direction des fenêtres. Derrière, dans l’étrangeté de la nuit, un hibou hululait. Silencieux, il s’empara des deux verres et de la bouteille, puis s’assit dans l’un des fauteuils qu’il avait tirés près du feu. D’un geste, il invita l’enfant qui prit à son tour place. Jeune et vieux à la fois, le garçon s’assit et, tandis qu’il ranimait un feu assoupi, ce dernier prit la parole.

Fasciné, l’aubergiste ne disait plus un mot ; de sa bouche jaillissaient des paysages fabuleux ou nébuleux, des hommes des femmes des entre-deux, des histoires drôles ou tragiques, ironiques ou fantastiques, néanmoins toutes demeuraient teintées d’un voile ombragé, comme si son cœur même était empli de ténèbres. Parfois, il croisait son regard et alors il voyait les flammes du foyer dansées à leur surface.

— Quelque chose vous trouble, messire ? s’enquit soudain l’enfant.

En face de lui, les yeux de l’aubergiste papillonnèrent un instant.

— Non ! Non ! Pas du tout ! En fait, je me demandais seulement si tu n’aurais pas ma gorge sèche à force de parler ainsi ! s’exclama-t-il.

Pas dupe, l’enfant n’en acquiesça pas moins.

— Alors, trinquons ! mon garçon ! s’écria l’homme comme il lui tendait un verre empli d’une liqueur pourpre au parfum d’épice.

L’enfant marqua une hésitation, puis s’en saisit.

— Merci ! Qu’est-ce donc ? murmura-t-il tandis qu’il humait les effluves qui s’en échappaient.

— De l’hypocras, mon garçon ! Et du meilleur !

Les yeux de l’aubergiste étincelaient ; leurs verres se heurtèrent. Portés à leurs lèvres, ils sourirent. Cependant, chacun à leur manière, ils masquaient les émotions qui les étreignaient. Demain serait le jour des ombres et encore après l’on viendrait avec des fourches et des bâtons, malgré les dénégations de son hôte, que l’on accuserait alors d’héberger un démon. Une vieille douleur se réveilla dans son dos et il grimaça. Il reposa son verre puis se leva ; dans le fauteuil l’homme n’avait pas bougé non plus qu’il n’avait émis la moindre protestation.

— Pourquoi ne me retenez-vous pas ? soupira l’enfant tandis qu’il attrapait son baluchon.

— Pourquoi le ferais-je ? Tu ne partiras pas et tu le sais aussi bien que moi, grommela-t-il.

L’enfant se retourna. Il ne voyait rien du visage de l’homme qu’il devinait pourtant dur et déterminé, de même qu’il croyait entendre le bruit des larmes qui s’écrasent sur le sol.

— C’est vrai, soupira l’enfant. Je ne partirai pas et pourtant je le dois.

Dans son fauteuil, l’homme ricana.

— Sans doute…

Tourné vers le grand miroir, l’aubergiste dévisageait l’enfant ; un instant il crut le voir trembler.

— J’eus dit plus tôt que j’avais cru apercevoir une légende. Mais j’ai menti. Tu es une légende ! maugréa-t-il.

— Et moi aussi fut un temps, ajouta-t-il à voix basse.

Mais l’enfant ne l’avait pas entendu. La main sur la poignée, il marqua une hésitation, puis vint se rasseoir. L’homme avait tiré un pendentif de dessous sa chemise, au bout une pierre ambrée se balançait ; en son sein une lueur pulsait. Sur le mur, son ombre avait disparu. À la place, un ange déchu se dressait, des larmes amères roulaient le long de ses joues et s’assemblaient en une chose fauve aux contours encore flous. De son poitrail émergeait encore une silhouette ; un enfant au cœur déchiré et à l’âme obombrée.

— Maintenant que tous sont assoupis et que les étoiles sont assagies, consentiras-tu à me confier cette peine qui ronge ton cœur ? Accepteras-tu de me parler de cette jeune fille dont tu t’es épris ?

La voix de l’aubergiste lui semblait soudain lointaine, déformée par quelque sortilège ou encore prisonnière d’un voile invisible.

— Pourquoi insistez-vous ? soupira l’enfant.

L’homme ne répondait pas. Dans le miroir, l’ombre avait disparu, à sa place un loup, qu’une d’une jeune femme tenait par la main, attendait. D’elle, il n’apercevait que la silhouette dissimulée par une pelisse couleur sang et ses cheveux blonds qui coulaient en cascade le long de ses épaules. De la main, elle le salua, puis embrassa le loup qui ne dit mot.

— Je te l’ai dit, une chose dont j’ai oublié le nom, murmura dans un sourire l’aubergiste.

Tassé dans son fauteuil, soudain vieilli, l’homme esquissa un sourire triste. La joie ne l’avait pas quitté, mais son regard reflétait le vide qui habitait en lui. Sa main attrapa le verre d’hypocras. Il le huma un instant puis le vida d’un trait.

— In oblivio veritas, ricana-t-il.

L’enfant le regardait sans comprendre, étonné de la facilité avec laquelle il consommait la liqueur.

— C’est une vieille locution, elle signifie la vérité est dans l’oubli. N’est-ce point paradoxal, mon garçon ? poursuivit-il tandis qu’il se servait une nouvelle rasade de vin aux épices. Tu vois cette pierre que je porte autour du cou ; elle renferme un secret que je n’ai jamais pu percer, parce que je l’ai oublié. Pourquoi ? Parce qu’il appartient à cette chose dont je t’ai parlé ce tantôt ; cette chose dont j’ai tout oublié jusqu’à son nom. Et nous voici tous deux prisonniers de nos mémoires, de nos souvenirs perdus.

— Sans doute, murmura l’enfant, le verre haut. Cependant, je ne saisis pas votre insistance à la confession. De qui puis-je me confier, puisque je l’ai oublié.

Un éclat malicieux illumina les yeux de son hôte, puis s’éteignit aussi vite qu’il était apparu.

— Toute question amène sa réponse, chuchota l’homme tassé dans le fauteuil. Je vais te répondre ; elle tient en quelques mots : un oracle. Marche dans les pas de l’enfant-miroir, car il te conduira là où réside le savoir. Il s’en viendra à toi et tu le reconnaîtras à son reflet dans le miroir.

— Ainsi donc, vous pensez que je suis cet enfant-miroir, dont parle la prophétie, murmura ce dernier, le regard plongé dans l’âtre.

L’homme acquiesça en silence.


Texte publié par Diogene, 24 mars 2019 à 16h05
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