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tome 3, Chapitre 8 « Lou(p) perdu(e) dans la Nuit » tome 3, Chapitre 8

Le noir habitait la pièce ; à peine entendait-on le tic-tac de l’horloge qui altérait la substance de l’atmosphère pesante. Collée contre le mur, dans le silence trouble, elle hantait le mort de sa présence. L’oreille tendue, du fond de la chambre lui parvenait le murmure d’un presque-mort ; souffle rauque qu’entrecoupait une respiration syncopée. Silhouette diaphane et évanescente, elle évoluait dans l’obscurité avec une grâce maladroite, comme si son corps oubliait. Sous ses pieds le plancher grinçait et alors elle s’arrêtait comme pour mieux reprendre l’air qui lui manquerait. Un peu plus loin, creusées dans la poussière, des traces de pas ; les siennes. Depuis quand étaient-elles là ? Par jeu, par habitude, par lassitude, elle plaçait ses pieds à l’intérieur. Les sens aux aguets dans les ténèbres glacées, elle se remémora l’angoisse, la terreur, le frisson qui la saisissait chaque fois qu’elle s’engageait dans ce couloir.

Dans le miroir, Lou était plongée dans le noir et veillait sur elle un loup venu du soir. Le loup demeurait là, en bordure du lit ; le museau posé sur sa couche.

— À quoi rêves-tu, Lou ? murmura le loup, alors que son corps était pris de frissons, sous les couvertures chaudes.

Mais Lou dormait et ne répondait pas, alors le loup s’en alla. Les paupières entrouvertes, elle le regarda partir et soupira ; une larme coula le long de sa joue et se perdit au milieu de draps.

— Pourquoi pleures-tu, Lou ? bruissa une voix venue des ombres.

Mais Lou ne se retournait pas, ne se levait pas ; elle crut reconnaître la voix et se mordit la lèvre. Un peu de sang avait perlé et un goût de sel et de métal envahissait sa bouche, de même que la douleur qui grandissait ; seule manière pour elle de chasser les spectres.

— Allons ! Dis-moi pourquoi tu pleures, Lou ! insista la voix, maintenant de velours.

À présent, elle sentait son souffle chaud et fétide courir sur ses épaules, relents de rhum et de tabac froid, et en conçut un frisson de dégoût. Dans le miroir, le loup s’était éclipsé ; à la place se dressait un homme au regard doux et délicat ; un enfant lui tenait la main. Elle le vit se saisir de l’un de ses cheveux, puis ils disparurent. Ils disparurent, puis réapparurent. Lui portait un livre entre les mains qu’il ouvrit, tandis que l’enfant y plaçait le cheveu. Derrière elle, la présence s’était dissipée, de même que les ombres qui obscurcissaient les lieux. Dans sa poitrine, son cœur battait la chamade et une douce chaleur envahissait peu à peu son être.

— Bonjour, Lou, glissa quelqu’un dans son dos.

La voix était tendre et douce, comme de soie et de velours, semblable à la fourrure du loup.

— Pourquoi t’es-tu réfugié ici, Lou ? Dans ces lieux dépourvus de joie et d’amour ? poursuivit la présence.

— Je me suis égaré, murmura Lou, la main tendue vers le grand miroir argenté.

De l’autre côté, la jeune fille avait rejeté la couverture et avait mis à nu l’un de ses seins menus. Lou caressa longuement la surface scintillante, puis se retourna et découvrir le loup, dressé sur ses pattes. De l’humain qu’il avait été, il ne gardait que le souvenir et les yeux couleur saphir.

— Ramène-moi, s’il te plaît, loup, chuchota Lou.

Le loup fixait le miroir et dans le reflet il aperçut l’humain qu’il fut. Qui était Lou ?

À nouveau surgissait la question sans réponse.

Il l’avait recueillie, mais elle n’avait pas fui.

Autour d’eux, le temps n’existait plus.

— Qui es-tu, loup ? semblait lui adresser son reflet d’humanité.

— J’ai oublié, rétorquait-il alors, avant de fermer les yeux comme se couper d’un souvenir douloureux.

— Loup ? Où l’emmènes-tu, loup ? chuchota Lou comme il la soulevait et l’emportait.

— À la maison, Lou, soupira le loup.

— Celle de grand-mère avec sa chevillette et sa bobinette, ajouta-t-elle d’une voix faible.

Mais le loup ne disait mot ; il courait au travers de la forêt. Les branches lui fouettaient le visage ; il fuyait l’impensé et l’informulé ; il fuyait le passé qui tentait de le rattraper. Ainsi pelotonnée contre son torse, Lou ferma les yeux. Bercée par les battements du cœur de la créature, elle dérivait et oubliait, fondue dans une matrice d’éternité.

— Pourquoi as-tu cessé de rêver, Lou ? glissait une voix à son oreille.

Le vent ne sifflait plus et les parfums de mousse et de champignons avait cédé la place à celle de draps encore tièdes et de la fourrure mouillée. Timide, presque craintive, Lou rouvrit les paupières ; elle était de nouveau couchée dans ce lit, en ce lieu où elle avait trouvé refuge. À côté d’elle, le visage tourné vers la fenêtre, le loup-homme guettait la nuit silencieuse. Elle remarqua qu’il esquivait le regard de son reflet retenu prisonnier.

— Pourquoi as-tu cessé de rêver, Lou ?

Ses lèvres n’avaient pas bougé. Pourtant, elle savait que la voix lui appartenait, belle et grave comme celle du loup qui, autrefois, l’avait accompagné par-delà le miroir. La tête relevée, elle apercevait les flammes bleutées de son regard dans la vérité. Silencieuse, elle se rapprocha et enfouit ses bras dans sa fourrure. Sous ses doigts, elle sentait les muscles roulés et la peau se tendre. Qui était donc ce loup au costume d’homme ? Dans sa tête, les souvenirs tourbillonnaient, invraisemblables, dissemblables, innombrables ; un corps sur un mausolée.

— Pourquoi ne rêves-tu plus, Lou ?

Lui aussi lui avait posé la question et elle n’avait pas donné de réponse. Dans sa poitrine, son cœur flétri aspirait à une vie à jamais interdite. La figure enfouie dans sa fourrure, elle pleura à chaudes larmes.

— Parce que j’ai oublié, souffla-t-elle entre deux sanglots.

Dans le reflet de la nuit, le regard de l’homme-loup flamboyait.

Que voulait-il ? Que désirait-il ?

Lui-même l’ignorait.

Pressée contre lui, la jeune fille s’accrochait à son être , tel un naufragé à une planche à la dérive.

— J’ai oublié comment rêver.

Sa voix se perdait dans les brumes d’une nuit qui ne connaissait aucune fin, une nuit au bout de laquelle elle se réfugiait toujours chez sa grand-mère, là où le loup l’attendait. Mais il n’était pas seul et, sur le seuil, la jeune fille patientait, elle qui était si bonne avec elle.

— Pourquoi as-tu oublié, Lou ?

Face à la psyché, le loup contemplait son double, pâle et défait. Entre ses bras puissants reposait la délicate et fragile créature qui répondait au nom de Lou, dont la flamme vacillait, semblable à la lanterne dans la tempête. Il caressa la chevelure ébène ; sous ses doigts la chair frissonnait. Soudain, les draps glissèrent et révélèrent les os qui saillaient sous la peau.

— Je ne me rappelle que de la nuit, lorsque le sommeil m’engloutit et que je flotte dans le vide, soupira la jeune fille.

Dans le ciel, les nuages voilaient une lune teintée d’or et de sang et plongeaient la ville dans une brume écarlate.

— Sans doute en est-il mieux ainsi, murmura le loup, dont la gueule béait et dévoilait des crocs luisants.

Dans les chuchotements de la fenêtre se reflétait l’image de l’homme qu’il aurait pu être ; dans les échos se dressait l’homme qu’il était, un loup à forme humaine. Et lui, de quoi se souvenait-il ? Parfois des flammes d’un feu de joie, ou bien une musique aux accents mélancoliques. Surtout, il n’oubliait pas les nuits où, lorsque la lune est absente, le ciel s’illuminait. Un instant, le loup-homme ferma les yeux. Autour de son cou, les bras de Lou ; contre son torse, le corps de Lou ; au creux de son épaule, la tête de Lou ; jeune fille égarée et évadée. De quoi l’avait-il sauvée ? À qui l’avait-il arrachée ? L’homme-loup rouvrit ses paupières et ses yeux rencontrèrent les ténèbres d’où se détachait une silhouette diaphane.

— Aime-moi ! soupira-t-elle comme elle approcha ses lèvres des siennes.

— Je ne sais… glissa-t-il, sa bouche contre la sienne. Car autrement, je te tuerai.

Dans ses bras, l’ombre pâle expira, puis poussa un râle.

— Désire-moi ! s’acharna-t-elle tandis qu’elle s’enroulait autour de sa taille.

— Peut-être, susurra-t-il, son corps offert au sien. Si tu ne deviens pas ma proie auparavant.

Sur les murs de la chambre, les ombres dansaient ; les ombres s’acharnaient, chacune perdue à jamais. Dans un lit, Lou dormait et un homme la veillait.


Texte publié par Diogene, 30 janvier 2019 à 18h52
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