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tome 2, Chapitre 13 « Rêve Empoisonné » tome 2, Chapitre 13

– Est-ce bien raisonnable ?

L’homme, le coude posé sur la table, examinait le verre qu’il avait entre les doigts. Dans le fond, le patron avait installé un juke-box qui diffusait une chanson de variété surannée. Il la détestait, car elle lui rappelait trop de souvenirs qu’il préférait enfouir pour de bon.

– J’en sais rien, marmonna-t-il d’une voix pâteuse.

Négligent, il faisait danser les glaçons dans le liquide ambré. Sacrilège ! hurla une voix dans sa tête, avant de la faire taire en l’avalant d’un trait. Sous la table, ses pieds battaient, malgré lui, la mesure.

La tête lui tournait. Pourquoi avait accepté cette invitation qu’il devinait vouée à l’échec ? En face de lui, ce n’était plus Solange, mais cet homme, Benjamin, qui le fixait. Il ferma les yeux et quand il les rouvrit il avait disparu. À la place, se tenait sa collègue, ivre, la tête posée dans le creux de sa paume, les joues rosées. Transgresserait-il ses propres interdits ? ? Il sentait glisser le long de son échine l’étreinte glacée du démon, tandis que ses souvenirs, teintés d’amertume, Solange lui souriait, à moins que ce fût une illusion due aux vapeurs alcoolisées qui l’imprégnaient.

– Arrête ! lui lança-t-elle, comme il tendait sa main vers elle. Tu es ivre.

– Et toi ? Tu ne l’es sans doute pas, rétorqua-t-il sarcastique.

Mais son regard était sérieux. Son sourire s’était effacé et son visage s’était figé en un masque empreint de gravité.

– Si ! Mais j’ai encore assez de lucidité pour repousser tes avances. Philippe, que t’a-t-il confié ?

À ces mots, il éclata d’un rire mauvais. La musique bourdonnait ses oreilles, tandis que son estomac était aux prises avec de violents spasmes.

– Pourquoi mens-tu, Solange ? affirma-t-il d’un ton sec, le poing serré autour de son verre vide. Tu lui as parlé, toi aussi ! N’essaie pas de te défendre, tu as toujours été mauvaise comédienne.

Le regard rivé sur elle, il se moquait de ses dérisoires tentatives pour dissimuler son mal-être, en même temps qu’il ne comprenait pas l’origine de cette agressivité soudaine. Ce ne pouvait pas être les quatre verres qu’il avait déjà bus au cours de la soirée ; au pire il se serait endormi. De plus en plus nerveuse, Solange se mordit la lèvre jusqu’au sang ; à leur commissure suintait une perle écarlate.

– Monsieur Legrand Benjamin. Benjamin est bien votre prénom ? Vous êtes né le 21 septembre 1977. Vous êtes professeur de français au collège Salvador Dali à Montfilin-sous-bois, depuis 2002.

À chaque question, l’homme s’était contenté de hocher la tête, silencieux. Même son visage l’était ; sa bouche ne tremblait pas et ses lèvres demeuraient de marbre. Seuls ses yeux trahissaient sa présence, animés qu’ils étaient d’un mouvement en tout point singulier. Jamais il ne la regardait, même si tout dans sa posture indiquait le contraire. En fait, il lui avait donné l’impression de disséquer l’envers du décor ; ce petit théâtre d’ombre qui se dissimule au cœur de chacun, sans jamais rien dévoiler du sien. Ensuite, elle avait énuméré les faits, bruts, crus, sans pathos ni affect. Encore une fois, il s’était comporté comme il l’avait toujours fait ; il était un roc, une montagne que rien ne semblait devoir affecter.

– Que t’a-t-il dit ? glapit soudain une voix chargée de colère et de désespoir.

Solange hoqueta en même temps qu’elle réintégrait avec brutalité la réalité l’environnement bruyant de la boîte de nuit, où ils avaient trouvé refuge. En face d’elle, Philippe la dévorait des yeux. Au fond dansaient les flammes noires de leurs souvenirs incandescents.

Indécents ?

– Je… euh… bredouilla-t-elle, perdue.

– Tu as vu le noir, n’est-ce pas ?

Le noir ? Était-ce cela ?

Elle ne l’aurait pas formulé ainsi. Le lieu ressemblait à une plaine. Non ! plutôt une lande désolée où la seule végétation était une herbe rase et rachitique.

– Non ! Ce n’était pas le noir, plutôt un paysage.

Les mots lui échappaient malgré elle ; elle était devenue un automate de chair.

– Une lande, Solange, rase et déserte, sur laquelle dévale une nappe de brouillard. Entends le bruit du soc qui laboure la terre et qui, soudain, heurte une roche. C’est le silence. Puis de nouveau des sons, le souffle d’un homme qui ploie sous l’effort. Il s’acharne, mais l’objet ne vient pas. Il jure, car sa lame est tordue. Il soupire, car il a réussi à l’extraire. C’est une tête sculptée dans la pierre, couverte de terre. Il se dit qu’il pourra en tirer un bon prix, comme il la cale sur sa charrue. Derrière, il y a le marais, c’est lui qui exhale la brume épaisse. Je vois la tête, c’est celle d’une déesse païenne. Elle m’appelle…

La source des mots se tarissait, les paroles mouraient et ses lèvres se serrèrent, Solange demeurait muette. En fond, la musique n’était plus qu’un lointain souvenir, incapable de troubler ces deux êtres d’ombre.

– Est-ce que tu l’as vu ?

La voix était encore plus douce qu’un murmure. Elle se glissait en elle comme le ferait un amant, avec tendresse et délicatesse.

– Qui ? chuchotait-elle.

– L’enfant des Ténèbres…

Autour d’eux, le manège s’était figé ; il ne restait plus qu’eux, enfermés dans une bulle de temps.

– Je ne sais pas, car c’était toi qui surgissais du brouillard, levant la badine pour en frapper tes bœufs qui n’avançaient pas.

– Viens à moi…

Était-ce lui qui venait de prononcer ces paroles, ou bien lui ?

Philippe perd pied, sa réalité se délitait tandis que son esprit se dissolvait dans les flots alcoolisés de son dernier verre.

– Tu es trop saoul. Tu ne sais plus ce que tu racontes.

Sa voix n’était plus qu’un murmure à peine audible, noyé par les vague musicales que déversait la sono ; fond de techno sur lequel se trémoussait une foule d’hommes et de femmes aux corps laches.

– Tu as raison, déglutit-il.

Les syllabes s’alourdissent à mesure que la conversation s’éternisait, en même temps qu’une certitude s’imposait à lui. La vérité s’étalait sous son nez, dans toute sa crudité et son absurdité. Pendant ce temps, Solange lui soutenait qu’aucune conclusion crédible ne pourrait être soumise au juge d’instruction, encore moins aux familles des enfants. Terreurs de la cour de récréation – c’était un fait notoire – ils ne méritaient pas semblable châtiment. Philippe ferma les yeux pour chasser les images des cadavres déchiquetés. De ce qu’il avait recueilli auprès des témoins les plus fiables, Benjamin s’ était inquiété de la subite disparition de plusieurs de ses élèves, dont cet enfant, le seul survivant du massacre. Il l'avait retrouvé, dans l’une des chambres de mort, couvert de sang et pleurant à chaudes larmes. Depuis, il avait été pris en charge par un groupe de pédopsychiatres, sans que les résultats fussent probants ou encourageants, au dire des échos qu’il avait reçus. Hélas, ce n’était pas la première ni la dernière des bizarreries qui parsemaient cette sinistre affaire. Certains faits tenaient plus de la rumeur que de la certitude. Les humains étaient toujours prompts à chasser le gibier en meute ; ni l’intelligence ni l’éducation ne l’effaceraient jamais. En effet, cet enseignant, taciturne et singulier, ne comptait guère de soutien parmi ses collègues, l’exception notable de madame Agosta, professeur d’histoire, dont chacun redoutait l’arrivée, tant elle avait tendance à crucifier ses interlocuteurs. Néanmoins, tout convergeait vers un fait, Benjamin n’avait eu aucune hésitation quant au lieu où se trouvaient les enfants ; il s’était précipité vers les chambres à gaz. En outre, personne n’ignorait que cet enfant, survivant, avait été pris pour tête de Turc par les victimes, non qu’il avait eu des liens privilégiés avec son enseignant. Se pourrait-il qu’ils fussent tous deux complices ? Philippe n’accordait crédit à cette thèse, non plus que Solange. Mais alors, pourquoi s’était-il précipité sans la moindre hésitation jusque dans ces lieux sinistres ? Sinon qu’il aurait pressenti la survenue d’un danger. Qu’avait-il vu hormis les corps ? Tout le monde s’accordait à penser qu’il avait changé, sans que pour autant son esprit fût brisé. Il ne montrait aucune arrogance lors de ses auditions, plutôt de la sérénité, un calme aussi incongru que déplacé. Tout glissait sur lui ; il était un être lisse et sans aspérité apparente qui n’offrait aucune prise à personne.

– Cherche bien petit d’homme. Hélas, tu n’entends que ce que tu veux voir. Dommage pour toi, souffle soudain une voix dans sa tête.

– Oh ! Tu as vu un fantôme ? le questionnait quelqu’un.

Ça y est, je perds les pédales.

Philippe se pinça l’arête du nez et secoua la tête. Il n’osait pas parler de ces voix qu’il entendait. Elles ne ressemblaient pas à des hallucinations. Elles lui donnaient l’impression d’un viol, d’une intrusion en même temps que s’effondraient ses fantasmes de reconstruction. Il venait presque à s’interroger sur les véritables motivations qui l’avaient conduit en ce lieu, en sa compagnie.

– Solange !

Le ton était ferme, abrupt, mais dépourvu de colère ; seulement son nom. Surprise par son impétuosité, ses yeux papillonnèrent un instant, puis elle se reprit.

--Qu’est-ce qu’il y a ? Tu es bien sérieux et sentencieux d’un coup.

Son regard devient pierre et son cœur fer.

– As-tu interrogé le témoin Benjamin Legrand ? Que t’a-t-il raconté ?

La question appelait une réponse qui, hélas, ne venait pas. En fond, la techno avait cédé le pas devant un groupe de métal, MotörHead ; Lemmy rugissait, Fast Eddy Clarck enchaînait les riffs, tandis que les murs et les tables tremblaient.

Solange hésitait. En lutte contre elle-même, elle se saisit de son verre et l’acheva d’un trait.

– Je reviens, lui balança-t-elle.

Puis elle se leva et disparut dans la masse grouillante. Elle dirigea, non pas vers le comptoir, mais vers les toilettes dont la porte ne possédait plus, depuis longtemps, de poignée. Mais elle n’eut pas le temps de la pousser, qu’elle s’ouvrit avec fracas et livra le passage à un jeune punk éméché.

Qu’est-ce qu’il m’arrive ?

Ses mains, ses poignets, tout son corps tremblaient de terreur et l’alcool n’anesthésiait nullement ses sens. Fébrile, elle fouilla dans son sac et éclata de rire. Au creux de sa paume, reposait une minuscule boîte en argent, qu’elle ouvrit d’un geste délicat. Cinq ! Il ne restait plus que cinq minuscules grains blancs qui tombèrent sur la faïence. Soudain, une cataracte transparente les emporta, pour mieux les faire disparaître dans la gueule noire et vorace du lavabo.

– Combien ? coassa-t-elle.

Dans la pénombre, une silhouette bruissait. Souple et longiligne, elle se détacha sur mur et s’avança vers celle qui venait de l’interpeller.

– Combien ? éructa-t-elle, comme l’autre ne se décidait pas à répondre.

C’était un homme de grande taille. Ses cheveux ébène et bouclés descendaient en cascade sur ses épaules. Ses yeux, dont elle pouvait entrevoir la couleur, luisaient derrière des lunettes rondes aux verres fumés et sa peau était d’une pâleur extrême. Quant à son sourire, il dévoilait une série de dents blanches et carnassières.

– Votre prix sera le mien, ronronna-t-il, tandis qu’il s’écartait du mur crasseux et révélait une main fine et délicate.

Solange esquissa une grimace, en même temps qu’elle s’accrocha au rebord du lavabo, l’estomac au bord des lèvres. Dans le miroir, son reflet était celui d’une femme échevelée, aux yeux caves et aux joues creusées ; une créature décharnée en proie au manque.

– Il m’en faut, coassa-t-elle.

En elle se déchaînaient des flots d’émotions et de souvenir honnis sur lesquels elle n’avait plus aucune emprise. En proie à l’épouvante, elle tentait de griffer la surface du fatal miroir, sous le regard amusé de l’homme qui, vif comme l’éclair, se plaça derrière elle et lui saisit le poignet.

– Que veux-tu de moi ?

Sa voix lascive s’insinuait dans tout son être et l’emplissait d’une énergie nouvelle.

– Ce que tu possèdes, souffla-t-elle.

– Alors je le prendrai, murmura le reflet.

L’homme n’avait pas bougé, les lèvres toujours étirées en ce si singulier sourire. Il plaça son autre main devant la poitrine de sa victime, puis l’ouvrit. À l’intérieur, reposait une minuscule pilule mordorée, dont elle s’empara vivement, sans même remarque que l’étranger avait retroussé sa jupe au-dessus de ses cuisses.


Texte publié par Diogene, 7 février 2018 à 19h12
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