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tome 2, Chapitre 11 « La Tisseuse de Contes » tome 2, Chapitre 11

De derrière le miroir, elle l’avait vu disparaître. Elle l’avait vu se métamorphoser, devenir la bête, le fauve, champion d’une Nature qui révélait sa face meurtrière. Puis, il avait tranché le lien qui le maintenait dans le rêve. Il avait tenu son cœur palpitant creux de ses pattes velues et griffues jusqu’à ce qu’il eût cessé de battre.

– Pourquoi a-t-il fait cela, grand-mère ? interrogea la princesse de derrière le miroir.

– Cela, tu le lui demanderas lorsqu’il reviendra, affirma-t-elle.

Sa voix étouffée lui parvenait de derrière un paravent qu’elle ne quittait jamais. D’elle, elle ne percevait jamais que l’ombre sanglante dans le couchant.

– Est-ce qu’il tiendra seulement parole ? souffla la petite, la main posée sur la surface miroitante.

De l’autre côté, l’univers-rêve s’effondrait. Ensuite, il se contracterait, deviendrait une singularité, rebondirait, puis tout recommencerait. Triste, elle s’en détourna. À quoi bon s’y intéresser, si la vue n’existait plus. De toute façon, il y en avait tant d’autres qu’elle pouvait explorer, moins drôles et sans doute plus beaux. Mais aucun ne serait hanté par un être avec qui elle serait en mesure de parler ; tel l’un des termes de la malédiction qui pesait sur elle. En effet, de cet autre côté du miroir, elle n’avait le droit que de voir les ombres illusoires et les mirages. Aussi, qu’elle n’avait été sa joie lorsqu’elle avait rencontré ce garçon perdu sur son rivage ! Hélas, désormais elle en reviendrait à d’autres, tous sans visage. Pendant ce temps, sa grand-mère filerait encore et toujours la laine, que chaque nuit elle carderait en un recommencement éternel. Malgré tout, la princesse ne se plaignait jamais de sa condition. Non qu’elle n’eût pas connu autre chose, car elle avait vécu dans le faste de la richesse, des bals donnés en l’honneur de quiconque le méritaient les repas fabuleux où se dressaient les mets les plus extraordinaires. Elle se souvenait également de ses précepteurs qui lui transmettaient leurs précieux savoir, lettres ou chant, musique ou mathématiques, astronomie ou alchimie, en fait tous ces domaines où elle excellait. En revanche, des événements suivants, elle n’en avait plus souvenir, ou plutôt si, un seul, terrible. C’était l’image d’une ombre gigantesque qui obscurcissait le ciel et qui, dans sa main, tenait un immense bâton de frêne de couloir noir, achevé par une lame courbe, aux reflets luisants de sang. De la silhouette, elle retenait surtout son regard, deux feux-follets qui brillaient au fond des abysses qu’étaient ses orbites vides de toute vie. Elle portait de nombreux noms : la Faucheuse, la Dame Blanche, la Camarde, l’Ankou, Enma, Thanatos, Morrigan et d’autres encore. De tous, elle préférait la Dame Blanche, car il possédait une grâce et une élégance qui faisaient défaut à tous les autres. Elle se l’imaginait, figure éthérée qui s’avancerait en silence parmi les vivants, souriante ou moqueuse, toujours prête à tendre la main lorsqu’il y aurait besoin. Elle détestait se la figurer sous des traits masculins, bien qu’ils fussent empreints de cette étrange beauté, à la fois grave et sauvage, dépourvue de toute brutalité. La mort n’avait pas lieu d’être violente ou méchante, seulement belle et paisible. La princesse soupira et se détourna encore une fois du grand miroir, où il n’y avait plus rien à voir.

– Grand-mère ! s’exclama-t-elle, soudain.

– Oui ? Qu’y a-t-il ma petite ?

Le son de sa voix était toujours accompagné du bruit du rouet qui tournait sur lui-même, tout en entortillant le brin de laine.

La princesse s’approcha du paravent. Elle lui avait toujours interdit de la franchir, dès lors qu’elle était occupée à filer et il en serait de même aujourd’hui. Malgré tout, elle s’assit encore plus près qu’elle ne l’avait fait auparavant, comme si une invisible injonction le lui avait ordonné.

– Grand-mère ? Est-ce que je suis morte ? souffla la jeune fille à l’ombre filante.

La vieille femme marqua un silence. Sa main ne volait plus vers le tas de laine et le rouet ne respirait plus. En fait, elle tremblait de tout son être, redoutant ce qui allait advenir.

– Grand-mère ? s’inquiéta la princesse, comme son ancêtre demeurait muette.

– Oui… bruissa la voix de derrière. Sortons, je te prie. Mes vieux os ne sont pas promenés depuis trop longtemps.

Mais la jeune fille fit la moue. Elle n’aimait pas aller dehors. Les espaces étaient bien trop vastes, avec des forêts à perte de vue. Elle n’avait qu’une peur, que ces dernières l’engloutissent et que plus jamais elle n’en ressortît. Heureusement, accompagnée de sa grand-mère, elle n’aurait rien à craindre. Enfin, s’en persuadait-elle.

– Viens ! Prends donc mon bras, tu sais combien la marche est difficile à mon âge.

Elle ne l’ignorait pas et elle s’avança, offrant le sien à son aïeule. Puis elles trottinèrent ainsi dans des couloirs aux murs rosés, jusqu’à un panneau de bambou percé de quelques fenêtres de papier. Mais alors que la vieille femme le repoussait, sa petite fille recula. Elle n’aimait pas l’extérieur avec ses grandes étendues herbeuses, tapies de fleurs fraîches et odorantes, non plus le vent qui leur caresserait bientôt le visage. Non ! Elle n’aimait pas et la présence de son ancêtre ne l’aidait pas à surmonter sa répulsion.

– Que crains-tu, mon enfant ? marmonna-t-elle.

– Je ne sais pas, hoquetait la princesse. Je sais seulement que j’ai peur ?

– Si tu ne sais pas de quoi tu as peur. Tu ne peux pas la ressentir, car si tu n’as peur de rien, alors rien ne te fait peur.

Les paroles de sa grand-mère sonnaient juste dans sa tête. Rien, de ce qu’elle apercevait, ne l’effrayait. C’était autre chose et elle était incapable de la nommer.

– Allons ! lui chuchota-t-elle. Tu vois, il n’y a rien qui ne puisse t’inspirer de crainte.

Les yeux rivés sur ses chaussures, elle hésitait à suivre son aïeul qui déjà franchissait le seuil.

– Attends-moi ! Grand-mère ! s’écria la princesse, tandis que sa main se saisissait du vide.

Celle-ci se retourna et lui sourit ; une brise légère agitait ses cheveux, libres du nœud qu’elle confectionnait chaque matin. Elle fit un signe d’encouragement à sa petite fille qui ferma les yeux.

– C’est vrai ! pensa-t-elle. Je n’ai peur de rien. Je n’ai plus douze oreus. Je suis grande maintenant !

Elle prit alors une grande inspiration, se raidit, leva bien haut le pied, puis le posa de l’autre côté. Rien ne se produit, ou plutôt rien qu’elle ne subodora. Sous la semelle de sa chausse, l’herbe grasse se gonflait, lui donnant la sensation de marcher sur un tapis moelleux, tandis qu’un vent chaud lui caressait les joues. Le soleil, haut, dardait ses rayons sur son visage et lui délivrait une drôle d’impression. Elle lui rappelait ce qu’elle avait ressenti la première fois qu’elle avait découvert l’enfant derrière le miroir.

Sa peur envolée, elle imprima à son autre jambe un mouvement équivalent et courut rejoindre sa grand-mère qui avait pris une certaine avance et s’éloignait en direction d’une forêt verdoyante.

– Pourquoi par là, grand-mère ? pépia-t-elle.

– Pourquoi pas ? lui rétorqua-t-elle.

Devant elles se dressait une vieille chaumière en pierres ; véritable nid de sorcière. Dans un champ délimité par des enclosures, un cheval broutait une herbe grasse et fraîche. Sa robe était de la couleur de l’ébène et ses yeux étaient de celle de l’argent. Émerveillée, la princesse s’élança vers elle, mais elle fut coupée dans son élan par sa grand-mère qui l’avait retenue par un pan de sa robe.

– Où t’en vas-tu ainsi, ma petite ? la gronda-t-elle.

– Mais pourquoi ? hoqueta la princesse, les yeux baignés de larmes, car jamais son ancêtre n’avait élevé la voix.

– Ce n’est pas poli. Tu ne t’es pas présentée. Sont-ce les manières d’une petite fille bien élevée ?

Boudeuse, elle convint que non et s’excusa auprès de sa grand-mère.

– Voyons ! Ce n’est pas à moi qu’il faut demander pardon.

La princesse leva vers son aïeule un regard plein d’incompréhension.

– Mais, c’est à elle qu’il te faut présenter tes excuses, sourit-elle en pointant un index vers l’animal qui passait dans le pré.

– Ah ?

– Viens ! lui enjoignit-elle, comme elle se saisissait de sa main et l’entraînait à sa suite. À mi-chemin, la jument, puisque c’en était une, redressa la tête et vint à leur rencontre. La princesse s’aperçut alors que sa crinière n’était pas de la couleur de l’ivoire, comme elle l’avait tout d’abord cru. Elle était d’un blanc proche de celui de la neige, ou du givre qui dessinait de si jolis motifs sur les fenêtres en hiver.

– Comment s’appelle-t-elle ? chuchota-t-elle à l’oreille de sa grand-mère.

– Pourquoi ne lui poserais-tu pas la question ? Elle est bien assez grande pour te répondre elle-même. Va donc ! Tu brûles de grimper sur son dos.

À ces mots, la princesse fut transportée de joie et courut vers l’animal qui s’était arrêté de trotter. Néanmoins, arrivée à quelques pas, elle ralentit sa course, intimidée par la formidable aura qui se dégageait d’elle. Elle n’osait s’en approcher plus, comme si elle craignait de déchaîner la fureur de quelques divinités.

– Approche, mon enfant ! hennit la jument. Tu n’as aucune crainte à avoir. Je parais effrayante, immense, au-delà de toute compréhension. Mais ce n’est qu’illusion.

Tremblant de tous ses membres, la jeune fille tendit une main vers ses naseaux. Son haleine était chaude, presque brûlante et son mufle avait la douceur de la soie.

– Je me nomme Mélanime et je suis une Tisseuse de Conte. Et toi, comment t’appelles-tu petite princesse ?

– Co… comment je m’appelle ? balbutia-t-elle. Mais… mais, en fait, je… Comment saurai-je ?

La jument s’était éloignée et la fixait de ses prunelles argentées.

– Je vois, murmura l’animal. De toute façon, cela n’a pas d’importance, enfin pas encore. De plus, je connais tout des raisons qui t’amènent à moi, même si tu les ignores sans doute.

De plus en plus déconvenue, la jeune fille était gagnée par une peur panique et, alors qu’elle faisait demi-tour, elle heurta de plein fouet sa grand-mère.

– Grand-mère ! Grand-mère ! sanglotait-elle.

À genou, elle l’enlaça.

– Pourquoi pleures-tu ainsi ? s’enquit-elle tandis qu’elle passait sa main au milieu de ses boucles brunes.

– Je suis morte, n’est-ce pas, s’écria soudain l’ingénue enfant.

Sa grand-mère la repoussa et prit son visage entre ses mains parcheminées.

– Enfin ! Quelle idée saugrenue ! D’où te vient cette pensée ?

La princesse pointa alors son doigt en direction de la jument noire.


Texte publié par Diogene, 19 janvier 2018 à 09h36
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