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tome 2, Chapitre 2 « Le Pêcheur de Vagues » tome 2, Chapitre 2

– Tu devrais rentrer.

– Pourquoi ?

L’homme soupira. Il n’avait rien à répondre et il n’y avait rien à répondre ; seulement se taire et scruter l’horizon. Le clapotis des vagues sur les piliers de béton rendait le silence encore plus assourdissant. De temps à autre une bourrasque, un peu plus vilente que les autres, fait voler en éclat l’harmonie du ressac et éclaboussait les alentours. Ni l’un ni l’autre ne ressentait le froid vif, trahit par les volutes blanches qui s’échappaient de leur visage. Ils étaient engoncés dans d’épaisses couches de vêtement en laine, trouvés dans ce qu’il restait d’une habitation aux murs éventrés ; sans doute soufflé par une déflagration.

– Pourquoi est-ce que tu t’en vas ?

L’homme hésita. L’instant lui parut une éternité, puis il se retourna et planta son regard dans celui de son interlocuteur.

– Peut-être ai-je froid ? Ou peut-être suis-je en train de me lasser ? Ou encore l’ignoré-je ?

L’autre demeurait muet. Son visage était devenu un dérisoire masque de cire sans expression ni émotion.

– Rien ne me retient, alors je puis partir, énonça l’homme, alors qu’une vague un peu scélérate accourait à l’horizon, trahi par le reflux soudain de l’eau. Et toi, pourquoi restes-tu ainsi, assis sur ce rebord de pierre ? La vague sera là d’ici une poignée de secondes et l’océan va t’engloutir.

– Peut-être est-ce là ce que je désire ?

– Peut-être… et de nouveau nous aurons cette conversation… ou peut-être pas. Quel triste privilège que d’être le dieu d’un monde.

Au même instant, surgit la vague, immense, démesurée ; mur d’eau sans sommet. Elle avançait avec une lenteur désespérante, presque exaspérante, vers les ruines environnantes. Bien tard, elle s’abattrait, briserait ce qui ne l’était pas encore, emporterait ce qui n’avait plus d’importance et laverait les dernières souvenances de sa vie d’avant. Déjà, elle leur masquait le ciel et le soleil filasse. Elle obombrait leurs visages de sa lumière noire, quand ailleurs elle s’abattait et éventrait tout ce qui pouvait l’être sur son passage.

– Pourquoi la retiens-tu ?

– Peut-être désiré-je poursuivre cette conversation… ou pas.

Au-dessus de leur tête, la voûte aquatique se lézardait et des fissures s’échappaient des filets d’une eau verte et saumâtre, encombrée de sable et de sédiments arrachés aux soubassements. C’était une lutte acharnée entre deux volontés opposées, car pour chaque failles qui naissait, une autre cicatrisait, tandis que la mer n’en finissait pas d’envahir les terres, engloutissant ce qu’il demeurait de la cité abandonnée.

– Quelle importance cela peut-il avoir ? murmura l’autre, les yeux tournés vers la voûte ruisselante. Tout ici n’est que renoncement et recommencement. Contemple donc cette vague… elle revient sans cesse, toujours au même battement du temps, sans se lasser, obéissante aveugle qu’elle est. Et toi… en es-tu un aussi ?

– Un obéissant aveugle ?

– Oui.

L’homme embrassa du regard la sphère liquide ; bulle nue à l’intérieur de laquelle il devisait tous les deux. Debout ou assis sur une digue de béton pourri, cerné par des plages de sable gris.

– Je l’ignore. Je pense posséder mon libre-arbitre. Pourtant je sais que nous avons déjà eu cette conversation, sans que cela ne change quoi que ce sot à mes propos ou à ma situation. J’ai l’étrange impression de tout connaître par avance. J’anticipe nos paroles, nos postures, nos faits et nos gestes. En même temps, tout m’est si étranger. Je les connais sans les connaître. Une xéno-mémoire ? Est-ce à cause de toi ?

– C’est possible…

Sa voix se mourrait, comme le fracas de la mer devenait de plus en plus fort.

– Qui suis-je alors ?

Mais les mots étaient déjà morts, inutiles, creux et silencieux. L’eau avait déchiré le voile et se précipitait, faisant voler en éclat ce moment de paix intérieure. Et lui ? Lui… que faisait-il ? Il dansait ; il dansait au-dessus des vagues qui tournoyait autour de son être, sans jamais menacer de l’engloutir. Elle s’enroulait autour de lui ; étreinte onirique qui ne finirait que lorsqu’il lui faudrait revenir, revenir et se souvenir. Mais de quoi, de qui ? Cela ne lui importait pas. En fait, rien ne signifiait, il habitait cette bulle d’univers sans début ni fin, avec pour seule compagnie ses propres chimères. Bientôt il se lasserait de jouer avec les eaux-ives et bien tard il serait la proie des mortes-eaux.

– Attends ! fit soudain une voix qu’il ne reconnaissait que trop.

– Pourquoi ?

– Comme çà !

La scène se figea. La gueule aquatique prête à fondre sur lui demeurait immobile au-dessus de sa tête, béante, immense, profonde ; un gouffre d’inexistence.

– Ce n’est pas une réponse, « comme ça ! ».

Aussitôt, l’onde reprit son ballet mortel, lente, elle rampait sur son corps comme il s’efforçait de la retenir le temps que l’autre lui offrit une réponse qui le satisfasse.

– Alors… hum. Parce que j’aime te voir danser.

Au-dessus de lui, la vague hésitait, oscillant entre dévotion et dévoration. Il se voit seul, nulle ombre autre que lui-même ne hantait ces lieux.

– Me regarder, renifla l’enfant d’un ton méprisant. N’as-tu pas autre chose à voir ou à faire que de me contempler au milieu des vagues.

– Ben, en fait, non !

En plus de l’ennuyer, elle l’agaçait au plus au point. Alors, comme en réponse à son injonction, il ordonna à l’onde de se précipiter sur lui et l’emporta.

– Pourquoi as-tu fait çà ? reprit la voix.

– Pourquoi ? Pourquoi ? N’as-tu point d’autres mots à la bouche ?

Personne ne lui répondait, il était seul et l’air lui manquait presque. Bientôt des taches rougeâtres éclateraient dans ses yeux et ses poumons le brûleraient, alors ils ouvriraient es lèvres et s’engouffreraient l’onde bouillonnante et réconfortante. Elle emplirait tout d’abord sa bouche, puis sa gorge. Dans un effort de survie, son nez s’emplirait, de même que ses poumons, chassant les dernières bulles d’air qui s’élèveraient à mesure qu’il s’enfoncerait dans les mortes et profondes eaux. Ses joues se gonflaient, pourtant il n’osait expulser sa bouffée d’air vitale, prolongeant le supplice. Des bulles crevaient petit à petit la surface. Combien encore ? Il ne voulait pas le savoir. Au contraire, il ne désirait qu’une seule chose : embrasser le noir. Au-dessus de lui, s’agitaient, grotesque marionnettes, es spectres des vivants… ou du moins pensaient-ils l’être.

– Disparaissez ! leur hurla-t-il, en même temps qu’il vomit un flot de bulles nacrées qui volèrent jusqu’aux hauteurs heurtées.

– Enfin en paix, songeait-il tandis que le liquide glacé l’emplissait et l’apaisait.

Détaché de son corps, il se regardait s’enfoncer dans un abysse, dont il n’apercevait pas le fond, mais le reflet de lui-même dans ses prunelles.

– Pourquoi as-tu fait ça ?

Elle était revenue ! Elle avait seulement attendu le moment venu, l’instant où il serait nu et vulnérable.

– En quoi est-ce que ça te regarde ?

Sa voix avait les accents de la colère la plus noire et du désespoir. Toucherait-il lors à un temps ou à un autre le fond ? La réponse serait négative, il en était certain. Plus aucune bulle ne remontait ; sa poitrine était vide, enfin… Sans doute, changerait-il, cette fois, une ou deux notes à sa partition, comme autant de variation.

Elle commencerait semblable à un conte, un conte qui ne finirait jamais, car il ne désirait pas en connaître la fin. Aujourd’hui, il était un pêcheur de vagues. Hier, demain. Qui était-il ? Qui serait-il ?

– Pourquoi as-tu fait ça ?

– Encore ! Assez ! Suffit ! Quand cesseras-tu ? Ne me tourmente plus !

Oui ! Oui, il aurait pu, il aurait dû, il aurait voulu. Cependant, il n’en fit rien, il était plongé dans le noir.

– Que veux-tu ?

Un frémissement parcouru l’obscurité.

– Raconte-moi une histoire !

Un éclat de rire fit frissonner les mortes-eaux qui se propagea jusqu’à la surface, où il éclata en de multiples échos. Hélas, personne n’était là pour le recueillir.

– Qu’ai-je dit de si drôle ? Je te confie ce que je veux et tu te moques ! En plus, tu ne m’as pas répondu.

Le rire cessa.

– Pardon, mais je ne suis pas un conteur.

– Non, tu es un danseur. Mais c’est pareil. Alors raconte-moi une histoire !

Le corps poursuivait sa chute et il s’enfonçait toujours plus loin. Il ne cesserait que lorsqu’il l’aurait décidé.

– Si tu veux, soupira l’enfant. Mais cela ne m’apportera rien.

– Pourquoi ?

– Parce qu’à la fin, j’aurai oublié et je renaîtrais…

La présence n’avait pas disparu. Silencieuse, elle semblait soucieuse.

– C’est pas grave ! répliqua-t-elle. Raconte-moi plutôt l’histoire du Pêcheur de Vagues.


Texte publié par Diogene, 4 novembre 2017 à 18h34
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