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tome 1, Chapitre 31 « L'Oiseau Brisé » tome 1, Chapitre 31

Tendant sa main vers la flamme, la feuille de papier s’enflamma aussitôt et son souvenir se volatilisa. Il n’ignorait pas que ce que ses parents avaient accompli, mais aussi ce qu’ils n’avaient pas achevé. Entre ses doigts, le feuillet se racornissait, se tordait en une grotesque pantomime. Bientôt, il n’en fut plus et il ramassa la cendre qu’il dispersa aux quatre vents par la fenêtre grande ouverte. Posé devant lui, dans un petit coffret, l’éclat brillait de mille feux. En cet instant, il aurait pris un marteau et l’aurait réduit en miettes pour ne plus souffrir, pour ne plus se souvenir, et lui, pour qui la solitude était une amie, elle lui était soudain devenue hostile. Peut-être était-ce aussi, parce qu’il n’était jamais remonté aussi loin dans ce souvenir. Des larmes lui montaient aux yeux, mais il les ravala aussi vite qu’elles étaient apparues. Il ne voulait plus pleurer et cette promesse, il ne souhaitait surtout pas la briser. Il était seul et le savait. Pourtant, il y avait cet homme qui avait déposé ces mots étranges :

Celle que tu cherches est au fond d’une grotte gardée par un dragon d’argent. Seules les larmes te permettront de triompher. Lorsque tu l’auras fait, tu devras renverser ton regard pour voir au-delà du miroir et enfin tu pourras t’unir à celle que tu chéris. Ainsi, la délivreras-tu de celui que l’on appelle l’homme aux yeux-miroirs.

Serait-il en mesure de tendre l’oreille et d’aller au-delà des apparences ? L’enfant le désirait plus que tout au monde, même s’il refusait à se l’avouer. Néanmoins, il ne pourrait plonger seule dans ces ténèbres, au risque de se perdre. Il percevait ce qui se produirait, en même temps qu’il l’ignorait.

Étrange paradoxe que lui-même, être à la mémoire brisée et emprisonnée dans le seul but de lui échapper.

L’enfant contemplait la bougie, bûcher dérisoire des vanités qui avait englouti le seigneur Dobaso et son armée de sombres. Un jour ou l’autre, il aurait nécessité de s’y replonger et il ne serait pas seul ; il se le jura. Par la fenêtre, ce n’était qu’une bien triste grisaille qui, auparavant, le mettait en joie. Cette fois, elle ne lui apportait qu’une sourde mélancolie. Dimanche, tel était le nom de ce jour, où les gens étaient libres de vaquer à leurs occupations. En serait-il de même pour cet homme, qu’il ne croisait qu’entre les murs des bâtiments grisonnants du collège Chrétien de Troie ? La curiosité le dévorait et ses parents ne verraient aucun inconvénient à ce qu’il s’absenta. Au contraire, il se réjouirait de le voir sortir de sa coquille, même si ce n’était qu’un artifice.

Buté, décidé, il jeta un coup d’œil à sa bibliothèque où s’entrechoquaient cahiers et autres ouvrages ; miette dérisoire de savoir en comparaison de l’infinité et de la richesse des mondes qu’il était en mesure de visiter. Il se souvenait de l’extase des élèves lorsqu’il avait amené l’agnel. Pour lui, ce n’était rien de plus qu’un disque doré sur lequel étaient gravées les armoiries d’un quelconque seigneur ou prince. Son cœur se serra, car elle était aussi chargée de ses souvenirs ; mémoire d’un monde qu’il avait fui. Là résidait sa valeur, quand d’autres la plaçaient dans sa couleur. Depuis, il ne l’avait jamais ressorti de son coffre et elle demeurait dans ce vieux coffre à jouets, dans lequel il avait rassemblé ses maigres possessions issues de ce qui autrefois était son chez lui.

Debout, il referma la fenêtre et sortit de sa chambre. Dans l’escalier, il dévala quatre à quatre les marches jusqu’au salon. Dans la pièce, son père et sa mère reposaient ou se reposaient. Qui était le vrai ? Qui était le faux ? Peut-être cessera-t-il un jour cette comédie, cette sinistre pantomime destinée à tromper son cœur et sa solitude. Sans doute jamais, car, s’il connaissait la vérité, il se savait en ignorer l’entièreté. De la main, son père le salua, quand sa mère se contenta d’un timide sourire. Hélas en ce jour, il se sentait incapable d’affronter leurs regards vides et sans joie, et il s’enfuit en claquant la porte derrière lui.

Dehors, une pluie fine et grise tombait et transformait petit à petit les flaques humides en des marais détrempés. Quelque part, au fond de son cœur, il regrettait de s’être ainsi confronté à son souvenir. Entendre de nouveau les voix de ses parents avait été une épreuve terrible, plus encore que le geste contre nature de cet être à qui il avait arraché certains fragments de sa mémoire. Était-il triste à ce point pour s’enfuir de cette manière dans la ville ? Il ne prenait garde ni aux camions ni aux piétons. Du fond de son âme, il ne désirait qu’une chose, irréelle et impossible, tout autant qu’elle était inavouable. Pourtant, il ne trouvait que le courage de fuir encore et encore. Ce fut alors que courant, aveugle et sourd, qu’il le heurta et le culbuta ; le fondement dodu chut dans ce que les anciens appelaient un gendarme. De lui, il ne perçut que les braiments porcins et malsains qui regorgeaient de mots sales et idiots. Quant à son regard, il n’exprimait que fureur et stupeur, en même temps qu’une joie mauvaise.

– Je vais te démolir, hurlait-il. Sale pet…

Mais il n’entendit pas la suite, car se déversait dans son âme un sentiment qu’il avait connu longtemps auparavant et qu’il ne pensait jamais ressentir dans ce monde mal aimé. À ces pieds, un petit corps emplumé, la nuque brisée. C’était lui qui avait ainsi hurlé et éveillé dans le cœur de l’enfant une rage qu’il se savait incapable de contenir. Recroquevillé sur lui-même, la tête enfouie entre ses genoux, il sentait les larmes monter et charrier avec elle les flots de sang à venir. Cependant, rien de tout cela ne survint tandis qu’une main pleine de douceur se posait sur son dos. Des mots lui parvenaient, à rebours.

– Bonjour ! Je sais que ce chenapan n’a pas eu ce qu’il méritait.

Étonné, effaré, l’enfant releva la tête et découvrit cet homme dont le cœur lui paraissait si étrange, car si proche. Il tenait entre ses mains l’oiseau mort. Un instant, la panique le saisit et voulut de nouveau prendre la fuite. Cependant, la présence du petit corps brisé au creux de ses paumes eut raison de sa peur.

– Pourquoi l’avoir ramassé ? Ce n’est qu’un cadavre et rien ne le ramènera.

– Sans doute. Comme l’âme qui renaît au printemps après avoir passé l’hiver sous terre, pourquoi le priverais-tu de ce miracle ?

L’enfant demeurait muet.

– Une vie pour une vie a dit un homme dans un livre. Ne peut-il pas en être ainsi ?

L’enfant secoua la tête.

– Pourquoi me raconter cela ?

L’homme n’insista pas.

– Je connais bien des histoires et ce que j’ai lu de toi m’en rappelle certaines. Tu as raison. Rien ne le ressuscitera. Pouvons-nous au moins lui offrir un tombeau ?

L’étonnement se lisait dans ses yeux, en même temps que l’enchantement. Il demeurait incapable de redonner souffle au petit corps sans vie, car ce monde ne recelait plus assez de magie.

– Oui, chuchota l’enfant. Acceptez-vous que je choisisse l’endroit ? Cette ville est bien trop triste et n’a plus d’âme depuis fort longtemps.

L’homme acquiesça.

– Où nous emmèneras-tu alors ? Mais ne te sens pas obligé de me répondre.

Il se contenta de hausser les épaules.

– Vous le découvrirez bien assez tôt, murmura-t-il d’un ton un brin méprisant qu’il ne releva pas. Cet enfant possédait bien trop de secrets et il respectait ce fait. Ses collègues se moquaient de lui à cause de l’affection qu’il lui portait. En retour, il ne leur offrait qu’une indifférence sincère.

Pendant ce temps, de rue en rue, l’enfant l’entraînait dans des recoins dont il n’aurait jamais soupçonné l’existence. Appartenait-il encore à son monde ? Jareth s’interrogeait. Soudain, au détour d’une avenue, surgie de nulle part, se dressait une immense forêt noire, là où auraient dû être édifiées de bien vilaines tours de bétons et de métal. Sans un mot, l’enfant, suivi de l’homme, avançait dans ce qu’il y avait encore peu était une jungle urbaine, où signatures et autres dessins grotesques se disputaient la plus petite parcelle de murs. L’homme gardait le silence. Il sentait que la moindre son suffirait à briser le charme qui s’opérait. Au creux de ses mains, le passereau était raide et froid.

Soudain, l’enfant s’arrêta et désigna un arbre qui ressemblait à un gigantesque séquoia. Posée contre son tronc, élément incongru dans ce paysage féerique, une bêche attendait que l’on se servît d’elle. L’enfant s’en approcha et le prit entre ses bras, avant de la tendre à l’homme qui s’en empara en échange du petit corps. Aucun d’entre eux n’avait échangé la moindre parole, mais ils possédaient la connaissance. L’homme aiderait, quand l’enfant accomplirait. L’homme refermerait, l’enfant prierait. Ainsi fut-il accompli.

– Viens, murmura l’enfant quand il eut achevé le rituel.

Autour d’eux, le paysage se brouillait. La forêt noire vola en éclat, les arbres redevenaient des tours de bétons sales, quand les lacs se métamorphosaient en flaques et les buissons des amas de tôles rouillées et désordonnées. Ils étaient au milieu d’une décharge où, à toute heure du jour et de la nuit, des ogres de métal s’en venaient restituer le fruit de leurs orgies. Dans les yeux de l’homme comme ceux de l’enfant, se lisait une immense tristesse. Cependant, chacun avait ses propres raisons et elles le demeureraient. L’enfant glissa sa main dans celle de cet adulte qui l’avait suivi au-delà des apparences. Il était heureux, car, en sa présence, avaient surgi des souvenirs enfouis sous le béton de la ville.


Texte publié par Diogene, 30 mars 2017 à 19h26
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