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tome 1, Chapitre 29 « L'Ombre Noire » tome 1, Chapitre 29

Comme il en était venu, il avait disparu, sans un bruit, sans un soupir, au milieu de l’obscur, et lui, le commandeur, seulement vêtu de sa cape et de ses insignes passés par-dessus son habit de nuit, restait immobile au milieu de la halle, face aux étales vides. D’instinct, il passa sa main sur son cou, là où, quelques minutes plus tôt, reposait une lame glaciale. Dans le même temps lui revenaient les paroles de cet homme : défiez-vous de l’Ordre de Styr ; commandeur Ficini ! De l’ordre ou de quelques-uns de ses membres dont il n’osait formuler le nom.

– Allons ! se reprit-il. Ne reste donc pas là à compter les brindilles.

Il jeta de part et d’autre des regards louvoyant, puis sorti en silence de la halle déserte. Il ne croit personne sur le chemin qui le menait chez lui. Songeur, il n’a jamais accordé qu’une confiance à l’ordre ainsi qu’à ses membres, encore plus à cette femme, aussi belle que fatale. À cette pensée, le commandeur ne peut réprimer un frisson, malgré le réconfort qu’il ressentait à ne plus être isolé. Néanmoins, il ne désirait, en aucune manière, lui accorder plus grande confiance. Il était bien trop entouré de mystères. En effet, sitôt ses hommes placés au monastère, il avait dépêché quelques-uns de ses limiers aux trousses de ce singulier chasseur. Hélas, insaisissable, ce dernier avait disparu avec une facilité déconcertante, à croire que la forêt elle-même lui apportait son aide. En retour, Ficini n’avait obtenu que rumeurs et autres bruits d’arrière court ; en fait rien de tangible, ni de sensible, enfin jusqu’à cette nuit.

De retour chez lui, il s’enferma dans sa chambre noire, seule pièce de ses appartements sans fenêtre. La chose n’était pas tout à fait exacte, car par un savant jeu de lentilles et de miroirs, il possédait un œil sur les rumeurs de la rue et des alentours. Il demeura ainsi un long moment à scruter la foule éparse. Soulagé de ne découvrir personne, hormis les inénarrables ivrognes et leurs compagnes ou compagnons de circonstance, il se retira et se coucha tous volets fermés. Pendant ce temps, une ombre filait sur les toits, ne marquant un temps d’arrêt que pour mieux se fondre dans l’obscurité de la nuit tombée. Elle bondit ainsi à plusieurs reprises, pour finalement se fixer sur une maison à colombage, dont les occupants dormaient à poings fermés. D’elle, on ne devinait que les yeux, prunelles scintillantes et mordorées. Elle scrutait les demeures du quartier.

Le lendemain matin, ce fut avant le chant du coq, que le commandeur s’éveilla. Il avait toujours à l’esprit les paroles de cette ombre fugitive ; « La cité a de bien trop nombreuses oreilles, commandeur Ficini. » En aurait-il un jour douté ? A cette pensée, il sourit tout occupé à finir sa toilette. Son déjeuné achevé dans la précipitation, il s’empara de ses sacoches préparées la veille et qu’il jetterait bientôt sur la croupe de sa monture. Sur le chemin qui le conduisait aux écuries, seuls les grillons et quelques lucioles lui tenait compagnie, dans ce qui était encore une nuit sombre et épaisse. Il ne croiserait personne, saut peut-être quelques gardes de faction, dont la ronde s’étirait jusqu’au lever du soleil. Arrivé devant le bâtiment massif de la garde, limitrophe du palais, il y pénétra par une porte dérobée. Soucieux de ne point troubler le sommeil des aspirants et des méritants, il marcha à pas de loups jusqu’à sa monture scellée et préparée. Celle-ci le reconnut et fourra son museau entre ses mains, au creux desquelles il avait dissimulé une carotte dérobée dans la réserve. Il flatta l’encolure de l’animal puis il vérifia une dernière fois ses possessions : provisions, bourse pleine de ses soldes et épée au fourreau, il s’en fut au petit trot. Alors qu’il passait le porche, il aperçut le palefrenier et le salua. La ville silencieuse était seulement troublée des échos des sabots heurtant les pavés. Au loin se dressaient les enceintes sur lesquelles veillait la porte d’or. Mais non, il ne s’y rendrait pas et passerait par des chemins de traverse, ceux-là mêmes qu’empruntent les manants et autres condamnés à mort.

Pendant ce temps, alors qu’il s’apprêtait à franchir les murailles, l’alarme était donnée dans un quartier éloigné ; une ruelle à mi-chemin entre les halles et sa maison.

– Où l’avez-vous retrouvé ? s’interrogeait une voix étouffée.

– Ici même ! poursuivait une seconde. Presque au pied de la tour. Nul doute qu’on l’aura poussé ou qu’il sera tombé.

– Je ne sais pas, rétorqua la première. Bon. Envoyez deux hommes fouiller le sommet du beffroi. Quant à vous, assurez-vous qu’il bénéficie d’un traitement de faveur !

– Pourquoi donc lieutenant ? Je ne comprends pas.

– Avez-vous examiné son visage ?

– Non. J’ai seulement remarqué qu’on avait déposé une étoffe sur sa figure.

– À dessein. À dessein. Et maintenant, exécution ! Trois hommes avec moi ! Nous allons fouiller les alentours, même si je doute que nous découvrions quelque chose.

Pendant ce temps, une ombre se glissait dans une maison. Un peu de sang coulait sur son visage, mais il ne l’essuya que sitôt le pied posé dans la propriété. Du bout du doigt, il longeait l’estafilade qui courrait le long de son arcade sourcilière. Il pesta, puis se mit en quête de la pièce dédiée aux ablutions. Face à un miroir, il lava avec soin la plaie qui n’était pas plus longue que la phalange de son pouce. Il se saisit d’une bourse, d’où il en tira une poignée d’herbes fraîches qu’il déposa ensuite au fond d’un pot. Il y versa un peu d’eau et l’écrasa à l’aide du manche d’un blaireau, qui traînait sur le rebord de la bassine. La macération prête, il l’appliqua sur sa blessure et stoppa net l’hémorragie. Un instant, il contempla son reflet dans la psyché. Son œil droit, écarlate, se détachait du reste de son visage. Il attrapa un mouchoir qu’il trempa dans la surface scintillante et le linge dégoutta bientôt d’un liquide sanglant. Par précaution, il rangea le blaireau nettoyé à sa place, de même que les affaires qu’il avait déplacées. Il était une ombre et il ne désirait pas ternir cette réputation.

Il passa encore quelques instants devant le miroir, afin d’ajuster au mieux son bandage de fortune, puis il quitta la pièce et se dirigea, sans la moindre hésitation, en direction de la chambre d’indiscrétion du commandeur Ficini.

– Très ingénieux, siffla-t-il, après avoir jeté un coup d’œil à l’une des lunettes.

Par là même, il en profita pour scruter les environs. Songeur, il se retira. L’agitation en contrebas ne le rassurait. S’il avait bel et bien aperçu les hommes de main d’un certain seigneur, d’autres l’inquiétaient bien plus. Celui qu’il avait surpris à rôder non loin des appartements du commandeur était maintenant passé de vie à trépas, mais ce n’était pas là son principal sujet d’inquiétudes. Dans le salon, il se jeta dans un lourd fauteuil et étendit ses pieds. Attentif aux bruits de cavalcade qui couraient dans la rue, il ferma les yeux. Sa victime ne faisait pas partie des familiers de son employeur et son tatouage situé à la tempe, dissimulé par sa longue chevelure, avait trahi son appartenance. Ce n’était donc pas en vain qu’il avait averti le commandeur Ficini. Cependant, il ignorait tout de l’identité du commanditaire, le Carnifex ou bien cette dame de l’ombre qui semblait tirer de trop nombreuses ficelles. Négligent, il jouait avec sa dague, une lame aussi effilée que mortelle.

– Les benêts s’y prendront, mais les autres… marmonnait-il. Donnons-leur le vrai, prêchons le faux, qu’ils fassent eux-mêmes leurs propres réponses.

Ainsi pendant de longues minutes, monologua-t-il, quand il se leva soudain et se précipita dans le bureau du maître absent de ces lieux, dans lequel il s’enferma. Un instant plus tard, il avait mis un terme à plusieurs années d’entretien d’un méticuleux désordre. Un sourire narquois sur les lèvres, il s’apprêtait à revenir dans la salle du panopticon, lorsque des bruits de pas étouffés dans les escaliers le surprirent.

– Déjà ! Je ne sais qui sont ces gentilshommes et c’est regrettable. Mais, le temps me manque pour les accueillir comme il se devrait, soupira-t-il en approchant d’un miroir en pied.

Il y enfonça tout d’abord ses doigts, la main entière, puis son bras suivi, enfin tout son corps fut englouti. A présent ce n’était plus qu’une psyché honnête et vierge de toute présence. Pendant ce temps, la nuée avait achevé sa silencieuse ascension et se répandait tel un essaim de mouches dans les appartements, après que l’on eut prestement crocheté la serrure.

– Êtes-vous certain des ordres que vous avez reçus, conducator ? gémit une voix.

– Remettriez-vous en cause mon autorité et donc l’ordre lui-même ? en réplique une autre.

– Surtout pas. Cependant, c’est là la résidence du commandeur et il est absent.

– Je le sais. Mais un homme a été retrouvé mort ce matin. Dois-je vous rappeler où son cadavre était étalé ! aboya la voix, toujours plus dure.

Gêne, l’autre se tut.

– Bien… Maintenant, fouillez toutes les pièces de la façade ouest et prévenez-moi si vous découvrez quelque chose !

– Et vous ? Qu’allez-vous donc faire, conducator ? s’interrogea quelqu’un.

– Comme tous les chefs ! Satisfaire un besoin naturel. Cela vous convient-il comme réponse ? murmura ce dernier d’un ton onctueux.

– Euh, oui.

– Merci ! Vous m’en voyez ravi. Si vous voulez bien aller vaquer à vos occupations. Je vous assure, je n’ai besoin de personne pour me tenir la barre.

Son subordonné disparu, l’homme s’en fut vers la salle où trônait la chaise percée qui le soulagerait sans attendre. Ainsi assis, il demeurait attentif aux moindres bruits, puis, ayant décidé que ses hommes avaient suffisamment à s’occuper, il se releva et s’essuya les mains dans une serviette. Il aperçut le grand miroir dans lequel il se mira quelques instants. Il sourit, fier de l’allure qui se reflétait en même temps qu’il enviait son propriétaire.

– Petit cachottier, commandeur, pouffa-t-il, alors qu’il quittait la pièce.


Texte publié par Diogene, 17 mars 2017 à 19h31
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