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tome 1, Chapitre 17 « La Veuve Blanche » tome 1, Chapitre 17

Retiré dans ses appartements, attribués par la mère supérieure, le seigneur-chevalier Kakeru, malgré une méditation de plusieurs heures, redoutait avec une angoisse quasi palpable l’heure du couchant. Vêtu de son seul kimono de lin, il désirait au plus vite mettre un terme à cette entrevue, depuis qu’il avait ouï que Dame Nyx s’était octroyé le privilège de son remerciement. De la part d’une novice, il n’aurait eu aucune difficulté à s’en défaire et à lui imposer un renoncement bienveillant. Hélas, ce ne serait pas elle qui lui ferait face, mais une redoutable et vénéneuse dame de l’Ombre. Personne n’était capable de dire, comment elle était parvenue à se hisser aussi haut dans les instances de l’ordre de Styrr. Tout au plus savait-on qu’elle était très discrète et surtout bien plus âgée qu’elle ne le paraissait. Son ascension fulgurante n’était-elle qu’une façade, destinée à entretenir sa légende ? À la vérité, tous l’ignoraient et elle ne faisait rien qui puisse dissiper le voile de mystère, qu’elle portait si bien. Quelques coups brefs à sa porte sonnèrent le glas de ses réflexions, tandis qu’il repoussait une onde dégoût naissante. Se refusant à céder le moindre pouce de terrain, il ouvrit avec lenteur la porte, découvrant derrière une nonne rougissante.

– Seigneur-chevalier, Dame Nyx désire s’entretenir avec vous.

– Faites-la entrer, je vous prie et retirez-vous, murmura Kakeru avec une douceur qui tranchait avec la noirceur de son regard.

Celle-ci exécuta une brève révérence et se retira à reculons, au grand agacement de l’homme qui n’en laissait rien paraître.

– Vous m’étonnez seigneur-chevalier, ronronna une voix de velours, tandis que la porte se refermait.

– Et pourquoi madame ?

D’instinct, il esquissa un geste de recul lorsque, ondulante, la dame, dans sa robe blanche, s’approcha. Il ne pouvait lui accorder. Elle était de toute beauté avec ses cheveux détachés qui se répandaient en cascade sur ses épaules, encadrant un visage diaphane. Cependant, tout en elle ne lui inspirait que trouble et répugnance, car elle était ce à quoi il n’aspirait pas, une femme. Il avait encore sur les lèvres le souvenir de son baiser empoisonné.

Avec douceur, Dame Nyx se retira et donna un tour de clé dans la serrure, puis caressa la porte de sa main d’albâtre.

– Que… que faites-vous, madame ? s’étrangla le seigneur-chevalier.

– Je m’assure seulement de la discrétion de cette chambre. Aucun de nos mots, aucun de nos échanges ne devront sortir de ces lieux. Pourquoi, sinon, me serai-je empressé de formuler mon souhait de procéder moi-même au rituel ?

Kakeru déglutit avec difficulté, incapable de contenir son trouble grandissant, au plus grand amusement de la représentante de Styrr.

– Seigneur Kakeru, vous ne dites plus rien, minauda-t-elle, tout en relevant ses manches pour découvrir une peau laiteuse et parsemée de taches de rousseur.

– …

Décomposé, il ne pouvait empêcher l’implacable avancée de cette veuve tissant sa toile pour mieux le prendre dans ses rets.

– Pensiez-vous que j’ignorais tout de vos inclinations seigneur Kakeru ? Vous me sous-estimez dangereusement.

Son malaise était palpable, il ne savait que faire pour se dépêtrer d’une situation qui avait tout d’un voyage sans retour.

– Ne vous méprenez pas seigneur-chevalier, je n’accomplirai aucun rite seigneur Kakeru, lui susurrait-elle à l’oreille, ses bras enserrant son torse puissant. J’ai beaucoup d’estime pour vous et j’apprécie bien trop les singularités de chacun pour les voir se briser.

– Que… qu’attendez-vous de moi, madame ? c0assa l’homme qui ne savait que croire.

Les yeux brûlants de Dame Nyx se posèrent sur lui ; son regard incandescent gravant en son cœur un sceau dont il ignorait tout de la nature. C’est alors qu’il remarqua un phénomène étrange. Au plus il se laissait aller et abaissait ses défenses, au plus il pénétrait dans ce regard implacable, qui gagnait en profondeur et noirceur. Au loin, la voix de Dame Nyx devenait plus chaude et plus rauque.

– Désormais que vous connaissez mon secret, vous serez mon chasseur et traqueur seigneur-chevalier Kakeru.

– Je… je… je ne sers…

Mais les mots refusaient de sortir et mouraient sitôt ses lèvres franchies.

– Ne dites plus rien seigneur-chevalier et laissez-moi vous conter une histoire, l’une de celles qui se racontent au coin du feu les soirs de tempête.

Il lui sembla que sa voix n’était plus la sienne, mais celle d’un jeune homme au timbre hésitant. Ses sens l’abusaient-ils ? Car il voyait la pièce se fondre dans une obscurité qui n’avait rien de naturel, tandis qu’une forte odeur d’humus et de sous-bois envahissait les lieux. Le seigneur Kakeru retenait son souffle, sa main, ses jambes, son corps entier avait disparu, il n’était plus qu’un pur esprit entre les mains délicates de sa maîtresse d’écarlate.

– Nous sommes presque arrivés Prince Hippolyte. La forteresse est de l’autre côté de la rivière, lança une voix suffisamment forte pour couvrir le tumulte des eaux furieuses.

– Nous vous aiderons à traverser le point. Ensuite, nos chemins se sépareront, ajoutèrent ses deux autres compagnons.

Hippolyte acquiesça et les suivit jusqu’à la traverse de pierre, de laquelle pendaient encore quelques plaques de métal dévorées par la lèpre écarlate, souvenirs d’une splendeur enfouie. Avec prudence, ils s’engagèrent pour ne s’arrêter qu’à la frontière entre la pierre et la terre.

– Nous n’irons pas plus loin, prince. C’est ici que divergent nos destins, à la croisée des chemins.

Ce dernier tiqua, tant ces propos étaient semblables à ceux des oracles. Mais les visages de ses compagnons demeuraient impassibles. Tout était dit. Alors le jeune homme descendit de sa monture et, après un salut d’adieu, il franchit les dernières pierres qui le séparaient du domaine de la forteresse des Reflets. Il n’avait pas fait plus de quelques pas, qu’il remarqua dans le lointain une silhouette dissimulée dans l’ombre de la ramure d’un grand chêne. S’approchant, il découvrit une jument semblable à celle qu’il avait vue dans son cauchemar ; un animal à la robe noire, dont les yeux étaient de la couleur des océans, et sa crinière était perle. Scellée, elle l’attendait, car, lorsqu’elle l’aperçut, elle hennit bruyamment. Hésitant, il n’osait s’en approcher, s’interrogeant sur la nature de la magie qui animait ces lieux et la présence de cet animal tout droit sorti de l’un de ses songes. Derrière elle, se dressaient les ruines d’un château qui avait été, en son temps, une splendeur.

– Ignore ma présence et tu erreras jusqu’à la fin des temps. Accepte ma présence et je te conduirai jusqu’à celui que tu cherches, murmura une voix, qu’il reconnut pour être celle de la jument noire.

– L’homme-miroir ? bredouilla le prince.

– L’homme-sans-visage, compléta l’animal.

Homme-miroir, homme-sans-visage, homme aux yeux-miroirs, leurs visages tournoyaient dans sa tête, incapable de se décider. En effet, le prince hésitait toujours. Il pouvait de nouveau franchir le pont et s’en retourner dans son royaume, le cœur à jamais dévoré par la peur d’avoir un jour à trancher la tête de son père. Il avait aussi le choix de refuser son aide et explorer par lui-même, quitte à s’y perdre, ces ruines éternelles, ou encore accepter qu’elle le guide dans ce labyrinthe en ruine.

– Que décides-tu petit homme ? Je suis patiente. Hélas, le temps nous manque.

Ne sachant s’il regretterait ou non un jour son geste, il mit un pied à l’étriller et grimpa sur le dos de la jument.

– Ainsi, donc, tu as pris ta décision. Qu’il en soit ainsi… hennit l’animal en se cabrant, au risque de renverser son cavalier, dont les mains s’accrochaient désespérément au pommeau de la seille.

Et, c’est sans porter attention aux protestations du prince, que la jument s’élança en direction de ce qui, quelques instants plus tôt, était encore un château en ruine. Ce dernier hurla lorsqu’il comprit que ce qui se dressait devant eux n’était rien d’autre qu’un vaste miroir. Il voulut ralentir sa monture et la détourner de sa course folle… en vain, car la jument plongea dans la surface glacée qui vola en éclats. Le vent sifflait, hurlait aux oreilles que jeune homme, puis ce fut le silence. Rassuré, le prince ouvrit enfin les yeux et découvrit une prairie luxuriante. Étonné, il se retourna et découvrit le pont mirage, dont les flancs recouverts de métal brillant reflétaient les eaux vives du fleuve qui coulait en contrebas.

– Où… où sommes-nous ? bafouilla Hippolyte à l’adresse de sa monture.

– Là où vit celui qui tu es venu chercher, énonça l’animal.

Ce dernier fronça les sourcils, mais ne put ajouter quoi que ce soit, car la jument trottait déjà en direction du monumental château, dont les tours tutoyaient le ciel. Passé les lourdes portes en bronze, ils débouchèrent sur une cour aussi déserte que silencieuse. Pourtant, il avait la terrible sensation d’être épié et au détour d’un revers de tête, il crut surprendre une présence à l’une des fenêtres.

– Descends donc petit homme. Mon maître s’en viendra bientôt te chercher et il répondra à tes questions.

– Merci, murmura le prince en se glissant à bas de sa monture, dont il flatta l’encolure.

Celle-ci s’éloigna ensuite, tourna à l’un des angles et disparut, laissant seul le jeune homme face au silence. Sans doute se rendait-elle aux écuries. Poussé par sa curiosité, Hippolyte se dirigea vers le coin où la jument avait disparu, mais y renonça bien vite, car des bruits de pas descendant résonnaient dans la tour toute proche.

– Bonsoir Prince, crachota une voix éraillée. La prononciation des r était si étrange, qu’un instant il se demanda si ce dernier ne mâchait pas du fer en même temps qu’il lui parlait. De l’homme qui ainsi l’interpellait, il n’en distinguait que la silhouette découpée dans l’embrasure de la porte ; son visage, lui, était plongée dans l’ombre d’une capuche rabattue

– Rares sont les visiteurs à venir s’égarer en ces contrées, il faut faire preuve d’une bien grande témérité pour oser s’y aventurer. Alors, que désirez-vous jeune prince ? Je doute que vous soyez venu dans le seul but d’assouvir une envie d’aventure, le questionna l’homme en robe de bure.

Désireux d’affirmer son autorité et par là même de braver sa peur, il proclama d’une voix forte :

– Je m’en suis venu en ces lieux afin de retrouver celui que l’on nomme l’homme-miroir.

– L’homme-sans-visage, compléta la silhouette. C’est moi, jeune impétueux. Que me veux-tu ?

Peu rassuré, Hippolyte ne s’en démonta pas moins :

– L’on m’a dit que vous sauriez me guider jusqu’à l’homme aux yeux-miroirs. Une prophétie révélée avant ma naissance me lie à lui et je souhaite faire en sorte qu’elle ne s’accomplisse point.

Un voile d’ombre, à moins que ce ne soit une illusion ou une hallucination, passa sur le visage de son interlocuteur, bien qu’il demeure dans l’obscur. Quand soudain, il détourna la tête en direction d’une des fenêtres de la tour d’ivoire qu’il apercevait derrière le donjon. À son tour, le jeune homme scruta le lieu, mais ne décela rien.

– Ainsi, donc, vous désirez rencontrer cette personne, prince.

– En effet, acquiesça ce dernier. Pouvez-vous m’aidez dans l’accomplissement de ma quête ?

– Je le puis, c’est là une chose en mon pouvoir. Néanmoins, je ne serai qu’en mesure de vous guider et de vous dire où vous rendre, rien de plus. Enfin, entrez donc. Vous êtes très certainement exténué et je manquerai à tous mes devoirs en ne vous offrant pas l’hospitalité. Le château est vaste. Vous pourrez y prendre quelque repos. Demain, je vous expliquerai comment cheminer jusqu’en son domaine.

Le prince le remercia et le suivit dans la pénombre du donjon, dont la porte se referma sur eux avec fracas.

– Ce n’est rien, juste un courant d’air, énonça son hôte avec indifférence.

Cependant, rien dans cette énonciation n’était de nature à le rassurer ou à le mettre à l’aise et c’était de mauvaise grâce qu’il suivait l’homme dans les interminables couloirs, d’un lieu qui avait tout d’un labyrinthe d’ombre.


Texte publié par Diogene, 6 novembre 2016 à 08h18
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