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tome 1, Chapitre 10 « Monstro » tome 1, Chapitre 10

Et l’homme regardait sa femme dans le miroir. Son teint blafard était encore plus pâle que celui de la mort et au fond de ses yeux laiteux brûlait un flot ténébreux. Sa figure ridée portait en elle le poids des années. Partout son corps accusait le poids des ans, que ce soient ses os rendus plus fragiles que le verre, ou ses chairs devenues flasques et obèses. Lui-même n’était plus qu’un pâle reflet de son être, lorsqu’il contemplait son corps maigre, flottant dans son habit de flanelle, lui donnait des allures de spectres. Mais au fond, n’était-ce pas ce qu’ils étaient ; deux êtres qui s’étaient aimés dans le passé et que rien n’avait jamais séparé, pas le mort, ni même le temps. Ils étaient deux amants, dont le sang charriait celui des vivants.

L’homme passa une main sur sa gorge, des veines bleues et sinueuses, dans lesquelles il mordit à pleines dents, arrachant à sa compagne un court gémissement.

– Adam, souffla-t-elle en attrapant le rêve et le portant à ses lèvres.

Et tandis que s’écoule la liqueur vermeille, c’est vie nouvelle qui s’empare de son cœur. Pendant ce temps, dans le miroir, son reflet s’effaçait.

– Eve, murmura à son tour l’homme, cependant qu’elle lui offrait le rêve, partageant avec lui ce sang qui ferait de lui, de nouveau, son amant de la nuit.

Instant flottant, il laissait la coupe lui effleurer les lèvres, alors qu’Eve faisait surgir un rouet. Et lentement, elle en approcha alors l’index et le piqua à son sommet.

Adam buvait le rêve et Eve rêvait.

Dans le miroir, son corps diaphane disparaissait et demeurait. Lâchant la coupe vide du rêve, celle-ci se brisa se heurtant le parquet, répandant une poussière d’argent et de vent. Pendant ce temps, les amants, à nouveau réunis par le temps et le fuyant, dansaient en l’oubliant.

Au-dehors, les vivants, hagards et couards, évoluaient dans un monde de faux-semblants et de faux-fuyants, courant après la chimère du temps, oubliant que seul l’amour rend vivant. Ils n’étaient que des hordes affamées et décharnées, fuyant le jour dans une nuit sans faim, des zombies désincarnés, consumés par un désir vain et sans fin. Et quand enfin le jour finit de dévorer la nuit et que les amants repus se terrent, la horde, de nouveau, se répand, loque infâme et besogneuse, sans autre horizon que celui de sa propre insatisfaction.

Mal à l’aise, l’homme repose la feuille sur la table, couverte d’une nappe en soie. À côté de lui, sa compagne lui lance un regard oblique, levant le nez d’un cahier, couvert de signes cabalistiques.

– Eh bien, que t’arrive-t-il. On dirait que tu viens de croiser la route d’une horde de démons.

Décontenancé, l’homme rit, jaune, et prit une lampée de thé, que cette dernière lui avait servi quelques instants plus tôt. Reportant ses yeux sur la copie, il la reposa à côté de la pile de celles déjà corrigée ; autrement dit toute à l’exception d’une. Se levant, sa femme passa ses bras autour de son torse et lui susurra :

– Tu ne vas pas te laisser impressionner par un petit bout de plusieurs dizaines d’années ton cadet !

– Bien sûr que non, voyons ! Seulement… Ah ! je préfère t’en lire un extrait, tu comprendras mieux mon désarroi.

– Si tu veux. Je sors le rôti du four. Accompagne-moi, donc !

– D’accord.

Et l’homme se leva de table, se saisissant au passage de la copie de son élève.

La faim le tenaillait. Il la sentait l’envahir, fourmis de feu répandant leur sournois venin à l’intérieur de son corps, leurs mandibules lacérant sa chair et son esprit, depuis trop longtemps morts. Attendant que la nuit enfin fût venue, ce fut avec répugnance qu’il s’apprêtait pour sortir de son terrier, à l’abri des regards des hordes décérébrées. Marchant dans les rues désertes, avec pour seule compagnie la lueur jaunâtre de vieilles appliques en Bakélite. Détaché, il contemplait ce monde courant à sa perte. Ici se terrait la misère à l’abri, derrière les façades des bâtiments lépreux, où ne poussait qu’une herbe grise et famélique.

Mais voici qu’il approchait la frontière délimitée par un jeu de lumière : Ambiance merde et brouillonne, jaune et crasseuse, des déserts industriels, vue de derrière, tranchée nette par la blancheur crue des rues désertes de cette ville qui se désire lumière. Ici ce n’était ni blouson de cuir élimé, ou jean râpé, seulement des costumes de soirée, serrés et étriqués, qui paradaient à la sortie de l’un de ces quelconques temples de nuit. Les quelques éclats de rire caillés, qui lui parvenaient, achevaient de le dégoûter de vivre au milieu de ces zombies. Rapidement, il parcourut le reste du chemin qui le séparait de son but, une immense bâtisse, tout en glacis de verre et d’acier. Un instant, il plongea son regard dans ce nouveau temple d’Esculape, puis s’y engouffra sans personne pour le voir.

À l’intérieur, habillé d’une blouse et d’une tenue chirurgicale, il arpentait les lugubres couloirs blafards, le visage dissimulé par un masque et une paire de lunettes noires. Sa peau pâle devenait diaphane à l’aune de ces plafonniers, qui dispensaient une lumière trop crue. Il ressemblait alors à ces morceaux de viande crue, qu’il croise parfois sur de nocturnes étals. Frappant à une porte, il attendit quelques secondes que l’on vienne lui ouvrir. C’était un homme au teint noir. Pendant un instant, il laissa flotter son regard sur cet étrange personnage, à qui n’aurait su donner un âge. Ses yeux s’attardaient sur sa sacoche ; une antiquité qui pouvait bien avoir plus d’un siècle.

– Docteur Faust, murmura-t-il, un brin amusé.

L’homme en face de lui ne dit pas un mot et se contenta de poser sur le bureau sa sacoche largement ouverte. Ouvrant alors un réfrigérateur, l’homme au teint d’ébène en sortit plusieurs flacons de métal et les plaça dans la mallette. Un échange de liasse plus tard et l’homme pâle s’éclipsait sous l’œil goguenard de l’homme noir. Chacun y trouvait son compte et c’est tout ce qui importait.

Chez lui, il avait rangé le précieux liquide qui étancherait sa soif les prochains mois. Enivré par l’odeur ferrugineuse de la goutte liquoreuse, il s’empara d’un verre et le dégusta au son du démon violonique, Paganini. Autour de lui, le temps s’arrêtait, tandis que l’espace s’écroulait. Il pouvait, enfin, être seul et goûté encore une fois au visage d’Eve.

L’homme suspendit sa lecture. En face de lui, sa compagne, terrifiée, le regardait avec des yeux presque exorbités. Derrière lui, son ombre s’élevait prête à le dévorer, s’il lui en prenait. Dans le four, le rôti, indifférent, continuait de cuire et de roussir. Enfin, elle secoua la tête, reprenant peu à peu ses esprits. La bouche sèche, estomaqué, elle parvint néanmoins à coasser :

– Rappelle-moi à quelle classe tu as donné ce devoir.

L’homme, pâle et défait, fronça les sourcils, avant de lâcher dans un soupir :

– C’était un sujet donné à l’une de mes classes de 5e : raconter l’une de vos soirées les plus mémorables, passées avec ses parents.

Un silence lugubre et glaçant s’ensuivit, seulement interrompu par les trilles du four, qui annonçait la fin de la cuisson.


Texte publié par Diogene, 19 septembre 2016 à 22h03
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