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tome 1, Chapitre 7 « L'Empereur » tome 1, Chapitre 7

Réunis autour de lui, Boris distribuait aux mains tendues, des poignées de petites choses gélatineuses qu’il arrachait à un sac gonflé. Personnages acidulés, faux-fruits colorés ou encore animaux sucrés, tous finissaient engloutis dans les mâchoires masticatrices des enfants avides. On entendait les langues claquer, les gorges déglutir bruyamment et les lèvres sucer des bâtons de sucre perlé. Le sac vide, Boris le jeta négligemment derrière et acheva sa course sur un matelas d’aiguilles de pin brunies. Assis, ou plutôt entassés sur un banc, lui et le reste de sa bande léchaient leurs doigts collants, couverts de grains translucides. Dans le ciel, le soleil étirait ses derniers rayons avant le couchant, signe pour tous qu’il était venu le temps de la séparation, même si aucun n’aimait se l’avouer. En fait, ils n’attendaient que le signal de leur chef pour s’éparpiller. Et lui se régalait à les voir lui manger dans la main tandis que des bouffées d’orgueil l’envahissaient chaque fois qu’il capturait l’un de leurs regards implorants. Il les tenait aussi bien par la terreur que par la douceur. Surtout, il comptait bien savourer cet instant encore quelque temps, avant que le gardien, avec sa grosse voix et son impressionnante barbe grisonnante, ne vienne les disperser impitoyablement à l’aide de sa lampe torche. Néanmoins, un jour il serait grand et ce parc serait à lui et à sa bande. En attendant, il devait obéir pour mieux revenir.

Pendant ce temps, l’enfant, que la cloche et le temps avaient chassé de son refuge de faïence, était sorti de l’enceinte grise et, par endroits, malodorante du collège, appelé Condorcet. Il faisait presque nuit et l’enfant s’en réjouissait, car c’était parmi les ombres qu’étaient ses amis et dans la pénombre qu’il était le plus à son aise. Son sac, empli de livres et de crayons de toutes couleurs et de toutes saveurs, sur le dos, il se faufilait, bondissant entre les ombres projetées sur la chaussée et les trottoirs, bien à l’abri des regards. Parfois, il apercevait un passant et il se cachait. Et de ses doigts agiles, il faisait surgir des monstres et des esprits, qui recouvraient alors les murs lépreux et les mettaient en fuite. Néanmoins, ce soir, ils étaient d’autres pensées qui le hantaient. Il savait que Boris et sa bande aimaient traîner dans le parc de l’Orangerie, où ils partageaient leur temps entre discussions, évasives et oiseuses, et échange de caries. Quand l’envie leur en prenait, ils se défoulaient sur un élève qui aura eu la malencontreuse idée de s’égarer loin des adultes. Ainsi il rentrait, de temps à autre, avec des bleus ou les pieds nus ; chose qu’il s’empresserait alors de dissimuler à ses parents. Parfois, il se demandait s’il ne pourrait pas œuvrer et les venger, mais le prix alors en serait fort élevé, trop même, pour lui qui n’aspirait qu’à une seule chose : une profonde solitude dans laquelle il pouvait jouir d’une tranquillité toute relative.

Arrivé près des grilles du parc, il entendait déjà les rires gras et féroces de Boris et sa bande. Ils ne tarderaient pas à se séparer. Lui, lui demeurerait jusqu’à ce que le gardien vienne le chasser. Se fondant alors dans ses sombres amies, il avisa une flaque d’eau, dont le reflet lui renvoyait l’éclat pâle de l’astre dans les cieux. Depuis combien de temps n’avait-il pas goûté à cette sensation ; plonger dans le miroir et sentir l’espace et le temps glisser sur son être. Bien sûr, il n’avait aucune raison de s’enfuir de nouveau et ce n’était pas là la raison de son désir profond de plonger ainsi dans l’onde. Cependant, le parc possédait lui aussi un miroir, une mare, d’où il lui serait aisé de surgir sans coup férir. Fondu dans l’ombre, il s’accroupit sur le rebord, pour mieux passer inaperçu aux yeux des passants. Puis il attendit que tous fussent partis et qu’il ne restât que lui, vautré sur son banc. Et lorsque ce fut fait, il sauta à pieds joints dans la flaque. À l’intérieur, nulles ténèbres, aucune lumière ne pénétrait, il évoluait seulement dans le néant, hors du temps. Tendant une main, il agrippa le voile et y découpa une petite lucarne, s’ouvrant sur la mare. Le visage, dans l’ombre d’un nénuphar, il scrutait Boris avachi sur son banc, les yeux vides et les lèvres rabougries. Il ne portait plus son habit de terreur, celui qu’il arborait lorsqu’il paradait en empereur dans la cour du collège. Loin de ses sujets pour le porter et de ses valets pour le flatter, il devenait un être nu et sans éclat dépouillé de tout attribut. Et quand bien même, il se serait ceint d’une couronne, il serait resté toujours le même.

L’enfant, tapi dans les ombres de la mare, l’observait, attentif. Il ne ferait rien ce soir. A quoi bon déchoir celui qui se pense roi, quand personne n’est là pour l’admirer. Cependant, il n’aspirait pas non plus à l’humilier devant ses vassaux, car alors il en serait très certainement fini de sa présence dans ce monde même, si le temps aidant, il finirait un jour ou l’autre par se revoir. Dès lors, il n’aurait de cesse de fuir, jusqu’à ce que la chose lui fut impossible et choisir, à son plus grand déplaisir.

Soudain, une lueur jaillit du fond de la nuit. C’était le vieux gardien qui s’en allait chasser les derniers flâneurs. Il tenait au bout de son bras une étrange cage de lumière, semblable à celles qui ornaient les murs et les plafonds des habitations et des lieux d’animation. L’enfant ne les aimait pas trop, car à l’intérieur la lumière ne dansait pas et vivait encore moins. Et cela le désolait énormément, tant il aimait contempler les arabesques colorées des chandelles. Aussi, comme à regret, l’enfant se retira des eaux stagnantes, dans un vague bruit de succion, couvert par l’appel sonore de l’homme. Fondu dans l’obscurité, il se faufila hors du parc et tourna au bout de la rue, où il disparut. Il ne pouvait tarder. Il avait des devoirs à rendre demain et d’autres à avancer, s’il voulait garder un peu de sa liberté. Bien sûr, il était des disciplines – quel nom ridicule pour nommer des domaines de connaissances – avec lesquelles il ne possédait guère d’affinités. La première fois qu’il avait entendu ce mot employé de cette manière, il eut cru se retrouver face à des bataillons de petits êtres, tous semblables et droits, brandissant de minuscules pancartes, où seraient inscrits des mots d’ordre. Quel ne fut son étonnement lorsqu’il découvrit la définition dans un épais livre où se bousculaient, serrés les uns contre les autres, de minuscules caractères. Heureusement, sa vue était toujours aussi bonne et il n’avait pas eu besoin de loupe pour le déchiffrer.

Sur le chemin, il lui arrivait de lever le nez en l’air. Hélas, c’était chose rare, car il n’y avait rien à voir et ce soir ne faisait pas exception aux autres. Au croisement, il attendit patiemment que le petit homme rouge parte se coucher, tout en s’en allant réveiller son voisin d’à côté, vert. Il était toujours aussi fasciné par ces jeux de lumière, malgré leur caractère artificiel. L’humanité de ce monde avait domestiqué une grande partie de la magie, du moins préférait-il penser ainsi. En son cœur, il ne voyait qu’asservissement et esclavage. Seulement, paradoxalement, il était lui-même plus libre d’exercer certains de ses talents, car la domination et l’aveuglement de la raison étaient pour lui le meilleur des abris. En effet, il avait appris, ici, que l’on ne cherchait que ce que l’on voulait trouver, et si ses pouvoirs se trouvaient bels et biens amoindris, leur usage et leurs conséquences étaient si incommensurables, qu’ils en devenaient incroyables, inenvisageables. Cependant, il savait que tous n’avaient pas perdu cette mémoire et il restait encore bien des endroits, où l’on aurait pu le confondre avec le Diable ou l’un de ses apparentés. Le bonhomme partit se coucher, il traversa la chaussée, esquivant joyeusement les larges bandes blanches qui maculaient le sol. Il marcha ainsi plusieurs minutes, remontant une rue de plus en plus obscure, où les gens se signaient chaque fois qu’ils passaient à proximité. Était-ce à cause de ces maisons délabrées, de ces porte-lumières cassées, ou encore de ces félins pelés et décharnés qui y traînaient ? L’enfant ne s’en préoccupait pas et avançait d’un pas avisé dans la lugubre rue abandonnée. Il longeait des façades lépreuses et des grilles en fer forgé dévoré par la rouille, ou des palissades de bois mangées par des champignons phosphorescents. Bientôt, il s’arrêta devant une petite baraque à la façade noircie par les fumées échappées des machines de métal, où le signe de vie était un léger panache blanc jaillit de la cheminée. Et sans un regard pour la faune sauvage, il s’engagea sur un étroit chemin, fait de gravillons en souffrance et d’herbes folles. Il referma derrière lui un portail, dont le métal se désagrégeait au contact de sa main. Rien ne l’empêchait de vivre dans de plus décentes conditions, mais alors il serait le centre de beaucoup trop d’attentions. Au moins, dans ce quartier à la limite de l’abandon, laissé à l’appréciation des chats-huants et des chats tout court, ou des rongeurs de toute heure, personne n’oserait y poser, ne serait-ce qu’un orteil. Par précaution, il avait également établi une boîte aux lettres fantômes dans un immeuble à quelques pâtés de maisons de là. Il s’y faufilait toujours la nuit, quand celle-ci devenait aussi profonde que le sommeil des dormeurs. Mais ce soir, il n’en ferait rien. Il avait ses devoirs et il ne désirait pas être tenté en chemin. Il monta alors les quelques marches d’un escalier en pierre, couvert de mousse et de lichens, et pénétra dans le pavillon. Il se déchaussa et referma la porte derrière lui. Il enfila une paire de mules de laine, puis courut s’enfermer dans sa chambre. De la cuisine, il entendait les claquements secs du métal contre le bois, certainement une carotte, à qui son père faisait un sort. Dans le salon, c’était un bruit plus doux, celui d’un fil qui lie deux étoffes, une robe que préparait sa mère, sans doute.

Son regard, penché sur une flaque d’encre noire, il se concentrait sur les murs de la maison. Demain serait un jour comme les autres, sans surprise ni méprise. Délicatement, il égoutta sa plume, avant de la ranger dans son étui en bois. Et, à la lueur de sa bougie, il relut une dernière fois ce qu’il venait d’écrire. Un instant, il sentit sa main se tendre vers sa pile de feuilles, pour les approcher de la flamme et les voir partir en cendres. Mais ce serait lui faire un bien trop aimable présent.


Texte publié par Diogene, 20 juillet 2016 à 22h31
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