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tome 1, Chapitre 6 « L'Etranger » tome 1, Chapitre 6

Le soir même, il avait aidé sa mère à préparer les faisans et le cuissot de daim, en les recouvrant soigneusement d’argile. Il en avait mis quelques poignées de côté, qu’il se réservait pour la nuit. Pendant ce temps, son père avait débité le jambon et mis à cuire quelques choux pour le souper. Il était encore trop tôt pour récolter les tubercules.

– Que nous vaut cette bonne fortune ? demanda-t-il, tandis qu’il ôtait les quartiers du chaudron.

– Un noble généreux. Il nous a offert une agnelle pour un onguent de chélidoine et a refusé que nous lui rendions monnaie de sa pièce.

– J’espère que vous l’aurez remercié comme il se doit.

– Nous n’avons pu. Sitôt qu’il m’a montré la pièce, celui-ci avait disparu. Enfin, réjouissons-nous. Nous avons acheté un jambon et quelques poules. D’autre part, demain, nous pourrons vendre le reste de notre gibier. J’ai entendu dire que le seigneur Grüsk était de retour en ville. Et tu sais, combien il apprécie la cuisson dans l’argile.

Son mari hocha la tête, puis amena sur la table le plat de choux, garnie de délicieuses et luisantes tranches de jambon. Chacun à leur tour, ils se servirent. Mais lorsque vint le tour de l’enfant, celui-ci ne prit que du chou, refusant de toucher à la viande fumée.

– Tu n’as pas assez d’appétit ?

L’enfant secoua la tête et prétexta d’avoir mangé trop de pain, auparavant. Il ne pouvait. Il ne voulait pas expliquer les véritables raisons de son inconduite. Par deux fois, il avait rencontré cet homme et, à aucun moment, il ne lui avait inspiré la moindre confiance. Bien sûr, il n’avait fait que de lui remettre cet agnel d’or. Cela était bien innocent. Pourtant, il ne pouvait s’empêcher d’y voir, attachés, quelques mauvais sorts. Aussi préféra-t-il ne point toucher à la viande et au pain, contrairement à ce qu’il avait dit ce tantôt à ses parents, achetés avec cette pièce d’or. Ne mangeant que du bout des lèvres, il finit son repas bien après ses parents. Il serait pour la peine de corvée de vaisselle, mais cela ne lui procurait aucune haine. Alors, tandis que son père s’occupait de retourner les cocons d’argile dans l’âtre rougeoyant et que sa mère rattrapait les accrocs faits aux vêtements, lui s’en alla dehors, tiré de l’eau du cours d’eau.

La nuit s’était abattue sur la forêt et la lune faisait scintiller les feuilles humides des arbres, encore vêtus. Un seau entre les mains, attentifs aux moindres bruits, il avançait d’un pas sûr vers la rivière, dont le clapotis résonnait dans l’obscurité. Arrivé en bordure, il se pencha et admira un long moment les éphémères poissons d’argent dansant à la surface. Chaque fois qu’il venait et plongeait son instrument de bois, il s’imaginait capturer la lune, dont la figure se reflétait sur l’onde liquide. Seulement, cette fois ce n’était pas après l’orbe qu’il en avait. Non ! Il scrutait sa présence dans les ténèbres, d’où il était absent. Il était sur ses gardes et ils savaient certainement, l’un comme l’autre, que la nuit était leur élément ; peut-être était-ce là leur seul point commun. Et alors qu’il s’apprêtait à emplir son seau, il vit surgir son reflet dans la rivière. Ses cheveux ébouriffés lui mangeaient toute la hauteur du visage, cachant presque ses yeux luminescents, pareils à ceux d’un chat huant. Les écartant d’une main, il cherchait une trace de ce regard, qu’il avait cru surprendre dans les yeux de l’homme. Mais il n’y avait rien, si ce n’est l’innocence que l’on prête aux enfants. Cependant, ce n’était là qu’un mirage et gare à celui qui viendrait lui porter sa rage. Il savait que son père, tout comme sa mère, voulait le préserver à tout prix de tout cela. Alors, il s’efforçait de ne rien en montrer, apprenant par le truchement de ce livre, que son père pensait fort bien caché, ainsi que par le biais des rêves de ses parents. En effet, ce qu’une rive cache se découvre sur l’autre. Ainsi avait-il appris petit à petit à en acquérir, à défaut de maîtrise, un certain usage. Hélas, la voix de son père le ramena sur terre et il rentra chez lui, aussi vite que le lui permettait son chargement, lourd et ballant.

– J’arrive ! cria-t-il à son adresse, tandis qu’il prenait garde à ne point poser les pieds dans les racines à fleur de terre.

Dans la cuisine, il hissa le seau sur le rebord du baquet, au fond duquel reposait la vaisselle, et en renversa le contenu. Puis attrapant un morceau de savon de charbon et une brosse, il se mit en devoir de récurer assiettes et autres couverts, jusqu’à en retirer le plus petit écot. Et du fond du seau, qu’il avait gardé, il rinça le tout avant de le mettre à sécher sur le rebord de la cheminée. Son père s’empara alors du baquet et sortit le vider dans un foudre flanquant la maison. Il y mettait à fermenter prêles ou orties, dont il se servait ensuite, après en l’avoir filtré, pour débarrasser le carré potager de certains ravageurs, en même que l’odeur tenait éloignée nombre de prédateurs à la truffe sensible.

– Va ! Tu peux aller te coucher ! lui cria sa mère, encore aux prises avec ses accrocs. Mais ne veille pas trop tard.

– Merci ! Bonne nuit, maman ! Bonne nuit, papa ! leur lance-t-il, en s’enfonçant dans les hauteurs du terrier.

Il ne savait s’il allait ou non veiller tard. Cependant, il avait envie de s’exercer avec l’argile ; ses précédentes tentatives ne l’ayant que peu satisfait. Son volet était encore ouvert. Il se pencha alors par la lucarne et c’est là, qu’il l’aperçut. Il se doutait qu’il lui serait difficile de ne pas revenir et cela ne faisait que renforcer les soupçons qu’il avait à son encontre. Mais, sans doute, le savait-il lui aussi. Sinon, pourquoi revenir en cette nuit ? Il l’avait salué, puis s’en était allé, laissant le soin à l’enfant de fermer le volet de sa chambre. Dans la pièce, désormais plongée dans la nuit, il alluma une bougie de cire, qu’il plaça derrière le panneau de son théâtre d’ombres. Il glissa ensuite sur l’estrade quelques-unes de ses créations, qui projetèrent aussitôt des ombres grotesques sur les murs. Cependant, elles n’étaient pas assez terrifiantes à son goût. Néanmoins, plutôt que s’attarder à la forme générale, ce soir il se concentrerait sur certains détails et en particulier les mains ; ses mains, dont les griffes pourraient décapiter un humain sans sourciller.

Sur sa table étaient disposées des brindilles, dont il ferait le squelette, et l’argile qui en deviendrait la chair. Pour l’armature de la paume, il avait récolté de l’écorce de liège, qu’il avait coupé en très fines lamelles. Il ne s’arrêta que, lorsque sa bougie commença à dégager une fumée épaisse comme de la poix. Bien sûr, il était tard, mais demain il savait qu’il n’irait pas au marché. Le seigneur Grüsk enverrait chercher par ses servants le gibier, à moins qu’il ne se déplace en personne, comme cela lui arrivait de temps en temps. Aussi souffla-t-il sa bougie et, profitant des dernières gouttes de lumière, il se glissa dans son lit. Hélas, le sommeil ne venait pas : L’autre l’envahissait de sa présence et sa conscience ne pouvait pas se faire absence. Avait-il peur ? Certainement. Mais elle ne l’aveuglait point. Aussi se leva-t-il, sans un bruit, hors de son lit. Hors de question de se laisser aller ainsi ! À pas de loup, il se coula dans la réserve où il s’empara d’un sac de précieux sel. D’une poignée jetée, il en répandit sur le sol devant la porte, avant de faire de même sur les rebords des fenêtres. Devant la porte de la chambre de ses parents, il hésita un instant, car il ne pourrait expliquer son geste, et ferait face à un mur d’incompréhension et e remontrances. Finalement, il préféra s’enfermer dans sa chambre, non sans semer les fleurs de sel sur les cadres de sa fenêtre et de celle de ses parents, de même qu’autour de son lit défait.

Dehors, au milieu de la forêt, l’autre observait cela avec le plus grand amusement :

– Penses-tu m’effrayer avec tes sortilèges ? Si cela t’aide à trouver la paix. Fais ce qu’il te plaît, je le respecterai.

Et tournant la bride à son cheval, il fit demi-tour et s’enfonça dans le sous-bois, dans lequel il disparut bien vite. Et lorsque enfin il en émergea, ce fut pour faire face à un manoir, dont les hautes tours noires se disputaient la lune blafarde.

– Je suis en veine ce soir, dirait-on, sourit-il en lançant sa monture à l’assaut de la sinistre demeure. Voyons ce que me veut le maître des lieux.

Tout avide qu’il était de cette âme si précieuse, qui habitait la forêt, il lui était toujours aussi difficile de résister à la tentation de pouvoir se sustenter d’une âme ben faite.

Engagé sur un sentier escarpé, à flanc de colline, l’homme jeta un regard vers le ciel, qui se couvrait rapidement de nuages sombres. L’instant d’après, des cataractes d’eau se déversaient depuis le ciel, ajoutant une touche de vraisemblance au drame, dont il serait le maître d’orchestration. Ainsi affligé, le pas de son cheval se mit plus pesant, lui-même en jouait en se courbant délibérément et en faisant se déchaîner les vents. Enfin, lorsqu’il se jugea suffisamment proche de la demeure, il mit pied à terre, tirant par la bride sa monture qui renâclait désormais à avancer plus loin. Comédiens, ils marchaient péniblement, faisant front au vent déchaîné. Arrivé sur le pont-levis, au bois rendu glissant par la pluie, ils faillirent tous deux chuter à plusieurs reprises. Au milieu du gué, couvrant comme il le pouvait les hurlements du vent, il cria, hurla, à qui pouvait l’entendre, sa présence. Au bout d’un temps, qui ne l’intéressait guère, un homme, un valet, surgit de la tempête, une lanterne à la main.

– Hola ! Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ?

– Ah ! Je ne suis qu’un voyageur que la tempête a surpris.

L’homme, soupçonneux, le toisait du regard.

– Quelles sont vos possessions ?

– Je n’ai que mon cheval, les habits que je porte et ma rapière.

L’homme fit alors un signe dans le vide et l’on souleva la herse.

– Les écuries sont au fond de la cour, je vais y conduire votre monture, pendant que vous attendrez ici. Et remettez donc votre lame à notre maître d’armes. Il ira la ranger sur un râtelier.

Le voyageur flatta l’encolure de sa monture pour l’encourager à suivre le valet, puis il défit sa ceinture, où pendait sa lame, qu’il tendit à l’homme qui venait de descendre sa herse. Ce dernier, intrigué, l’examina avec soin.

– Cette arme est d’une facture magnifique. Pourtant, je n’arrive pas à en déterminer la provenance. D’où vient-elle, voyageur ?

– D’une région de l’est, d’un monde qui ne vous appartient pas. Là-bas, il l’appelle la Perse.

Du regard, il suivait les doigts de l’homme qui s’égaraient sur les motifs finement ciselés à sa surface. Il était si rare de trouver des personnes si érudites, qu’il le laissa se nourrir des motifs damasquinés de sa lame.

– Puis-je ? l’interrogea le maître d’armes, en laissant planer sa main au-dessus de la garde.

– Je vous en prie, fit le voyageur en souriant.

L’homme s’en saisit alors et exécuta une série de mouvements amples et précis. Bien qu’il manquât un peu de souplesse et de ce vide intérieur, qui faisait tant défaut à tant de combattants, le voyageur n’en appréciait pas moins le spectacle, en tout point remarquable pour un mortel.

– Splendide. L’équilibre entre sa garde et sa lame est parfait. On croirait presque que cette lame est vivante, tant elle s’adapte si aisément à la main qui la tient. Mais quel est donc le secret de ses motifs ? Je n’en ai jamais vu de pareil.

– Ah ! Mais comment pourrais-je vous le dire ? s’amusa le voyageur. Vous l’avez dit vous-même, c’est un secret.

Néanmoins, voyant l’embarras dans lequel il avait plongé son interlocuteur, il se reprit.

– Ah, ah, ah. J’ai eu l’occasion de beaucoup voyager et j’ai pu voir de nombreux artisans à l’œuvre. Écoutez-donc !

L’homme était fasciné et ses yeux ne pouvaient se détacher de la lame. Les mots se transformaient en coup, en homme. Il voyait l’artisan et son flacon d’eau forte avec laquelle il gravait le métal, avant d’y incruster les fils de métal. Ensuite, c'étaient à nouveau des coups pour refermer le métal. Puis il passait le délicatement le polissoir afin de lisser les imperfections. Oh ! oui, il voyait. Il voyait tout cela.

– Mais cela n’altère-t-il pas le tranchant de la lame ? demanda-t-il.

– Nullement. Désirez-vous que je nous montre ? murmura le voyageur.

Cependant, avant qu’un son n’eut franchi les lèvres entrouvertes de l’homme, sur un oui à jamais muet, sa tête s’envola, tandis que son corps décapité s’écrasait lourdement sur le sol. La saisissant au vol, le voyageur lui chuchota au creux de l’oreille :

– Alors, est-ce à votre goût ?


Texte publié par Diogene, 8 mai 2016 à 10h45
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