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tome 1, Chapitre 1 « « Vous avez à présent connaissance de mes volontés » tome 1, Chapitre 1

Le craquement du parquet embrassait son talon, marquant chaque temps de ses pas ; il se suréleva sur le bout de ses pieds, tendant les genoux, le bassin offert. La courbe de son dos embrassait ses fines épaules nues qui décrivaient des cercles au rythme que la danse de ses longs bras imposaient. Un tour à gauche, un à droite, ses paupières s'abaissèrent sur son regard azur, emprisonnant dans son esprit l'image de ces milliers d'yeux rivés sur lui. Une pirouette fouettée accompagna le dernier temps de Tchaïkovski. Une arabesque marqua la dernière note... L'écho des instruments résonnait à ses tympans ; les musiciens de l'orchestre, d'un seul mouvement, abaissèrent leurs mains. Un silence religieux les enlace, mais pas pour longtemps. La chaleur du projecteur sur sa peau pâle le brûle, mais il n'y prête guère attention. Les spectateurs se lèvent par vagues, il en entend certains attraper un paquet de mouchoirs. Le triomphe sera immense. Il lui faut tenir la pose, encore quelques instants.

« Louis ? »

Encore quelques instants.

« Louis, tu peux m'écouter quand je te parle ?

– Mais je t'écoute, ma chère mère. Je ne fais que cela. Chaque minute de ma courte vie est passée à boire chacune de tes paroles. »

Ses paupières se soulevèrent ; son regard profond se fixa sur la perturbatrice tandis qu'il abaissait sa longue et fine jambe en sentant les muscles de son mollet l'élancer.

« Je n'y crois pas, reprit la femme en agitant les mains, fouettant l'air. Tu n'es même pas encore habillé ! Et la cérémonie qui commence dans une heure ! »

Louis croisa le regard de son reflet dans l'immense miroir encadré de dorures au dessus d'une cheminée condamnée. Ses cheveux d'un blond vénitien brillant qui formaient habituellement des boucles harmonieuses jusqu'au creux de son dos ressemblaient à une mer déchaînée. Son corps devenu gracile par la danse était rendu informe par la largueur de son jogging noir et son débardeur gris bien trop large pour lui.

Il avança à contrecœur la main vers sa chaîne hi-fi et l'empêcha de lancer un nouveau morceau du Lac des Cygnes ; le regard sévère de sa mère lui déconseillait ostensiblement de continuer à jouer avec ses nerfs. Il passa le bout de ses longs doigts sur les draps en satin blanc encore défaits de son lit à baldaquin, puis passa par une étroite porte qui donnait sur sa salle de bain privée. Il se dévêtit en laissant ses linges au sol, puis il s'approcha lentement de la fenêtre recouverte d'un fin rideau blanc qu'il écarta du bout du doigt ; un rayon de lumière blanche le força à plisser les yeux, creusant quelques plis sur son nez légèrement bossu.

Des hautes portes du Palais de l’Élysée au portail en fer noir s'étendait déjà le tapis écarlate. Au niveau de la route, Louis apercevait vaguement le barrage de la police, bien qu'il n'y ait pas encore foule à part quelques groupes de journalistes qui semblaient papillonner d'un passant à l'autre dans l'espoir de trouver quelque chose à se mettre sous la dent. Ah, s'ils savaient que l'objet de leur attention les épiait, nu, derrière le rideau de sa salle de bain...

Il serra doucement les doigts et posa son poing contre son torse en reculant de quelques pas. Il ne lui restait plus beaucoup de temps. Il ne devait pas faillir.

« Monsieur ! Vite ! Tout le monde vous attend ! »

Louis marchait d'un pas rapide et sûr à travers les couloirs de l’Élysée. D'une main, il resserra sa cravate grise autour de son cou ; ses cheveux voletaient sur ses épaules, il sentait parfois les doigts de son coiffeur et de sa maquilleuse se perdre dans ses boucles pendant qu'ils s'évertuaient à essayer de le poudrer. Il leva la main pour les faire reculer lorsqu'il s'arrêta devant une large porte en bois brun. Deux domestiques posèrent les mains sur les poignées en le fixant, attendant un quelconque signal pour lui ouvrir.

Louis passa son regard océan sur les fleurs de lys dorées qui ornaient la porte à double battant. Son front dégoulinait, ses joues le brûlait. Il pinça ses lèvres roses en sentant son menton trembler et sa vue se brouiller ; ses mains étaient si moites qu'elles lui semblaient être trempées. Et ses jambes, alors qu'elles lui assuraient une démarche si majestueuse, lui semblaient être faites de coton. Mais il ne pouvait pas reculer, pas maintenant. Il lui fallait accomplir sa mission.

Il releva le menton et adressa un regard empli de condescendance aux domestiques qui faisaient pourtant une bonne tête de plus que lui. Il se courbèrent doucement en avant et leurs doigts appuyèrent sur la poignée.

Les murs aux extrémités de la salle avaient été recouverts de tapisseries bleues, ornées de fleurs de lys blanches ; sur les autres, des photographies ou portraits peints des ancêtres disparus avaient été accrochés. Les colonnes, quant à elle, étaient enveloppées de draps rouges suspendus aux lustres brillants. Au centre de la salle, un tapis bordeaux la traversait dans la longueur ; de chaque côté s'étendaient deux rangées de chaises occupées par des membres de la famille tous vêtus de somptueux costumes ou de robes sublimes. Derrière eux, de nombreux autres invités – dont certains qu'il n'avait même jamais vu auparavant – restaient debout.

Louis garda les yeux rivés sur le mur en face de lui, les dents si serrées que les muscles de sa mâchoire ressortaient sur sa peau. Il traversa la salle sous le regard pesant de chaque invité, puis s'arrêta devant le maire de Paris. Du coin de l’œil, alors qu'il posait un genou au sol qui émit un grincement sourd, il aperçut sa mère debout sur la droite, les mains jointes et les doigts entrecroisés, raide et habillée de l'air sévère qui lui était naturel. Le cœur de Louis se serra en réalisant la présence, derrière elle, d'une immonde tâche noire percée d'un unique œil brillant et profond.

Une caméra. Il avait pourtant expressément demandé à ce qu'aucune ne puisse être présente. Il les haïssait tant.

Quel ennui ! Lui-même n'aurait su dire combien de temps avait bien pu durer le discours assommant du maire. À genoux sur le parquet, ses membres commençaient à le faire péniblement souffrir ; mais, enfin, il était libéré de toutes ces simagrées. Il s'était redressé et une demi-douzaine de personnes dont il ignorait jusqu'au nom s'étaient précipitées sur lui comme un chien affamé sur un os. Ils lui avaient posé le manteau de bleu et d'or qui devait peser plus lourd que lui sur les épaules, le sceptre dans une main et la Main de la Justice dans l'autre, ceint une épée autour de sa taille et, enfin, l'avaient coiffé d'une couronne arrondie plus brillante que toutes les étoiles de la nuit : en son centre, un immense diamant bleu habillait le front du jeune homme et faisaient ressortir ses yeux clairs comme deux topazes.

« Sa Majesté, Louis XXIII, Roi de France, déclara le maire d'une voix forte. »

***

« Ainsi, me voilà roi ! »

Louis fit une élégante pirouette au beau milieu du salon familial où il s'était éclipsé avec sa mère et quelques domestiques, ramenant son talon contre l'intérieur de sa cuisse. Le manteau sur ses épaules voleta et heurta le vase de roses blanches sur la table qui se renversa sous le choc. Il ne lui accorda qu'un vague regard en écoutant le soupir excédé de sa mère qui frotta ses yeux cernés.

« Ce vingtième jour d'octobre devrait devenir férié, pour que le peuple puisse chaque année danser en l'honneur de mon couronnement !

Ben voyons, laissa-t-elle échapper avant de s'éclaircir la voix. Nous verrons cela plus tard, veux-tu ? Tu dois te présenter à ton peuple. »

Visiblement satisfaite par l'expression courroucée de son fils, elle tourna les talons en s'autorisant un dernier commentaire :

« Décidément, ton dix-huitième anniversaire t'enchante, j'en suis ravie. »

***

Sa main passa sur sa couronne pour la remettre bien droite sur ses cheveux ; c'était le seul ornement qu'il avait consenti à garder pour sa première conférence de presse. Le reste était bien trop encombrant. Il eut un mouvement d'épaule pour qu'une mèche bouclée se rabatte sur son torse, puis baissa ses billes bleues sur ses doigts tremblants. Ses articulations étaient blanches et ses ongles violets. Aussi, il serra les poings et joignit ses mains dans son dos en promenant son regard sur le hall d'entrée du palais de l’Élysée, entrouvrant les lèvres pour respirer plus profondément, étouffé par sa cage thoracique qui lui semblait prisonnière d'un impitoyable tortionnaire. Il y avait du monde dehors, beaucoup trop de monde. C'était bien naturel : tous les journalistes et tous les réseaux d'informations du pays se pressaient pour voir le nouveau souverain du Royaume de France.

Les portes s'ouvrirent, et il plissa à nouveau les yeux, aveuglé par le soleil qui perçait à travers d'épais nuages blancs. Le vent soufflait fort, soulevant la veste de son costume, et il s'avança sur le perron en songeant qu'il avait eu bien raison d'épingler sa cravate à sa chemise. Ses mains étaient toujours liées dans son dos, comme maintenues par des menottes invisibles.

Il s'arrêta au centre du perron, les pieds joints, le dos droit et le menton relevé, promenant son regard sur la foule qui peuplait la cour comme un marin contemplerait l'océan.

« Combien d'entre eux ont le double de mon âge ? Combien d'entre eux ont des enfants plus vieux que moi ? Comme je devine le rictus méprisant qui embrasse leurs lèvres et qu'ils tentent vainement de camoufler..., pensa-t-il en fronçant doucement les sourcils. »

Au delà de la foule de journalistes qui braquaient leurs objectifs et leurs microphones vers lui, un nombre respectable de partisans du régime ou de simples curieux avaient rejoint le mouvement. Ils attendaient, tous unis par leur silence, que le roi daigne enfin prononcer son discours.

Louis parcourut l'assemblée du regard, puis passa le bout de sa langue sur ses lèvres en inspirant profondément, gonflant le torse. Il allait pour la première fois passer en direct sur les télévisions françaises, mais aussi sur les radios et même Internet. Plus de soixante millions de personnes avaient les yeux braqués sur lui à cet instant même où il prononça ses premiers mots en tant que roi.

« Mesdames, messieurs. En ce jour d'automne, je suis entré dans l'âge adulte. »

Mais pourquoi le fixaient-ils tous avec ces yeux de veaux ?

« Moi, Louis XXIII, aujourd'hui couronné Roi de France, régnerait sur chacun d'entre vous en tant que monarque incontesté et absolu. Seul Dieu sera plus grand que moi. »

Par cette phrase, le jeune souverain espérait apercevoir une lueur d'admiration et, sans doute, de soumission briller dans leur regard interloqué. Au lieu de ça, un ras-de-marrée de murmures s'éleva dans l'assistance. Louis leva les yeux et les promena sur les fenêtres du Palais en clignant excessivement fréquemment les paupières. Sa respiration s'accélérait, il suffoquait, étouffait, s'étranglait. Sa langue était soudain aussi engourdie que ses jambes. Dans son dos, il planta ses ongles dans sa paume, et ouvrit la bouche, prêt à reprendre sa contenance ; mais le ricanement d'un journaliste, au premier rang, résonna à ses oreilles.

« Il n'y a pas vraiment lieu de s'inquiéter ! Au fond, ce sera toujours sa mère et les ministres qui auront le pouvoir. Pas ce gamin prétentieux. »

Son collègue trouva apparemment ce commentaire hilarant et fut secoué d'un éclat de rire monstrueux. Leurs voisins se passèrent le mot, souriants, confiants, exubérants. Louis sentait son poing le lancer douloureusement mais ne desserra pas les doigts. Ses joues habituellement si pâle s'étaient teintées de rouge et ses lèvres viraient au pourpre. Ses yeux s'abaissèrent sur ses chaussures, ressentant soudain quelques vertiges, puis ils tombèrent sur sa mère, la Reine Mère, sur ses yeux foncés qui le jaugeaient, le jugeaient, le défiaient depuis dix-huit années de formation – non, de dressage à prendre un jour la tête du pays... Ce jour n'arriverait pas. Jamais Louis ne sera roi, un roi absolu, un roi impérissable, immortel, il n'était qu'un enfant, fanfaronnant gaiement à propos de responsabilités qu'il n'aurait jamais.

Jamais.

« Aujourd'hui, les choses vont changer. »

Cette nouvelle prise de parole sembla tous les prendre par surprise ; les discussions et autres distractions cessèrent, les paires d'yeux se reposant sur le monarque, comme aimantés.

« Jusqu'ici, et ce depuis treize ans suite à la fin du règne de feu mon père Louis XXII, j'ai laissé – en tant que successeur désigné – la Reine et les seize ministres prendre les décisions de la nation à ma place. »

Jamais il ne se laisserait transformer en vulgaire pantin. Jamais il ne deviendrait la risée de ces jean-foutre !

« Mais tout cela est fini. Je suis le roi. Je suis l'étoile de notre monde, et aussi laid soit-il, il me faut l'éblouir par ma splendeur. Vous tous n'êtes que la preuve de sa décadence. Voici aujourd'hui tout ce qui fait briller vos yeux : la médisance, que vous propagez au sein de votre engeance comme la peste de notre temps ! »

Louis s'était mis à vociférer avec une telle force que sa voix ricochait sur les façades du Palais. Son dos s'était courbé, ses poings déliés. La Reine Mère semblait bouche-bée, les yeux écarquillés, penchée en avant comme si elle avait reçu un violent coup dans le ventre. Louis inspira profondément et fixa ses pieds avant de relever les yeux vers la foule, interdite, les dents serrées.

« Il est temps de vous remettre dans le droit chemin..., murmura-t-il. De nous remettre dans le droit chemin. C'est pourquoi à compter de ce jour, je régnerai seul. Tous les ministres sont congédiés jusqu'à nouvel ordre ; leur parole n'a plus aucun poids, seule la mienne importe. »

Il prit quelques secondes, appréciant le merveilleux et reposant silence qui écrasait l'assemblée. Il vit l'objectif d'une caméra bondir de quelques centimètres en sa direction, ce qui lui inspira un plaisir incommensurable. Ils ne riaient plus. Ils ne riraient plus. Sa mère était sortie du champ : lui seul brillait.

Ils joignit à nouveau les mains dans son dos en relevant le menton.

« Je ne répondrai qu'à une seule et unique question. »

Après un flottement de quelques secondes, seules deux mains se levèrent : celle d'un journaliste entre deux âges, qui mordillait nerveusement l'extrémité de son stylo, et celle d'une jeune femme brune aux cheveux joliment bouclés d'anglaises, relevés en queue de cheval haute, à l'arrière de la foule, visiblement venue en auditrice libre. Le regard perçant de Louis se posa sur l'homme, qui produit un immonde bruit de succion en jetant un coup d’œil rapide à ses fiches.

« Que mangez-vous au petit-déjeuner ?

– Des pains au lait et de la confiture de fraises. Cette conférence est à présent terminée, conclut-il avant de jeter un regard froid vers sa mère, qui n'avait pas bougée d'un millimètre. Vous avez à présent connaissance de mes volontés. À vous de les exécuter. »

Personne ne prononça le moindre mot, pas même la Reine Mère, abasourdie par les déclarations de son propre fils. Louis porta la main à son cœur avant de tourner les talons et rentrer dans le Palais, se fondant dans le silence glacial qui englobait tout le domaine.


Texte publié par EidN, 5 novembre 2015 à 17h24
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