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« Tous ça, c'est que des racontars... ! »

Samuel Fletcher, alias Old Sam, cracha sa chique et essuya du revers de la main sa moustache jaunie.

« C'est juste qu'y'a des gens qui veulent pas qu'on trouve le filon, ajouta-t-il en brandissant vers moi un index noueux. On n'est pas les seuls à courir après, mon gars ! »

Old Sam devait avoir seulement dix ou quinze ans de plus que moi, mais avec sa peau tannée comme du cuir, sa tignasse décolorée par le soleil de l'Arizona et ses dents noircies par le tabac, il semblait intemporel. Il avait l'haleine d'un vieux chien et l'odeur corporelle d'un bouc, mais c'était l'un des meilleurs guides de la région. L'un des seuls capables de m'aider à retrouver la trace d'un trésor légendaire.

Alors que je faisais des travaux dans une vieille maison des environs de Phoenix, où je pensais installer mon cabinet, j'avais découvert entre deux cloisons un carnet jauni : celui du docteur Thorne, un de mes prédécesseurs. Il y narrait une aventure pour le moins fabuleuse : trente ans plus tôt, il avait été sollicité en pleine nuit par des guerriers apaches, qui l'avaient conduit au chevet de leur chef sérieusement blessé. Pour le remercier de ses bons soins, son patient, rapidement remis sur pieds, avait commandé à ses hommes de l'emmener, les yeux bandés, par un chemin tortueux. Quand enfin, il avait pu regarder, il s'était trouvé en face d'un filon d'une richesse inouïe : des monceaux de minerai, d'une merveilleuse pureté, scintillant à la lueur des torches... Il avait été invité à en prendre autant qu'il pouvait en porter, à la condition de ne jamais rien en dire.

Le docteur avait respecté sa promesse, usant discrètement de sa nouvelle fortune. Mais dans ses vieilles années, le secret était sans doute devenu trop lourd pour un homme seul, le poussant à le confier à ces pages qui ne seraient peut-être jamais lues. J'aurais pu croire à un conte sans réel fondement, mais je fis immédiatement le rapprochement avec les mines légendaires des monts de la Superstition : celle, notemment, que la famille Peralta avait jadis exploitée avant d'être massacrée par les Apaches... Ou, bien plus récemment, l'affaire du filon du Hollandais perdu : les derniers mots de Joseph Waltz avaient lancé des dizaines de prospecteurs sur les chemins escarpés du massif rocheux... mais sans jamais rien ramener que des ampoules et des coups de chaud. Pour ceux qui en étaient revenus.

Je n'étais pas épargné par les rêves étranges que faisaient naître le soleil écrasant et les paysages majestueux de ces contrées arides. J'avais beau prétendre à des projets philanthropiques, un cabinet plus grand, une petite clinique... en vérité, j'étais aussi vulnérable qu'Old Sam à l'appel de cette fièvre rutilante.

* * *

En cette fin d'après-midi, les lumières plongeantes s'étaient teintées d'une couleur sanglante, inondant les monts déchiquetés autour de nous : d'après Old Sam, une tempête de sable menaçait. On les disait assez violentes pour arracher la peau et la chair de ceux qui se laissaient surprendre.

En suivant une piste à peine visible serpentant sur une pente escarpée, nous étions arrivés dans une dépression entre deux massifs rocheux ; tout au fond s'ouvrait une caverne. Mon guide avait proposé d'y trouver refuge, mais cette perspective me mettait étrangement mal à l'aise. Dans cette lumière inquiétante, elle ressemblait à une horrible bouche déformée, prête à nous avaler. J'avais même l'impression qu'un souffle rauque s'en échappait. Peut-être n'était-ce que les premières rafales, qui sifflaient comme la respiration d'un phtisique. La clarté baissait rapidement ; les excroissances rocheuses jetaient une ombre d'encre autour de la caverne.

« Alors, z'avez peur que la grotte vous avale ? Restez sous l'vent si vous voulez ! Mais demain, c'est vous qu'on va trouver écorché comme un lapin ! »

Je ne pouvais m'empêcher de repenser à ce vieil Apache qui somnolait devant la boutique où nous avions acheté notre matériel de prospecteur. Ouvrant un œil, il nous avait considérés avec une étrange intensité. Il avait aussitôt compris ce que nous voulions trouver ; on n'allait pas se balader dans les monts de la Superstition par plaisir, même si le panorama était pittoresque.

« Personne ne peut soigner votre folie, avait-il déclaré gravement... Mais votre cœur n'est pas aussi sombre que celui de votre compagnon. Alors, écoutez-moi bien : là où vous penserez trouver la richesse, vous ne trouverez que le chemin du monde obscur... Alors gardez-vous du souffle de l'enfer. »

Old Sam avait aussitôt ricané :

« On t'a rien demandé, le sauvage ! C'est pas tes sornettes qui vont nous faire peur ! »

L'Indien avait conservé le même calme, mais quelque chose dans son regard de jais, à demi voilé par ses paupières fripées, m'avait fait frissonner jusqu'à l'âme. Après tout, son peuple vivait en ces lieux depuis des générations...

« Je vous remercie... » avais-je prononcé machinalement avant de poursuivre mon chemin.

J'avais presque oublié l'incident, mais à présent, il brûlait ma mémoire comme une braise mal éteinte.

* * *

Je restai immobile, planté devant Old Sam, malgré toutes ses provocations.

Une nouvelle rafale tournoya autour de moi, soulevant de petits tourbillons de poussière aux allures fantomatiques. Il me sembla apercevoir comme des visages dans leurs méandres translucides... Je secouai la tête : cet endroit me jouait des tours. Un peu plus loin, attachés à un arbuste maigrichon, nos chevaux piétinaient et soufflaient nerveusement.

Old Sam fit un pas de plus vers moi :

« Ah, je comprends tout, maintenant... Vous pensez que l'or est là-dedans, c'est cela ? Vous voulez tout garder pour vous ? »

La grotte, celle de Thorne ? L'idée ne m'avait pas effleurée, mais c'était fort possible. Pouvais-je poursuivre mon chemin sans l'examiner ?

Sous l'effet de la pénombre grandissante, la gueule semblait s'être élargie, comme si elle s'apprêtait à gober ceux qui oseraient défier sa noirceur... Ou à déverser dans le monde les cohortes d'horreur qui se tapissaient dans ses profondeurs.

Je passai une main tremblante sur mon visage. Je n'avais jamais été superstitieux. Cette lumière rouge me portait sur les nerfs. Ce n'était que l'effet de la poussière en suspension dans l'air, éclairée bizarrement par le soleil couchant, mais elle transformait la face ravagé d'Old Sam en un masque à peine humain.

* * *

Les gémissements du vent s'intensifiaient, comme s'ils ne venaient plus d'une seule voix, mais d'un chœur de plus en plus nombreux. Les chevaux, totalement paniqués, se pointaient en hennissant. Leur fuite signerait notre arrêt de mort : ils portaient notre matériel, nos vivres, nos armes même.

Je tentais de me raisonner ; il n'y avait rien de bien mystérieux à tout cela. Après tous, nous étions dans une contrée hostile à l'homme, aride, inhospitalière, bourrée de coyotes et de serpents, ravagée par les tempêtes. L'homme y était tout juste toléré.

Les rafales, peuplées d'âmes de poussière aux yeux vides, cessèrent de nous encercler et nous attaquèrent frontalement. Je faillis tomber sous la force de l'assaut. Mon chapeau, arraché de ma tête, ne fut retenu que par son lien de cuir qui me mordit douloureusement dans le cou. En face de moi, je vis Old Sam tituber.

« Fais ce que tu veux, le citadin, mais moi, je suis pas un pleutre ! J'irai dans ce trou, malédiction ou pas ! »

Il cracha une nouvelle fois et sourit de tous ses chicots cassés et noircis ; sa bouche ressemblait bizarrement à l'entrée de la grotte. Je ne voulais pas savoir quel démon avait pénétré les profondeurs de son âme.

Un grondement sourd s'éleva du gouffre, comme un terrible râle issu d'une gorge caverneuse. Je pouvais entendre les hennissements stridents de nos montures par-dessus même la plainte du vent. Le souffle qui s'échappait de l'antre portait une odeur de soufre, de charogne, de moisissure, d'eau stagnante... Une odeur d'outre-tombe. Le phénomène trouvait sans doute ses causes dans des appels d'air, des dégagements de gaz, mais aucune explication ne pouvait dissiper mon sentiment de danger imminent. Et même si je refusais de me fier à ma raison vacillante ou aux croyances apaches, l'instinct des chevaux ne mentait jamais. Me dirigeant vers mon bai brun, je lui flattai l'encolure avant de le détacher. Je dus le retenir fermement pour ne pas qu'il se lance d'emblée dans une course périlleuse. Les rennes en main, je l'entraînai vers un inconnu moins insondable que celui qui s'étendait autour de cette bouche obscure.

« Eh, tu fais quoi, là ? »

- Je pars me cacher, comme le pleutre que je suis. Vous pouvez encore me suivre...

- Ça jamais ! Vas-y, fuis ! »

Il se mit à rire, un son horrible qui se fondait dans les sanglots du vent. Je remontai mon foulard sur mon visage et baissai mon chapeau pour abriter mes yeux ; bientôt, je ne verrais plus rien qu'un horizon de brouillard rougeâtre, comme plongé dans un océan de sang.

« Si je trouve l'or, je le garde pour moi ! Ose en demander une miette, et je te troue la peau ! »

Je n'en doutais pas une seconde.

* * *

Courbant la tête pour donner moins de prise aux rafales, j'avançai, coûte que coûte. Au bout d'un moment, les vociférations d'Old Sam se noyèrent dans les rumeurs de la tempête. Je marchais tout près du cheval, l'utilisant comme rempart contre les particules de sable, qui m'attaquaient comme de milliards d'insectes au dard aigu. Chaque pas devenait une lutte ; je me fiais à l'instinct de l'animal, le laissant choisir les chemins les plus praticables, mais la pauvre bête souffrait tout autant que moi. Je ne pouvais pas voir au-delà de quelques pieds, quand je n'étais pas obligé de fermer les yeux pour les protéger de la poussière.

Au bout d'une éternité, je finis par trouver ce que je cherchai : une anfractuosité entre deux rochers, suffisamment large pour m'abriter avec ma monture. Tant que je le pouvais encore, je bouchai l'entrée à l'aide de caillasses et de broussailles. Une fois cette tâche accomplie, je me laissai tomber sur le sol sablonneux, adossé à la paroi.

Je pensais que le pire était passé. Mais ce n'était pas exactement vrai.

* * *

Je commençai à somnoler. Cet état entre rêve et réalité altéra progressivement mes perceptions. Les mugissements du vent au-dessus de ma tête se changèrent en un concert de hurlements de douleur, de cris de colère, de rires stridents, de clameurs confuses... en contrepoint de ce grondement rauque qui était remonté de la caverne. Il me sembla même entendre, au milieu de la cacophonie, la voix d'Old Sam, qui suppliait, gémissait, pleurait...

Je n'étais pas particulièrement religieux ; je fréquentais l'église plus par habitude que par réelle dévotion. Mais en cet instant, je me sentis investi d'une foi soudaine, parce que c'était le seul rempart que je parvenais à trouver contre cette monstrueuse cohorte qui chevauchait le ciel. Je priai furieusement.

Je finis par m'enrouler totalement dans ma couverture, laissant les épaisseurs de laine rêche étouffer les clameurs qui vrillaient mes tympans. Mais elle ne bloquait pas les images qui apparaissaient dans mon esprit : les tourbillons soulevés par le vent devenaient des âmes intangibles, hurlant leur désespoir, revêtus d'un simulacre de corps sculpté dans la poussière... Les lourdes nuées couleur de sang se tordaient comme des hommes écorchés, déversant leur pluie sèche comme des larmes brûlantes. La nuit naissante tirait sa substance de l'enfer lui-même, cet enfer sur lequel ouvrait une bouche noire au cœur des monts de la Superstition. Cet enfer aux entrailles scintillantes qui attiraient les fous et les mettaient à mort avec une méticuleuse cruauté.

Au bout d'un moment, il devient impossible de déterminer si ces visions relevaient de l'imagination, de l'hallucination ou du rêve - ou plutôt, du cauchemar. Je m'endormis peut-être, d'un sommeil heurté et fragmenté, peuplé d'images confuses et effrayantes. Je perdis toute notion du temps.

* * *

Finalement, je rouvris les yeux sur un monde apaisé. Mon cheval soufflait doucement, bougeant d'un pied sur l'autre. Je dégageai péniblement la dérisoire protection qui nous avait donné une illusion de sécurité.

Je bus, mangeai, abreuvai ma mouture, roulai mon paquetage... Une routine ordinaire, qui appartenait une existence plus normale que celle où m'avait projeté la nuit. Un monde où la gueule de l'enfer ne tentait pas de m'avaler.

Les monts de la Superstition avaient retrouvé leur aride majesté, sous un ciel d'un bleu cristallin. Le temps avait repris son cours et la vie également. Je n'avais pas pour autant l'intention de profiter plus longuement de la visite. Mais déjà fallait-il que je repère la bonne route pour sortir du massif montagneux. Encore une fois, je laissai mon cheval décider du chemin : je n'avais aucune envie que mes pas me ramènent vers la caverne.

Je ressentais un peu de culpabilité envers Old Sam : j'aurais dû l'obliger à venir avec moi, de gré ou de force. À la lueur du jour, il me semblait évident que mon esprit enfiévré avait bâti les fantasmes de la nuit à partir de mes craintes, des paroles du vieil Apache et de l'atmosphère inquiétante qui avait précédé la tempête. Peut-être était-ce cette culpabilité qui me ramena, finalement, droit ans la dépression où béait la « bouche de l'enfer » ; sous la lumière propre et claire d'un jour sans nuages, ce n'était plus qu'une caverne comme les autres.

Je me demandai si Old Sam s'y était abrité, en définitive. S'il y avait passé une nuit relativement paisible pendant que j'étais assailli de cauchemars. S'il y avait trouvé le filon d'or, celui de Thorne, celui du Hollandais perdu. Bravant mes derniers doutes, je mis pied à terre, attachai mon cheval et me rapprochai de l'entrée. L'odeur qui y régnait désormais était celle, propre et sèche, de la pierre brute.

Je fouillai dans ma sacoche pour retrouver un bout de chandelle, quand un souffle léger s'exhala de l'intérieur du boyau, charriant les effluves inimitables du sang. Mes mains s'immobilisèrent ; je regardai machinalement autour de bois. Mes yeux, qui s'habituaient lentement à la pénombre, repérèrent une forme oblongue, reposant à quelques pieds de moi.

Old Sam ?

Surmontant mon angoisse, je récupérai enfin la bougie et une boîte d'allumettes. Si c'était bien mon guide, peut-être était-il juste endormi ; peut-être était-il blessé et avait-il besoin d'aide. Je ne pouvais pas, en mon âme et conscience, l'abandonner en ces lieux. Tenant avec précaution ma lumière tremblotante, je me rapprochai de la forme prostrée.

* * *

Elle n'avait plus grand-chose d'humain. Si je n'avais pas été médecin, habitué à la vue du sang, je me serais sauvé en hurlant.

Le corps n'était plus vêtu que de lambeaux de tissu ; il semblait avoir été dépouillé de la plus grande partie de sa peau et de la couche supérieure de ses muscles. En bref, littéralement écorché vif. Il était méconnaissable, mais les quelques mèches pâles qui s'accrochaient encore à son crâne et ses chicots pourris confirmèrent mon intuition.

Je sentis la nausée me saisir, mais je m'obligeai à réprimer ce malaise. Était-ce les conséquences de la tempête ? Avait-il été pris dans un tourbillon particulièrement violent ? Si c'était le cas, pourquoi se trouvait-il à l'intérieur du boyau ? Y avait-il été entraîné par un phénomène naturel ? Ou était-ce l'œuvre de prédateurs, vautours ou coyotes ?

Quelque chose de scintillant attira mon regard : entre les doigts à moitié décharnés, où les tendons et l'os avaient été mis à jour, était serré un bloc constellé de minuscules facettes. Un bloc qui étincelait, comme avait étincelé le filon devant les yeux de Thorne, sous les torches des Apaches. Du minerai d'or... d'une infinie pureté, d'après ce que je pouvais en voir.

La bougie tomba d'entre mes mains tremblantes.

Le filon de Thorne.

Le filon du Hollandais.

Mais mes rêves de fortune s'étaient enfuis devant le souffle des enfers...

Je quittai à reculons de la grotte, décidé à fuir au plus vite les lieux.

* * *

Il me fallut pas moins de deux jours pour enfin trouver la sortie du massif montagneux et reprendre la route de Phoenix. Je retrouvai avec un profond soulagement la sécurité ordinaire de ma maison, de mon cabinet...

Avec le temps, toute l'histoire perdit de sa netteté, pour devenir un étrange mélange d'illusion et de souvenirs, de suppositions et de certitudes, mais surtout de questions auxquelles je n'ai jamais cherché de réponses.

Cela fait à présent plus de trente ans et le monde change à toute allure autour de loi. Mais c'est dans le journal même de Thorne que j'écris ces lignes, tant que je suis encore lucide. Il regagnera sa place entre les deux cloisons, à l'endroit qu'il n'aurait jamais dû quitter.

Peut-être qu'un esprit plus avisé que le mien saura, un jour, trouver une explication à ces événements.

Si l'éclat de l'or ne l'aveugle pas, pour l'attirer dans l'haleine brûlante de l'enfer...

Les monts de la Superstition sont un groupe de montagnes qui s'élèvent à l'est de Phoenix en Arizona aux États-Unis. C'est là que se situe, supposément, la mine d'or du Hollandais perdu. Encore aujourd'hui, près de 8000 personnes partent chaque année à sa recherche.

Certains Apaches prétendent qu'on y trouve le passage vers le monde du dessous. Les vents qui s'en échappent seraient la cause de sévères tempêtes de sable dans toute la région.


Texte publié par Beatrix, 23 octobre 2015 à 23h49
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