Partie 3
Le cri poussé par Eldara avait déjà été précédé par de nombreuses exclamations d’autres membres du Convoi, et il fut suivi par d’autres clameurs, au fur et à mesure que les immenses statues de pierre se précisaient.
Bientôt, Elidorano distingua trois grands monolithes qui s’étalaient sur son champ de vision. D’autres blocs de granit poursuivaient la chaîne, disposés à intervalles réguliers. La statue qui se dressait en face de lui était bien sûr le Chien de Feu. C’est pour cela qu’Ecalo et Baradan -le chef des Lectavis- s’étaient mis d’accord pour franchir le fleuve Linil par le Gué du Sourd. D’habitude le Uo n’empruntait pas cette voie car le passage n’était pas très sûr et des bandes de pillards arpentaient constamment les lieux. Mais avec la taille du Convoi et la cinquantaine de Lectavis pour le protéger, ils faisaient une cible peu facile. Et puis les Brolls les avaient rejoints il y a une dizaine de jours, à leur grande surprise. En effet, ces derniers n’étaient censés les retrouver que dans une genèse. Et à ce qu’en savait le jeune homme, les brigands ne se frottaient jamais aux Brolls…
Tandis qu’ils se rapprochaient des restes de l’Akalow, le vent qui portait l’appel du héros Drinad se fit plus sauvage. Des bourrasques venaient soulever les capes des Lectavis dans tous les sens. Elidorano sentait lui-même une légère brise sur son visage qui alternait avec un souffle latéral plus violent. En face de lui, Wnu rabattait rageusement son couvre-chef sur la tête que le vent déchaîné tentait de lui arracher.
Le Vent des Damnés. Ils se trouvaient depuis quelques temps sur le versant nord de l’Akalow, et ici le vent régnait en maître. Il n’épousait aucune direction, tantôt effleurant tantôt giflant, l’impétueux élément semblait prendre un malin plaisir à mettre sens dessus-dessous les affaires des Ambulants. Pas très étonnant compte tenu des exploits que le Vent des Damnés avait réalisé au fil des siècles.
C’était les bourrasques qui avaient modelé les montagnes qui autrefois se dressaient en ces lieux. Et au fur et à mesure que le temps s’écoulait, l’Akalow avait laissé la place à ces étranges statues que l’on nommait les Veilleurs.
Pourquoi donc ? Unifaw seule le savait. L’Esprit-monde en avait décidé ainsi et le Vent des Damnés s’y était employé avec vigueur. Un nombre incalculable de statues pavaient les frontières de l’Eldlialtel. Même sous la mer des Soupirs, même au-delà de Cyntia et plus loin encore, sous l’océan. De manière générale, l’ensemble des habitants en terre des Marchands s’accordaient sur le fait que nombre d’effigies représentaient les héros d’antan, et quelques-uns comme la sculpture de Driodrinil Vened Darezan avaient été reconnus au travers des peintures, des gravures ou des descriptions de l’époque. Concernant les étranges statues qui demeuraient imperméables aux historiens, la croyance commune postulait qu'elles figuraient des légendes en devenir. D’illustres personnages dont le destin était écrit même si la naissance n’était pas encore passée sous l’œil de l’Esprit-monde. Ainsi les prêtres de Naplot disaient qu’une fois tous les héros dévoilés, une fois que tous les personnages sculptés par les bourrasques auraient joué leur rôle dans l’histoire de Leeri, alors l’Esprit-monde s’éteindrait.
Et aujourd’hui, il avait la possibilité de contempler les légendes qui avaient modelé ou modèleront le monde dans lequel il se trouvait.
Quand ils ne furent qu’à quelques dizaines de mètre du Chien de Feu, Elidorano constata que la statue était beaucoup plus grande qu’il ne l’avait estimé. D’ici, elle devait mesurer une bonne centaine de mètres. La sculpture représentait un personnage en armure, large d’épaule et assez courtaud compte tenu des proportions. Il portait à sa main gauche un cor en granit dans lequel le Vent des Damnés s’infiltrait et produisait le terrible tonnerre qui dévalait la vallée. Une tignasse abrupte et bien découpée descendait jusque sur les omoplates du guerrier. De son dos dépassait deux poignées d’épées dont le vent s’était appliqué à raffiner les poignées et à leur conférer du relief, comme sur le visage du Chien de Feu. Concernant le faciès, il était difficile de le décrire précisément. Il avait les traits durs, le menton volontaire et le nez droit. D’épais sourcils arqués donnaient un air autoritaire au personnage.
Sur les côtés se trouvaient deux autres statues, toutes aussi imposantes.
-Celle de droite je ne la connais pas, mais la sculpture de gauche représente Tjiir Owovil etan Meavil, le roi des Courdans. lui souffla Barné.
Elidorano tourna la tête en direction de la petite montagne désignée. L’homme de granit portait une ample tunique qui descendait à mi-cuisse et un pantalon brodé sûrement de riche facture. Une ceinture se dessinait au niveau des hanches, semblant supporter le poids de nombreuses poches. Campé sur ses deux pieds, L’homme dressait une de ses mains en avant comme pour s’emparer d’un objet imaginaire. Sur son haut en pierre était gravé le symbole d’appartenance à l’ancienne dynastie royale. Rien d’étonnant : Tjiir avait été le premier roi dezien, à ce qu’en savait le jeune homme. Mais aujourd’hui, seuls les Callodas portaient encore le symbole. Ce dernier représentait une espèce de temple dont la voute de forme tétraédrique était maintenue par trois pilier. Au centre se tenait deux personnages, l’un à genou portant des vêtements simples et représentant le peuple ; le deuxième debout portait une couronne représentant sans nul doute la royauté. Le roi avait la main droite posée sur la tête du peuple tandis que sa main gauche tenait un rouleau. Autorité et Devoir. C’étaient les deux principes qui symbolisaient l’ancienne noblesse dezienne.
Ce n’était pas le seul symbole que portait le personnage en granit. Le roi Tjiir exhibait un étrange médaillon dont la gravure esquissait trois hommes. L’un en calcaire blanc était juché au sommet de la montagne au milieu. Les deux autres se trouvaient sur chaque versant et tentaient chacun de se saisir de la main ou de la cape du personnage central.
Le géant de pierre possédait également plusieurs chevalières dont les motifs étaient trop fins pour qu’Elidorano puisse les discerner. Du reste il ne connaissait pas grand-chose du personnage. Le roi Tjiir avait formé le royaume Dezan, aussi il était très connu à l’est des Terres Maraudes. De nombreuses légendes circulaient sur son compte. Si le jeune homme n’en connaissait aucune, il savait que l’homme avait été un grand mage, s’attirant le respect de la plupart de ses pairs.
La statue à droite du héros Drinad était manifestement un guerrier. Il portait une effrayante naginata à deux mains, la lame pointant vers le ciel. Une armure légère et des couteaux de lancer complétaient son équipement. Contrairement à ses deux compatriotes de légende, le héros ne gardait pas la mine stoïque mais arborait au contraire une violente grimace qui tordait méchamment ses traits.
Elidorano ne put s’empêcher de frissonner à sa vue. Il était heureux que celui-là ne soit qu’une statue de pierre et non de chair et de sang.
Quand ils atteignirent l’effigie du Chien de Feu, le vent sembla se calmer subitement, délaissant leurs cheveux et ne laissant qu’un mince filet d’air. Habitué aux fracas graves et rauques depuis leur arrivée dans la vallée, Elidorano trouva les lieux soudain très silencieux.
Mais ce n’était pas un calme dangereux comme face à l’Ourkkha. C’était un calme plus profond et plus fragile à la fois. Désormais, ils avaient passé l’Akalow. Ils avaient passé les Veilleurs. Ils approchaient maintenant de l’Eldlialtel et l’œil de l’Esprit-monde les observait.
Plusieurs Ambulants courbaient l’échine avec respect ou marmonnaient de vagues prières tandis qu’ils passaient sous les jambes du héros Drinad. Les Brolls s’embrassaient longuement le poing gauche avant de le dresser haut en l’air. Les Lectavis, qui n’avaient pas de traditions de ce genre, gardaient le silence. Elidorano en vit même quelques-uns vérifier nerveusement que leur cimeterre coulissait bien dans le fourreau.
Un amoncellement de gravas constituait le sol ici. Ceux-ci craquaient, s’effritaient, ou volaient dans les airs au passage du Convoi. L’air paraissait plus dense et exerçait une infime résistance tandis qu’ils avançaient. Des volutes de fumée s’échappaient de la terre craquelée et obscurcissaient l’horizon.
-Et toi petite, que sais-tu sur l’Eldlialtel ?
Elidorano jeta un coup d’œil en direction du cercle nouvellement formé, composé d’Eldara, Barné, Pweto et Alako. C’était à l’évidence le Candélabre qui avait parlé.
« Que sais-tu sur l’Eldlialtel ? » La question se posait, en effet. Comme tous ceux de son peuple, Elidorano était lettré. Il y avait d’ailleurs une quantité remarquable d’écrits qui circulaient parmi les membres du Convoi. En effet, les Ambulants étaient avides de tout ce qui pouvait toucher à un mythe ou une légende. Et le jeune homme n’y faisait pas exception. Il avait ainsi dévoré deux ouvrages portant sur l’Eldlialtel : Délires d’aventurier au bord d’un paradigme et Longer un rêve pendant trois genèses.
Les deux récits présentaient l’Eldlialtel comme une ligne sans fin qui traversait toute chose : montagne, plaine, mer, îlot… Une frontière qui n’épargnait pas ceux qui la longeait : le colporteur qui avait écrit le deuxième livre était retourné à sa terre natale presque fou.
-J’aurai une vision. Ma prophétie à moi. déclara simplement Eldara.
Les Ambulants éclatèrent de rire devant le caractère solennel de la réponse. Lui-même ne put s’empêcher de sourire.
-C’est une manière très succincte de présenter les choses ! Cela dit tu risques d’être déçue : peu de personnes peuvent se vanter de recevoir une prophétie en franchissant l’Eldlialtel, qui plus est à leur première traversée ! lui répondit Alako.
Barné prit le temps de s’éclaircir la gorge avant d’adopter un ton professoral :
-C’est bien plus complexe que ça Eldara. Quiconque franchit l’Eldlialtel fait corps pendant quelques secondes avec l’Esprit-monde. Or son œil voit tout, tout endroit à tout instant. À ce que j’en sais tu peux très bien voir la tête du Convoi émerger de l’autre côté de la frontière ! Egalement je connais beaucoup de personnes qui ont au contraire entraperçu des scènes passée. Il y a d’ailleurs un historien qui a fait fortune grâce à cela… Il avait assisté à la totalité de la Bataille des Courtisans ! J’avoue nourrir moi-même quelques espoirs à ce sujet même si…
Elidorano se désintéressa du discours du vieil homme. Les faits étaient là : ils allaient traverser l’Eldlialtel. Et l’Esprit-monde leur partagerait une infime part de son savoir, comme à chaque fois qu’ils passaient.
Le jeune homme s’étira et agita en l’air ses jambes ankylosées par l’inaction. L’attente avait été très longue, et maintenant son impatience était exacerbée au possible. N’y tenant plus, Elidorano se saisit des rennes de son cheval sur le flanc du Kew et entreprit de les détacher du chariot. Puis il se jucha sur l’équidé et entreprit de rejoindre son frère en tête de file.
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