- Tu nous envoies un message dès que tu es arrivée, hein ? Qu’on s’inquiète pas !
- Oui, mamie Hélène, sourit Aline.
- Tu repasses quand tu veux, et tu…
- Je t’appelle si j’ai un souci.
- Oui, voilà.
- Merci beaucoup mamie. C’était super.
- Oh oui, mais j’aurais bien aimé que tu viennes voir cette adaptation d’Ismirana… C’était sa meilleure !
- Ouais, mais moi le théâtre…
- Ça t’aurait plu. Une pièce dont ta vieille grand-mère adore le personnage central, ça vaut le coup d’œil. L’acteur qui le jouait…
- J’irais la voir si elle repasse sur Paris, promit Aline, mais sa mémé était déjà lancée sur ce comédien.
- Oh, qu’il jouait bien, qu’il était… saisissant ! Crois-moi, c’était la comédie la plus poignante que j’aie vu ! Ce metteur en scène est un génie, et ce comédien central, et cette troupe, et…
Aline leva les yeux au ciel en souriant.
La mère de sa mère menait une belle vie dans le confort ancestral de sa vieille maison. Elle était entourée de verdure, de bons soins et de gens aimants, et coulait paisiblement ses vieux jours dans la douce campagne de la Bourgogne. Cependant, l’humain est un éternel insatisfait, et Hélène Maunois, loin d’échapper à cette règle, pouvait même parfaitement l’illustrer. Sa façon de pimenter son quotidien qui selon elle stagnait trop était de se prendre de passion pour des hommes qu’elle ne pourrait jamais avoir. Jusqu’à l’année précédente, c’était des présentateurs télé, ceux qui s’occupent des faits divers ou des chroniques sur la santé, avec leurs sourires immaculés, leurs vêtements kitsch et leurs plaisanteries nulles.
Mais en plein printemps, sans explication ni raison particulière, elle avait transféré cette lubie vers les comédiens.
Ainsi, tout l’été, Aline avait pu la voir chiner dans les programmes des théâtres voisins, choisissant au feeling quelles pièces elle irait voir. Hélène ne traînait pas sa petite-fille au théâtre, elle la savait insuffisamment patiente pour suivre un spectacle jusqu’au bout.
Elle invitait donc ses amis selon les goûts de ceux-ci, partait toute guillerette, laissant son mari Patrice et leur petite-fille seule. En général, ces derniers occupaient la soirée avec un film, un jeu de société ou une émission de téléréalité débile. Pendant les coupures, ils allaient se chercher une glace (abricot pour Patrice, chocolat pour Aline) qu’ils dévoraient en discutant. Aline parlait de son championnat préféré, la Broken Race, et Patrice racontait les petits potins du coin, ou l’enfance de la mère d’Aline, ou les divagations agaçantes de sa femme qu’il aimait de tout son cœur.
Puis Hélène rentrait, épuisée, les cheveux en bataille, heureuse, semblable à une adolescente malgré ses soixante et onze printemps. Ils avaient le droit au récit complet : l’attente, l’installation, la mise en scène, les comédiens, celui qui l’avait marqué cette fois, son avis sur la pièce (toujours positif, sinon optimiste), son envie de la revoir, déjà…
Cette reconstitution était généralement brève, en vue de sa fatigue, et la vieille dame finissait rapidement par les laisser pour aller dormir. Et elle n’avait jamais de difficulté à trouver le sommeil après une bonne pièce de théâtre.
Plus tard, le lendemain matin souvent, elle sortait avec Aline, en mer ou en forêt, à vélo ou à pied. Elle le faisait pour s’occuper l’esprit, mais elle ne pouvait jamais s’empêcher de se pâmer encore d’admiration au souvenir de la pièce, de la mise en scène, de son comédien préféré. Elle s’arrangeait pour revoir ce même spectacle, finissait une seconde fois au septième ciel. Par la suite elle se contentait d’acheter la version écrite de la pièce et de caser à tout bout de champ quelques répliques qu’elle avait retenues, jusqu’à ce qu’une nouvelle attire son attention. Ce genre de cycle durait une semaine.
Voilà comment s’étaient déroulées les vacances d’Aline, qui comme chaque année avaient été merveilleuses. Car Hélène l’aimait énormément et faisait tout pour elle même si, comme son mari, sa petite-fille passait après ses passions extravagantes.
- … sa voix, tu aurais entendu sa voix ! Quand il se met en colère d’un coup, sans le vouloir, qu’il se reprend et se détourne en pleurant, c’était tellement… !
- Mamie, la coupa gentiment Aline, tu vas la revoir après-demain.
- J’ai si hâte !, s’exclama Hélène.
Elle rit et tapa dans ses mains comme une petite fille :
- Je crois que j’irai féliciter les comédiens ensuite. Ils font un travail si merveilleux !
- Il faudra que tu y ailles, ça leur fera plaisir.
- Surtout cet homme… Il jouait si bien ! Et il est beau, avec ça…, ronronna sa mémé.
Aline sourit.
- Et toi, Al, quand est-ce que tu te trouves un gars ?
Aline ne sourit plus.
Hélène rit. Elle mit sa réaction sur le compte de la pudeur. Elle lui fit un clin d’œil et lui mit une bourrade peu subtile, puis leva le nez et vit l’heure :
- Tu m’as encore laissé te retenir avec mes idioties… Allez, dépêche-toi, tu vas rater ton train. N’oublie pas ce que je t’ai dit.
- Oui, mamie, dit Aline en l’embrassant.
Le train se mit en mouvement. Quand sa mémé, restée sur le quai pour lui faire coucou, disparut peu à peu au loin, remplacée par l’herbe rase, Aline sentit son cœur se serrer fort. Elle appuya sa tête contre le dossier de son siège et se laissa bercer par les ballottements.
Aline s’assit, posa sa valise à côté d’elle et souffla un bon coup. Le voyage avait été long, et elle avait dû porter sa valise dans les escaliers, l’ascenseur étant en travaux et les escalators arrêtés. Elle qui était si sportive, elle se retrouvait éreintée, assise sur un muret à la sortie d’une station de métro.
Elle était de retour à Paris. Elle venait de téléphoner à son père, qui allait venir la chercher en voiture. Il ne lui restait plus qu’à attendre.
Aline s’étira en soupirant. Elle savait qu’à peine rentrée chez elle, sa grand-mère se serait déjà remise dans ses petites brochures. Elle ne savait pas rester en place, et la jeune fille la comprenait : elle était comme elle. Car malgré les apparences, beaucoup de choses unissaient cette vieille dame passionnée avec sa petite-fille renfermée, jusqu’à leurs de noms qui avaient la même consonance : Aline, Hélène.
Et pourtant, la dernière question de sa grand-mère avait été pour Aline le rappel qu’un sillon secret s’était creusé entre elles.
Elle l’avait dit à son grand-père, un soir que sa mamie était au théâtre, qu’elle était lesbienne. Patrice avait été surpris de l’apprendre, mais ça s’était arrêté là.
L’idée de le dire à sa grand-mère l’embêtait, à présent. Pas à cause du message, mais parce qu’il lui était délivré après être passé dans d’autres mains. Hélène était sa confidente numéro un, et elle lui avait fait une cachotterie de taille. Sa grand-mère risquait de mal le prendre.
Alors qu’elle remuait ces pensées, une silhouette attira son attention. Ce n’était pas celle de son père mais d’un autre homme qui, plus loin, marchait tout en dépliant et repliant une carte, qu'il consultait sur toutes les coutures en grimaçant.
Aline le détailla : il semblait âgé, en vue des quelques mèches argentées qui dépassaient de son chapeau melon. Il portait une tenue de travail et des lunettes de soleil, mais quand il fut assez près, elle put discerner ses traits qui adoucissaient son apparence sévère.
Elle eut un temps d'hésitation, mais comme son père n'arrivait pas, elle décida d'aller voir l'homme.
- Vous avez besoin d'aide, monsieur ?
- Pas trop tôt, s’agaça-t-il.
- Pardon ?
- Rien. Bonjour jeune fille. Je recherche le métro, sauriez-vous où il se situe ?
- Euh, ça dépend, vous cherchez quelle ligne ?
- Peu importe, je cherche simplement le métro, j'aviserais quand j'y serais.
- Juste là, en bas des escaliers. Vous saurez vous retrouver ?
- Y a-t-il des points de renseignement ?
- Oui, euh, au bout du couloir de gauche, il y a une salle où on peut acheter des tickets, il y a des employés qui pourront vous aider.
- Hm hm. Ça ira alors.
Il hochait la tête sans trop l'écouter, en repliant sa carte. Elle entendit klaxonner, et vit son père lui faire des signes, au volant de sa voiture.
- Je… Je dois y aller…, dit-elle en se retournant.
Il était déjà en train de dévaler l'escalier.
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