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tome 1, Chapitre 2 « Visite médicale » tome 1, Chapitre 2

1.

Visite médicale

C’était la première fois que les Alithéia emmenaient leur fille Aline chez le psychologue. Ils s’étaient faits beaux pour l’occasion : la mère avait démêlé du mieux qu’elle pouvait ses cheveux frisés et le père avait mis la dose d’eau de Cologne. Ça cocottait, dans l’appartement.

Aline l’avait bien senti, d’ailleurs. Elle lui en avait fait la remarque au-dessus de son bol de céréales noyées dans du lait, avec ce tact propre aux enfants :

- Papa, c’est toi qui pues comme ça ?

Sa maman se débattait avec la ceinture de son pantalon. Les mots innocemment grossiers de sa fille auraient pu la faire sortir de ses gonds, mais elle était assez contente que la petite pose la question. C’est vrai, quoi, ce truc agressait l’olfaction !

- Ma chérie, répondit son mari à leur fille, grâce à ce truc qui « pue », ton papa va montrer au docteur qui c’est le patron. Tous les bons papas devraient sentir comme ça, ajouta-t-il, pas peu fier de sa philosophie à deux balles.

Aline était restée bloquée sur la première phrase.

- Ça veut dire que le docteur c’est un méchant ?

- Mais non, ma chérie, mais non…

- Bah pourquoi tu veux lui montrer qui c’est le patron ?

Monsieur Alithéia eut un moment de blocage. Sa fille de cinq ans, à la logique d’ordinaire inexistante, venait de lui poser une colle. Sa femme, amusée par le tournant que prenaient les événements, le regardait se creuser les méninges.

- Eh bien, parce que… Tu vois, le docteur, c’est un gentil monsieur mais il fait souvent le malin, il ne faut pas trop le laisser faire son malin…

- Ah, si c’est ça je sais comment faire, à l’école il y a…

- Non, la coupa son père, paniqué, non, je vais le faire. C’est moi qui dois l’empêcher de faire son malin, parce que si c’est toi… Euh…

Il s’embourbait dans son explication.

- De toute façon, ce sont les papas et les mamans qui doivent s’occuper de ça, trancha-t-il rapidement. Tu ne dois pas te battre. La violence ne résout rien.

Et là encore, il fut émoustillé par ses préceptes parentaux à la noix. Il finit son café et chercha avec orgueil le regard de sa femme qui se fichait bien de tout ça.

Aline, qu’au fond cette conversation laissait parfaitement indifférente, mâchait bruyamment ses céréales encore croquantes.

*

Le centre médico-psychologique de la ville était difficilement repérable. C’était entre une agence immobilière et une épicerie aux articles trop chers que se trouvaient les premières marches de l'escalier vertigineux qui y menait.

Les Alithéia les gravirent, la petite Aline dans les bras de sa maman, son papa derrière, qui riait en lisant ses textos.

La salle d’attente était presque vide, seuls s’y trouvaient un petit garçon intimidé et sa grand-mère, côte à côte. Aline ne leur accorda qu’une brève œillade avant d’apercevoir le panier à jouets, dans un coin de la pièce. Ce petit espace était entouré d’affiches colorées représentant des personnages de dessin animé, jouasses. La petite alla s’y réfugier.

Son père mit une bourrade à sa mère, qui jaugeait la page jeux d’un magazine féminin gnangnan.

- Eh, tu sais pas quoi ??

- Hm ?

- Tu sais, le professeur de maths que j’avais au collège ?

Bref signe affirmatif de son interlocutrice.

- Il a résolu une équation qui date de 1982 !!!

- Ah oui… ?

- Devine en combien de temps il l’a trouvé !

- Plus tard…

- En vingt minutes !

Il rit, un peu bêtement. Le petit garçon lui jeta un regard incrédule et méprisant avant de reprendre sa conversation avec sa grand-mère. Ce dont manifestement monsieur Alithéia se fichait :

- Tu te rends compte ? Elle datait de 1982 ! Personne n’avait trouvé la réponse avant lui ! C’est un génie, hein ? Et je l’ai eu comme prof !

Madame Alithéia sourit vaguement. C'était uniquement pour lui faire plaisir : aucune des équations de la planète, fussent-elles si complexes, n'aurait pu l'écarter de ses pensées. Elle laissa son mari babiller quelques minutes encore. Voyant qu’on ne l’arrêtait plus, elle se décida à l’interrompre, entre deux éloges faits au vieil enseignant, pour lui parler de ce qui la préoccupait :

- Tu crois qu’il va regarder ses yeux ?

- De qui ? Les yeux de qui ?, s’étonna naïvement son mari.

- Le psychologue. Les yeux d’Aline, expliqua-t-elle patiemment. Tu sais, ces trucs noirs, là…

D’un même réflexe ils se tournèrent vers la petite. Elle s’amusait avec un ours en peluche, un œuf en bois et une petite poupée aux yeux en boutons noirs. Elle n’avait pas entendu leur discussion.

- Aline, viens voir.

Elle s’exécuta docilement après avoir posé ses jouets dans des coins très précis.

- Fais voir tes yeux, dit son père.

Elle avança la tête, en sentant une petite galipette dans son ventre. Ces petits trucs noirs bizarres, ces veines en forme de toile d’araignée mal tissée, autour de ses yeux et sur la peau mate de ses pommettes, l’avaient toujours embêté. Ils ne prenaient pas beaucoup de place, mais qu’est-ce qu’ils étaient moches ! En plus, à cause d’eux, on la regardait de travers à l’école, on la pointait souvent du doigt. Mais bon ça elle s’en fichait, parce qu’elle écrasait tout le monde au bras de fer, et que du coup personne ne l’embêtait. Même qu’elle avait beaucoup d’amis.

Par contre, c’est quand ses parents lui regardaient les yeux que ça n’allait pas. C’est comme s’ils regardaient le mur, derrière sa tête. Et ils chuchotaient, après. Les chuchotements c’était le plus pénible.

Là ils semblaient inquiets, du coup, inquiète, Aline l’était aussi un peu.

- Ça ne doit pas être grand-chose, tu ne devrais pas t’en faire, dit papa à maman.

Cette phrase, Aline avait l’impression de l’avoir entendu des millions de fois. Il passa son pouce sur une des veines, ça piqua un peu, comme quand elle s’était égratigné le genou en tombant.

- Mais ce n’est pas normal, dit maman, qui s’accrochait à son idée. Son sang pourrait être infecté à ce niveau-là, non ?

- Quand il y a des infections ou des trucs du même genre, ça finit par s’étendre. Le pédiatre a dit que c’était juste visuel, que ça ne changeait pas la santé, comme un grain de beauté, la rassura posément papa.

L’arrivée du psy interrompit leur débat.

*

Le psychologue était un jeune homme respirant la quiétude. Aline fut presque prise au dépourvu face à sa gentillesse. Elle s’attendait plutôt à quelqu’un de plus vieux, aux cheveux en pétard, à l’air fou, avec plusieurs machines bruyantes et dangereuses.

Il lui sourit gentiment et lui offrit une feuille et quelques feutres. Elle commença à dessiner, toutefois attentive à ce que disaient les grands.

- Asseyez-vous là. Alors, que se passe-t-il ?

- Eh bien, dit maman, comme papa semblait trop impressionné pour répondre, avant la naissance d’Aline nous habitions chez ma mère, en attendant de pouvoir payer un appartement. Mon mari a pu trouver du travail sur Paris quand Aline avait deux mois et au bout d’un certain temps, grâce à ce qu’il gagnait et à nos économies, nous avons pu déménager en banlieue parisienne. Le problème c’est qu’on trouve le comportement d’Aline un peu différent depuis qu'on est venus vivre ici. Nous avons un peu attendu qu’elle ait l’âge d’en parler, c’est pour ça que nous sommes là aujourd’hui.

- En quoi est-il « différent », pour reprendre vos termes ?

- Eh bien… (Madame Alithéia regarda quelques secondes sa fille). Elle semble un peu distante. Elle est souvent dans son monde, si vous voyez ce que je veux dire. Je pensais que c’était normal, pour une fille de son âge, mais maintenant j’ai peur que le déménagement l’ait incité à se renfermer sur elle-même.

- Je vois, dit sereinement le médecin. Pouvez-vous me donner un exemple de ce genre de manifestation ?

Le couple échangea un regard.

- Elle passe peu de temps avec nous, elle est souvent dans sa chambre, dit monsieur Alithéia. Elle ne joue pas toujours dans ces moments-là, elle est plutôt allongée sur son lit, à penser.

Le docteur hocha la tête.

- Elle a tendance à s’isoler, à s’échapper… On a peur que ce soit le déménagement qui fasse ça, je pense qu’on a pris une décision hâtive. On ne lui a pas demandé son avis, elle était toute jeune et c’est une enfant docile, mais je pense qu’on aurait dû y réfléchir.

- L’ancienne maison lui plaisait-elle ?

- Oh oui, elle l’adorait. C’était en campagne, un lieu très beau, très vaste. On l’emmenait souvent dans nos balades.

- Et sa grand-mère ?

- Le genre qui ronchonne puis qui va s’enthousiasmer devant n’importe quoi, réagit madame Alithéia, mais très altruiste. Elle aime beaucoup Aline, on garde contact avec elle, on parle souvent au téléphone ensemble et Aline nous rappelle toujours de lui téléphoner.

- Vous est-il arrivé de retourner chez elle depuis le déménagement ?, s’enquit le docteur.

- Non. Avec mon travail et l’école pour Aline, c’est un peu difficile…, dit monsieur Alithéia. Mais ce serait une bonne idée.

- Mon mari travaille pendant certaines vacances, et il est libre l’été, donc nous partageons quelques activités ensemble, mais nous n’avions jamais pensé à rendre visite à ma mère.

- Peut-être que passer quelques semaines des vacances d’été chez votre mère chaque année pourra aider Aline. Quant à son comportement, il n’y a pas à s’en faire, c’est une petite mélancolie de rêveuse. Les enfants passent souvent par là. Tout va bien pour elle à l’école ?

- Oui, reprit monsieur Alithéia, elle a des amis, ils s’entendent très bien et font beaucoup de goûters d’anniversaire ensemble. Par contre…

- Oui ?, l’encouragea le docteur.

- Son institutrice nous a fait part de ses résultats, elle l’estime… retardée.

- Ah bon ?, s’étonna poliment le psychologue.

- Oui, elle a des notes très moyennes.

- Vous savez, souvent ce genre de déficit repose sur le ressenti de l’enfant. Je ne m’aventurerais pas jusqu’à dire qu’elle est précoce, mais cette possibilité est également à envisager.

- Est-ce que vous avez un test ou quelque chose dans le genre qui permettrait de le savoir ?

- Il y en a un qui dure longtemps et est payant, mais je peux en faire un tout de suite, bref et basique, qui ne vous coûtera rien. C’est juste pour nous donner une idée de laquelle des options est juste.

Il se leva et ouvrit une armoire, dont il sortit de petits solides, en forme de cube, de sphère, de pyramide. Il les posa devant l’enfant, qui avait interrompu son dessin, et qui les considéra avec curiosité. Il retourna l’armoire et en revint avec une petite boîte creuse dans laquelle étaient découpées des formes géométriques.

- Alors, Aline, murmura-t-il en se positionnant devant elle, il faut que tu mettes tous ces petits objets dans cette boîte. Regarde.

Il prit la sphère et la fit passer par le trou circulaire.

- Comme ça. À toi, essaie.

Aline prit une forme au hasard – le cube – et examina la boîte. Le trou en forme de carré était sur le côté droit. Ses parents grimacèrent de concert quand ils la virent tourner la boîte dans le mauvais sens. La petite hésita entre les quatre cavités à sa disposition (hexagone, losange, triangle, ovale), et se décida finalement pour l’hexagone.

Aucun des adultes ne réagit. Le psychologue fronça légèrement les sourcils et prit des notes. Pendant ce temps, elle fit passer sans problème le cube à travers l’hexagone.

Le docteur releva la tête, et quand il vit que le cube n’était plus dans sa main, s’approcha.

- Elle a réussi ?, s’étonna-t-il en se tournant vers les parents.

La mère haussa les épaules.

- Elle l’a fait passer à travers le mauvais trou.

- Ah…

Le psychologue, immensément perplexe, loucha sur le jeu pendant que les Alithéia récupéraient leurs affaires.

Rien ne fut ajouté. Monsieur et madame Alithéia achetèrent après cela quelques friandises à leur fille, l’emmenèrent au manège, lui firent des risettes, mais à aucun moment ne commentèrent ce qu’il s’était passé.

Aline venait de les décevoir pour la toute première fois.


Texte publié par Malike, 27 août 2015 à 01h38
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