Journal de bord – 2 novembre 1950
Nous débarquâmes à Chicago vers midi et prîmes notre déjeuner dans un petit troquet hors de prix près de la gare. Après la frénésie de New York, la capitale de l'Illinois était presque reposante.
A l'angle d'une rue, Ella avisa un homme qui avait tout du mafieux faisant le guet devant une bijouterie où un important accord était signé, de ceux qui stipulent qu'en échange d'une forte somme d'argent, la boutique ne subira pas un braquage par semaine.
Tandis que nous surveillions les alentours, la jeune femme s'approcha de lui et, devant nos yeux médusés, lui cala le canon de son revolver sous la mâchoire. Elle lui dit quelques mots que nous ne pouvions entendre de là où nous nous trouvions, attendit que l'homme terrifié acquiesce et revint vers nous, l'air de rien, tandis que sa victime détalait comme si elle avait vu la Mort en personne.
— On va prendre un café ? fit-elle comme si de rien n'était. Les hommes de mon père viendront nous chercher en face, le temps que le message lui parvienne.
— Tu sais, dis-je, que tes méthodes sont particulièrement brutales ?
Elle haussa les épaules.
— Si j'avais voulu retrouver mon père par des moyens plus conventionnels, il aurait fallu des mois, peut-être des années tant il sait brouiller les pistes. En faisant transmettre le message à un membre de son organisation, je nous fais gagner du temps.
— Et comment peux-tu être certaine que ce pauvre bougre travaillait pour lui ?
Elle me sourit tout en poussant la porte du café.
— Dans cette ville, dit-elle, tous les criminels travaillent pour mon père. Tous. Même ceux qui ne le savent pas.
Le message ne tarda guère à atteindre les oreilles de monsieur Locke, car une heure plus tard une grosse voiture s'arrêtait devant le café et un type à l'air aussi aimable qu'un enterrement en émergeait pour se diriger droit vers le petit établissement où nous patientions. Lorsqu'il poussa la porte, je pus distinguer un holster sous son aisselle, ce qui n'augurait véritablement rien de bon.
Après avoir fait le tour de la pièce du regard, le gorille se dirigea vers notre table et salua respectueusement Ella.
— Mademoiselle Locke ? demanda-t-il.
— C'est bien moi, répondit l'intéressée, vous avez fait vite.
— C'est que votre père a insisté sur l'urgence qu'il y avait à lui ramener sa fille. Ces messieurs sont avec vous ?
Elle acquiesça.
— Mes collègues de travail, ils viennent aussi.
L'autre s'inclina.
— Comme vous voudrez mademoiselle, j'ai ordre d'exaucer tous vos désirs.
— Alors, faites-moi plaisir, conduisez-nous à mon père et fermez-la.
Je vis la mâchoire de l'homme de main se crisper et cru un instant qu'il allait commettre une erreur. Mais non, il se contenta d'un sourire forcé et, d'un geste, nous fit signe de le suivre.
Conformément aux consignes d'Ella, il ne prononça pas un mot tandis qu'il pilotait la voiture à travers les rues encombrées de la ville. Rapidement, nous quittâmes le quartier de la gare pour nous enfoncer dans un voisinage plus sombre, délabré, et finalement nous immobiliser devant un vieil immeuble qui semblait abandonné depuis des lustres.
Les apparences sont souvent trompeuses, c'est une des règles d'or dans mon métier, mais je fus servis en pénétrant dans le repaire de Locke. Si l'extérieur tombait en ruine, l'intérieur était richement décoré, avec un luxe et un bon goût qui n'avaient d'égale que l'impopularité du président Truman.
Le gorille nous guida à l'étage et nous fit pénétrer dans un petit salon où le maitre des lieux, tiré à quatre épingles avec son costume blanc, sa cravate rouge et son immense cigare, achevait de servir quatre verres de whisky.
La belle cinquantaine, plutôt petit, mais fort bien bâti, le père d'Ella nous invita à nous asseoir dans de superbes fauteuils ayant probablement appartenu à un roi ou un autre, avant de poser les verres et une boîte de cigares sur la petite table basse entre nous.
— Servez-vous, fit-il, n'hésitez pas. Les amis de ma fille sont mes amis et c'est un plaisir que de les accueillir dans ma modeste demeure.
L'homme était charmant, poli sans pour autant être obséquieux, la mine sympathique. N'importe qui lui aurait donné le bon Dieu sans confession, mais je restai sur mes gardes, conscient qu'Ella ne serait pas tendue comme un ressort si cette attitude ne cachait pas un caractère retors.
— C'est très gentil à vous, monsieur Locke, dit Ozzy, et je suis désolé de nous imposer ainsi à vous, sans prévenir et après avoir malmené un de vos hommes.
Notre hôte rit légèrement.
— Allons, allons, ce n'était rien, ne soyez pas inquiet monsieur Rice. Cela me fait tellement plaisir de revoir ma fille que je peux accepter qu'un larbin pisse dans son froc à cause de ses manières.
— Père, dit subitement Ella, je ne suis pas venue pour badiner. Nous avons besoin de ton aide.
— De mon aide ?
La chose semblait grandement l'amuser.
— Ce serait bien la première fois que tu as besoin de mon aide. Tu as du culot, ma fille, venir me trouver après toutes ces années pour simplement solliciter mes faveurs.
— Si j'avais pu m'en passer, je l'aurais fait, se renfrogna-t-elle, mais tu es le seul à pouvoir nous porter assistance.
Locke se leva, un verre dans une main, son cigare dans l'autre, et commença à faire les cents pas. Sa déception à l'idée que sa fille ne vienne que pour affaire le perturbait visiblement.
— Je t'écoute, ma fille, mais puisque ce n'est pas une visite de courtoisie, permets que je demande une compensation en retour de mes services.
Ella se lança dans le récit de notre aventure, son père l'écouta sans jamais l'interrompre, hochant parfois la tête ou faisait une grimace lorsqu'un point lui déplaisait.
— Ainsi, dit-il lorsque sa fille eut finit de parler, vous souhaitez que je retrouve Nergal pour vous, c'est bien cela ?
— C'est exactement cela, répondit Ozzy, faute de quoi le monde court à sa perte. Si vous en êtes capable, votre prix sera le nôtre.
Locke se gratta le menton du pouce, l'air pensif.
— Je le puis, bien sûr. Cela prendra du temps, oui, beaucoup de temps, mais je peux trouver Nergal. Le prix sera élevé, si vous êtes disposés à le payer.
— Et quel serait-il ? demandai-je.
— Eh bien, en ramenant Nergal à sa reine, vous serez mes débiteurs et Ereshkigal votre débitrice. Vous devrez demander une mèche de ses cheveux et une plume de ses ailes en guise de remboursement et me les remettre. Ainsi, nous serons quittes.
— Et qu'allez-vous en faire ? m'enquis-je.
Il sourit, sans aucune chaleur.
— M'approprier une partie de son pouvoir afin de mener mes propres projets à bien. Je vous avais prévenus, le prix est élevé. Je vous laisse y réfléchir, je serai dans mon bureau, à rédiger les contrats qui nous lieront pour cette petite affaire.
— Les contrats ? demandai-je à Ella quand il fut parti.
Elle acquiesça.
— Oui, nous serons contraints de remplir notre part du marché dès lors qu'il aura rempli la sienne. Pour une affaire de cette importance, il ne peut pas se permettre de nous laisser une échappatoire. La bonne nouvelle, c'est qu'il sera également forcé d'accomplir sa part, faute de quoi une malédiction le frappera.
— J'imagine, dit Ozzy, que tu ne veux pas accepter ses conditions Ella. Tu avais l'air véritablement tendue pendant tout l'entretien.
— Ça va, répondit-elle. Pour être franche, je m'attendais à ce qu'il nous demande quelque chose de pire, encore que le laisser s'approprier une partie du pouvoir d'Ereshkigal...
— C'est ça ou la fin du monde, soupirai-je. En ce qui me concerne, je prends le risque d'accepter les conditions de ton père.
— Moi aussi, dit le Balafré, mais c'est à Ella que revient le dernier mot là-dessus.
— C'est gentil. Je suis prête à accepter son marché, même si je sens que nous faisons une erreur.
Je haussai les épaules.
— Il n'y a aucun bon choix, tranchai-je, quoique nous fassions, les conséquences seront désastreuses, alors autant prendre l'option qui laisse une chance de survie à l'Humanité.
Elle me sourit gentiment.
— Tu as raison, Nessie, autant essayer de collaborer avec mon père. Peut-être même qu'il ne fera rien de mauvais du pouvoir qu'il obtiendra ainsi.
N'y compte pas trop, songeai-je, ça n'a vraiment pas l'air d'être le genre du bonhomme.
— Alors c'est décidé, conclu Ozzy. On attend ou tu vas le lui annoncer ?
— Mieux vaut attendre, dit-elle en secouant la tête, je ne pense pas qu'il appréciera être dérangé pendant la rédaction des contrats.
L'attente fut longue, mais nous pûmes largement profiter de la générosité de notre hôte, cigares et alcools s'avérèrent de la meilleure qualité, de même que les pâtisseries qui nous furent apportées et auxquelles je ne touchais pas, prudence oblige ; Ozzy et Ella, en revanche, les dévorèrent et purent confirmer qu'il s'agissait là des meilleures qu'ils avaient jamais goûté.
Locke, enfin, revint avec quelques feuilles de papier couvertes de caractères fraîchement tapés à la machine à écrire, les fameux contrats.
— Bien, demanda-t-il en les posant sur la table basse, avez-vous pris une décision ?
— Nous acceptons tes conditions, père. Nous n'avons de toute façon pas vraiment le choix, n'est-ce pas ?
Il sourit avec une affection que l'on aurait pu croire sincère.
— On a toujours le choix, ma fille, mais le vôtre est particulièrement simple à faire, d'autant plus que je vous ai fait un prix d'ami. Tu sais que j'ai le sens de la famille au moins autant que celui des affaires.
Elle acquiesça, mais je connaissais Ella depuis suffisamment longtemps pour deviner son scepticisme.
Je tendis la main pour saisir l'un des contrats et le parcouru attentivement, relisant à plusieurs reprises pour être certain de ne pas y trouver de clause cachée ou de double sens risquant de se retourner contre moi, mais, à m'en grande surprise, tout semblait parfaitement en règle et dénué de tout piège.
Je pris donc le stylo que Locke me tendait et m'apprêtait à signer quand il me retint.
— Signez de votre nom véritable et complet, je vous prie, faute de quoi ma magie ne saurait s'appliquer.
Si j'eus la tentation de signer sous un pseudonyme, je devinais que le père d'Ella n'en serait pas dupe et exigerait à la fois mon vrai patronyme ainsi qu'une compensation devant un tel manque de confiance. J'avais plus à perdre qu'à gagner à agir ainsi, aussi décidai-je de jouer le jeu, tout comme mes acolytes.
— Parfait, parfait, fit Locke en récupérant les contrats tout juste signés. Je vais immédiatement lancer les recherches, soyez certains que Nergal ne pourra m'échapper bien longtemps, aussi je vous demande de rester disponibles et de me laisser un moyen de vous contacter facilement.
— Nous serons dans nos bureaux de New York, répondit Ozzy en lui tendant sa carte, vous n'aurez qu'à nous joindre là-bas, nous ferons en sorte qu'il y ait toujours quelqu'un.
— Parfait, répondit notre hôte en prenant le morceau de papier. Je vais vous faire raccompagner à la gare, avez-vous de quoi payer le retour ?
— Oui, dit Ozzy, n'ayez aucune crainte à ce sujet.
Nous nous levâmes tous, le Balafré tendit la main.
— Je suppose que c'est le moment où je vous remercie pour votre aide.
— Ce ne sera pas nécessaire, rétorqua le père d'Ella tout en nous raccompagnant, nous sommes en affaire. Je ne vous aide pas, vous m'achetez un service, la nuance est importante.
A la porte, il prit une seconde la main d'Ella.
— Au revoir ma chère enfant, dit-il d'une voix vibrante d'émotion, quoique tu en penses, tu m'as manqué et te revoir m'a fait plaisir, quand bien même tu n'étais là que pour solliciter mon aide.
La jeune femme ne répondit rien et se contenta de monter en voiture. Un instant, je la trouvais terriblement dure, son père n'était pas un enfant de chœur, cela ne faisait aucun doute, mais il semblait l'aimer sincèrement et ne méritait probablement pas d'être ainsi traité. Je me gardai toutefois d'en faire la remarque, elle n'y aurait de toute façon pas été réceptive, pas maintenant.
Une fois arrivés à bon port et avec nos billets en poche, nous nous installâmes dans un café afin de décider de la suite à donner aux événements. C'est d'ailleurs de là que j'écris ces lignes.
— Je n'aime pas la tournure que prennent les événements, dit Ozzy, on va devoir attendre des signes de Locke sans pouvoir rien faire de notre côté, nous sommes totalement impuissants.
— Et même quand nous aurons trouvé Nergal, nous ne sommes pas certains de parvenir à le convaincre de rentrer chez lui, souligna Ella.
— Par conséquent, répondis-je, tout ce que nous pouvons faire, c'est réfléchir à comment le contraindre à nous suivre. Quelqu'un s'y connaît en moyen de coercition pour dieux destructeurs et irascibles ?
— Je passe, fit Ozzy en sortant un cigare encore plus gros qu'à l'accoutumée de sa poche.
— Dis-donc, tu ne te serais pas servi chez mon père, toi ? le rabroua Ella.
Il haussa les épaules en approchant la flamme de son briquet de l'épouvantable objet.
— Il vient de m'entuber royalement, je peux bien lui faucher un cigare.
— Une compensation comme une autre, approuvai-je. Et bien entendu, tu as pensé à ton vieux pote Nessie ?
Il éclata d'un rire si tonitruant que plusieurs clients nous jetèrent des regards mauvais, avant de se raviser immédiatement devant la carrure du Balafré, et en tira un autre de son imperméable avant de me le tendre.
— On ne peut rien te cacher, c'est pourtant pas faute d'essayer.
Ensemble, nous rîmes de bon cœur, pour la première fois depuis notre retour d'Irkalla, mais la bonne humeur fut bien vite écartée par Ella. Je ne pouvais pas lui en vouloir, la situation dans laquelle nous nous trouvions ne prêtait que difficilement à rire.
— Je dispose bien d'un moyen de contraindre Nergal, dit-elle, mais cela va exiger le remboursement de très vieilles dettes auprès de quelqu'un de très puissant.
— Le genre de dettes qu'on garde dans sa manche en cas de coup dur ? demandai-je en tirant une bouffée d'un cigare plus délicieux encore parce qu'il avait le goût de la vengeance mesquine.
— Ce genre-là, confirma Ella. Nessie, tu possèdes toujours la kunée ?
Je me renversai sur ma chaise, recrachai la fumée vers le plafond.
— Oui, je l'ai toujours, elle est bien à l'abri chez moi.
Relique terriblement puissante datant de l'âge des Titans, la kunée avait changé mainte et mainte fois de propriétaire et je ne l'avais recouvrée que récemment.
— Nous en aurons besoin, déclara Ella sur un ton péremptoire, va la chercher dès que possible. Ozzy, si tu es d'accord j'aimerai que tu restes au bureau dans un premier temps, je vais avoir à faire si je veux mettre ce plan en place.
— Et nous expliquer en quoi il consiste ? grogna-t-il.
— Je suis d'accord, renchéris-je. Il est hors de question que je me risque à te confier la kunée sans savoir comment tu comptes t'en servir.
Elle soupira.
— Très bien, dit-elle, mais j'aime autant vous prévenir que vous n'allez pas aimer.
— Autant le savoir dès maintenant alors, fit Ozzy. Si c'est si déplaisant, j'aime autant avoir un peu de temps pour m'y préparer.
— Très bien. Je pensais faire appel à tous mes débiteurs, et ils sont nombreux, pour obtenir un moyen de forcer Nergal à nous suivre s'il ne le fait pas de son plein gré et il me paraît évident que, pour nous en servir, la kunée sera un atout précieux.
— C'est vrai, dis-je, que son pouvoir ne sera pas de trop. En fonction de ce que tu trouveras, s'en servir contre Nergal pourrait relever du suicide et un surcroît de protection sera le bienvenue.
— Tu vas la récupérer, alors ? demanda Ella avec un espoir touchant.
— Oui, je le ferai. Mais je serai le seul à l'utiliser, c'est ma condition.
— Ce qui veut également dire, releva Ozzy, que tu courras la totalité des risques.
Je soupirai.
— Il faut bien mourir de quelque chose, pas vrai ?
Ils rirent. Pas moi, la tournure des événements m'inquiétait et employer une relique aussi puissante que la kunée ne m'enchantait absolument pas.
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