Cinq heures sonnaient lorsque, glacé, j'ouvris la porte du bureau et accueilli la douce chaleur qui en émanait avec un mélange de soulagement et de reconnaissance. Mes deux comparses m'attendaient depuis sans doute un bon moment si j'en jugeais au nombre de mégots gisant dans les cendriers et à l'odeur des cigares d'Ozzy, plus forte encore qu'à l'accoutumée.
— Quoi de neuf ? demandai-je en accrochant mon imperméable et mon chapeau à la paterne. Pour ma part, la pêche a été bonne, sans mauvais jeu de mots à propos d'un cadavre disparu dans le fleuve.
La fatigue accablait trop durement Ella, qui ne releva pas comme à l'accoutumée, Ozzy se contenta de grimacer.
— Je suis allé voir mon contact, il va chercher des corps assez vieux du côté de la baie et de l'embouchure de l'Hudson River, mais il y a peu de chances que ça débouche sur quoi que ce soit, les cadavres ont séjourné plus d'un an dans l'eau, il ne doit plus en rester grand chose à exploiter.
Je grimaçai, la nouvelle n'avait rien de réjouissant.
— Hattaway disposait de quelques informations croustillantes, soupira Ella, mais j'imagine que tu as les mêmes. En 1946, il a été le cavalier de la reine du bal, une certaine Andrea Wills, décédée l'année suivante dans une tragédie qui a coûté la vie à sa famille, un accident de train semble-t-il.
Je tiquai.
— Un accident de train ? m'exclamai-je. Mais on m'a parlé d'un problème de gaz !
— On s'en fiche, non ? coupa Ozzy. Elle est morte un an plus tard, c'est tout ce qui nous intéresse.
— Certes, concédai-je.
— Harry m'a confié qu'Andrea se montrait très pressante avec lui. Pour faire court, cette fille avait la jambe très légère et voulait ajouter notre pauvre fantôme à son tableau de chasse. Apparemment, elle n'a pas apprécié d'être éconduite.
Ozzy caressait pensivement sa barbiche, comme il fait toujours dans ces moments où, les pièces d'un puzzle étalées devant lui, il tente de les remettre dans le bon ordre.
— Si cette Wills est bien la reine, elle pouvait probablement faire appel à un ancien amant pour supprimer Hattaway. Un peu extrême comme méthode, mais j'ai vu pire chez les spectres.
— Sans compter que la mort en rend certains complètement obsessionnels, comme dirait Freud, ajoutai-je à son raisonnement.
— Mais, objecta Ella, ça ne nous explique pas qui est la seconde victime. A moins qu'elle n'ai décidé de se venger de tous ceux qui n'ont pas voulu d'elle ? Ça serait puéril.
— Mais pas impossible, termina le Balafré. Nessie, tu as autre chose ?
Je sortis mon calepin et fit semblant de consulter mes notes.
— J'ai la deuxième victime, dis-je enfin. Larry Lagren, porté disparu en même temps que Harry, il trompait sa fiancée avec Andrea Wills et je suis à peu près certain qu'il a mis fin à leur liaison quand il a été percé à jour.
Ozzy poussa un soupir retentissant.
— Si votre hypothèse à tous les deux est juste, cette pauvre fille a décidé, une fois morte, de se venger de tous ceux qui l'ont rejetée.
J'acquiesçai.
— Et si elle essayait d'avoir tous les hommes de l'université, ça peut faire un sacré nombre de victimes potentielles.
Il secoua la tête.
— Mais dans quelle époque vivons-nous ? soupira-t-il. De mon temps, les filles n'allaient pas se rouler dans le foin avec le premier venu.
— Les temps changent, dit Ella. Et crois-moi, les femmes ne se sont jamais gênées, elles se faisaient simplement plus discrètes quand elles risquaient bien davantage qu'une paire de gifles.
Je songeai à mon frère cadet, véritable coureur de jupon qui avait connu son lot de femmes mariées. De là à approuver la thèse d'Ella, il n'y avait qu'un pas que je franchissais bien volontiers.
— Bon, recentrai-je, on s'éloigne du sujet. Andrea Wills avait la jambe légère, probablement une fierté de la taille de l'Empire State Building, elle disparaît tragiquement à la fin 47. Est-ce pour autant une raison pour revenir d'entre les morts et faire assassiner les rares hommes à l'avoir repoussée ?
Ella fit mine de réfléchir.
— Si je mourrais dans la fleur de l'âge, hasarda-t-elle, je pense que ça me rendrait folle de rage. Subir une telle injustice, moi qui suis belle, intelligente, aimée de tous, ça n'a pas de sens. Je me retrouve à pourrir aux Enfers, peut-être pas dans l'endroit le plus agréable, tout ça, c'est la faute de la vie, j'avais tout ce que je voulais et m'en voilà privée.
— Tout ce que tu voulais, tu es sûre ? dis-je.
— Non, c'est vrai, il y a ces fils de chienne qui m'ont rejetée, ils m'ont privée de ce que je voulais, tout ça c'est leur faute, c'est à cause d'eux que j'en suis là.
— C'est tordu comme raisonnement, fit Ozzy, mais ça reste crédible. Ouais, ça pourrait bien être ça, elle rumine son désespoir pendant un an, devient complètement folle et décrète que sa mort est due à ceux qui l'ont rejetée, la Porte se rouvre et elle décide de se venger. Tout à fait plausible.
J'acquiesçai, Ella affichait un sourire triomphal.
— N'écartons aucune piste, conclu Ozzy, mais concentrons-nous là-dessus pour l'instant.
Après un bref coup d’œil à sa montre, il ajouta :
— Il reste deux heures avant le lever du soleil et le retour à la normale, ça nous laisse très peu de temps pour agir. Il faut qu'on retrouve son fantôme et qu'on le fasse parler.
Cette phrase ne pouvait avoir qu'un seul sens et je ne comptais pas me faire avoir deux fois la même nuit, je dégainai le premier.
— Débrouillez-vous avec le vieux Zed, j'ai déjà donné. Par contre, j'ai une autre piste, je sais où trouver un des Juges.
Selon les anciennes traditions grecques, les Juges des Enfers sont au nombre de trois et tiennent leur cour entre les Champs Élysée et le Tartare, en un lieu d'où sont bannis mensonge et tromperie, d'où ils prononcent peines et châtiments pour les âmes coupables. Choisis pour leur sens de la justice et de l'équité, il s’acquittèrent de leur tâche sans faillir, jusqu'à l'ouverture de la Porte.
Depuis ce sombre événement, un nouveau devoir leur incombe : s'assurer que les revenants ne soient pas trop dangereux. Mais malgré toute leur bonne volonté et leur indéniable talent, ils se trompent parfois et le pire advient alors, car certaines personnes vierges de tout crime de leur vivant peuvent se transformer en terribles prédateurs dans l'après-vie.
— Très bien, va le voir, approuva Ozzy. Ella et moi, on se charge du vieux Zed, retrouve-nous là-bas.
— Parfait, dis-je en me levant. On ferait bien de se dépêcher, le temps presse.
Malgré la lassitude, je dévalai les escaliers jusqu'à la rue. Quelques courageux bravaient les ténèbres de la nuit pour se rendre au travail et des fêtards avinés rentraient chez eux, mais avec un peu de chance rien ne leur arriverait ce soir.
Rhadamante, le Juge en question, avait ses habitudes dans un bar tout proche où il profitait d'une nuit de repos pour boire plus que de raison et jouer des fortunes au poker. Parce qu'il était un Juge des Enfers, personne ne pouvait tricher en sa présence et les parties se déroulaient dans une atmosphère bien plus détendue qu'à l'accoutumée, sans pistolet sur la table, menaces de mort ou accusations de fraude.
Ouvert toute la nuit, le DiWine situé sur la 31ème Avenue ne payait pas de mine, c'était un bar tout à fait classique et enfumé à l'arrière duquel se déroulaient des parties de poker endiablées réservées aux habitués.
Je poussai la porte et fut accueilli par l'odeur du tabac froid et des regards suspicieux. Loin d'être inconnu en ces lieux, on me savait oiseau de mauvais augure, toujours là pour déranger la bonne vieille routine avec mes questions bizarres. N'enquête pas sur les fantômes qui veut, après tout.
Après avoir salué le barman d'une signe de tête, je me dirigeai droit vers l'arrière-salle. Je n'avais certainement pas de temps à perdre en politesses et autres futilités.
Autour d'une table ronde, cinq personnes, toutes avec une cigarette à la bouche, un verre à proximité et des cartes en main. Entre elles, un joli tas de billets : la nuit touchait à sa fin et une véritable fortune s'apprêtait à changer de propriétaire.
J'avisai rapidement Rhadamante et vint me poster à côté de lui, jetai un œil à son jeu pour y découvrir une vulgaire paire de valets. Malgré tout, le Juge des Enfers tint bon, réussi à faire se coucher deux de ses adversaires, mais en définitive dû s'incliner face à un brelan d'as. Dépité, il secoua la tête et tendit le bras vers le paquet de cartes, qu'il entreprit de mélanger avec la dextérité des joueurs professionnels.
Comme il feignait de m'ignorer royalement, je décidai de me manifester.
— Faut qu'on parle, dis-je.
— Je suis de repos, répondit-il, passe me voir demain.
Je soupirai.
— Demain, ça sera trop tard, j'ai besoin d'une information, et j'en ai besoin maintenant.
J'avais insisté sur le dernier mot. Il se renversa sur sa chaise, leva les yeux vers moi.
— Tu sais que faire travailler quelqu'un un jour de congé, ça se paye ?
— Et tu sais que j'honore toujours mes dettes, rétorquai-je.
Il sourit, me scruta.
— On ne peut pas dire que tu sois mauvais payeur, c'est vrai. Soit, que veux-tu savoir ?
Il s'était redressé, et ce fut comme s'il était transformé tout en restant le même, le joueur de poker légèrement ivre se muait soudain en Juge, impressionnant de puissance et de sérénité.
Les autres reculèrent, la peur se dessinait sur leurs visages.
— Il me faut juste un petit renseignement et tu peux retourner t'amuser. Est-ce que vous avez autorisé une certaine Andrea Wills, décédée en décembre 1947, à revenir aujourd'hui ou l'an dernier ?
Imperturbable, il feignit de réfléchir, mais je le connaissais suffisamment pour savoir sa mémoire infaillible.
— Je ne crois pas, laissa-t-il finalement tomber, je m'en souviendrais.
— Où a-t-elle fini ?
Je faisais allusion au jugement rendu lors de son arrivée aux Enfers, peut-être y trouverai-je un indice.
— Ses crimes n'avaient rien de grave, dit-il. Eaque et moi-même sommes tombés d'accord sur une peine légère, une année dans le Tartare à chaque jour surprendre son amour avec une autre.
— Très ironique comme châtiment, j'aime beaucoup, commentai-je. Merci pour ton aide, je suis ton débiteur.
Son sourire s'élargit alors qu'il reprenait son attitude de joueur et sa place autour de la table
— C'est un plaisir, comme toujours.
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