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Cassandre avait le sommeil agité. Ce n’était pas vraiment une découverte. Depuis cinq ans que nous nous fréquentions avec, disons… assiduité, je l’avais rarement vue passer une nuit sans tremblements, sueurs froides et gémissements. Mais elle me parlait peu de ses cauchemars. Peut-être en avait-elle trop peur, peut-être les oubliait-elle une fois réveillée. Je préférais ne pas lui poser de question. Pourtant, je sentais que ça la rongeait.

Cette nuit-là, il faisait chaud. Cassandre avait insisté pour que je laisse la fenêtre ouverte. Mais ça n’arrangeait pas grand-chose. L’air était au moins aussi irrespirable à l’intérieur qu’à l’extérieur. Ça faisait partie des inconvénients d’habiter Onoma. La grande capitale, avec ses tours de verre bleu, ses néons criards et le bruit incessant des véhicules aériens ne prenait jamais le temps de s’endormir et ne cessait de murmurer et de crier, quelle que soit l’heure.

Cassandre se tournait et se retournait avec des mouvements convulsifs. J’hésitai à la réveiller. Après tout, peut-être que ce cauchemar-ci se finirait bien. Je me contentai donc de repousser les longues mèches blondes qui collaient à son front moite en murmurant d’une voix apaisante.

Soudain, Cassandre se redressa brutalement en hurlant, manquant m’assommer au passage. Les yeux écarquillés, elle fixa le mur, haletante.

Je me redressai à mon tour et passai un bras autour de ses épaules. La jeune femme se nicha contre moi, tremblante.

« Tout va bien… Calme-toi, murmurai-je.

- Je… je… Je t’ai vu mort. Tu étais mort ! » bredouilla-t-elle.

Je fronçai les sourcils. Je dessinai un cercle sur son épaule nue.

« Tout va bien, Cassandre. Je suis là. Je vais bien.

- Mais… mais… oh, Ockham, tu… tu étais là, allongé, tu… tu ne respirais plus, tu…

- Calme-toi. »

Je l’obligeai à me regarder dans les yeux. Des larmes soulignaient le brun doré de ses yeux, brillant dans la pénombre.

« Je vais bien, Cassandre. Ce n’était qu’un cauchemar. Rien qu’un cauchemar. »

La jeune femme ferma les yeux et ses sanglots s’espacèrent. Elle se blottit contre moi. Sa peau était brûlante. Ensemble, nous fixâmes le mur pensivement pendant plusieurs minutes. Finalement, Cassandre s’agita. Elle leva les yeux vers moi.

« J’ai un mauvais pressentiment, Ockham. Je suis certaine qu’il va t’arriver quelque chose, » souffla-t-elle.

Je ramenai une mèche de cheveux derrière son oreille et laissai mes doigts s’attarder sur sa joue.

« Qu’est-ce qui pourrait m’arriver ? Je n’ai pas plus de raisons qu’un autre d’avoir des problèmes… »

Elle secoua la tête.

« Non, ce n’est pas ça. C’est juste… une intuition. S’il-te-plaît, promet-moi que tu feras attention. »

Je l’embrassai brièvement sur le front, puis plus longtemps sur les lèvres.

« Rassure-toi, fis-je en souriant légèrement. Il ne m’arrivera rien. »

🍃

Je bifurquai dans une ruelle sombre où persistait une vague odeur d’humidité et d’ordures. On n’était jamais à l’abri d’une mauvaise rencontre dans ces voies malfamées, mais ça valait mieux que de faire un long détour par les grandes avenues qui présentaient autant de dangers, quoique d’une toute autre nature.

Tout en marchant, je tâchais d’évacuer le mal de tête qui me vrillait les tempes. La journée n’avait pas été excessivement bonne. J’étais débordé par le boulot. Mon patron m’avait promis une bonne demi-douzaine de fois de me virer, ce qui ne faisait jamais que deux fois plus de menaces que d’ordinaire. Et toutes les capsules de transport instantané du bureau avaient été réservées ou étaient HS. Résultat : soit il fallait que je fasse le double de mon trajet habituel pour trouver une station, soit je devais me faire une raison et rentrer à pied. Pas question de prendre le métro, sauf si on voulait être dépouillé, poignardé, bastonné et égorgé et pas forcément dans cet ordre.

Je soupirai, fatigué. J’avais hâte de rentrer, de me glisser sous le jet brûlant de la douche et d’oublier cette journée pourrie.

C’est alors qu’il me tomba dessus. Plongé dans mes pensées, je ne l’avais pas vu tourner à l’angle de la rue et s’avancer dans ma direction. L’air hagard, il tituba et s’effondra sur moi. C’était un homme qui pouvait avoir quarante ou quarante-cinq ans. Il était très maigre et pâle comme un suaire. Un grand manteau brun drapait misérablement sa silhouette décharnée. Une barbe irrégulière lui mangeait les joues et son regard bleu délavé semblait affolé. Mais tout ça passa au second plan quand je vis le sang. Il y en avait partout. Sur ses vêtements, sur ses mains qu’il gardait serrées contre lui comme pour protéger un objet précieux.

Après un soudain accès d’horreur et de panique, je l’aidais à se redresser tant bien que mal. Une odeur soufrée me prit à la gorge.

« Monsieur ? Monsieur, vous êtes blessé ? »

L’homme regarda autour de lui comme une bête aux abois. Il marmonnait mais d’une voix si basse que je dus me pencher pour entendre.

« Partir… Me trouver… Protéger… livre… Derrière moi… Vite… Partir… »

Inquiet, je sentais les battements de mon cœur accélérer.

« Monsieur, est-ce que… »

A ce moment, il parut se rendre compte de ma présence. Son regard plongea dans le mien avec une telle intensité qu’il me fit l’effet d’une brûlure.

« Protéger… Livre… Important…» souffla-t-il.

De sa veste, il tira le livre en question et me le mit entre les mains. La couverture était tiède, taillée dans un cuir sombre qui me rappela les livres écrits dans une langue que plus personne ne comprenait et qu’on ne trouvait plus que dans les musées. J’écarquillai les yeux, sans comprendre.

« Attendez, vous…

- Protéger-le… A tout prix… souffla l’homme. Ils ne doivent pas le trouver. Jamais.

- Mais qu’est-ce que…

- Vais les attirer… loin… Partir… ne doivent pas… le livre… »

Il s’était remis à divaguer. Il s’écarta de moi et repartit d’une démarche vacillante, semant des flaques de sang derrière lui.

Il me sembla que je restais un long moment planté là, au milieu de la rue, à fixer ce cadeau dont je me serais bien passé. Qu’est-ce que tout cela voulait dire ? Pourquoi cet homme était-il couvert de sang ? Qui fuyait-il ? Et que représentait ce livre ?

Une insidieuse sensation de danger me saisit. Je sentais que ce livre allait me valoir de gros ennuis. Mais que faire ? M’en débarrasser et faire comme si rien ne s’était passé ? Mais cet homme semblait si paniqué à l’idée que ce livre atterrisse entre de mauvaises mains… Le planquer dans un coin et l’y oublier ? Je déglutis difficilement. Un nœud me serrait la gorge.

Mais moins d’une minute avait passé quand je glissai le livre dans la poche intérieure de ma veste, sans l’ouvrir. Pas en pleine rue, pas là où n’importe qui pourrait le voir et me dénoncer.

Je repris ma route, le cœur battant. Très vite, je rejoignis une grande avenue. Le ronflement des voitures glissant sur coussin d’air, les grésillements des appareils holographiques publicitaires, les halètements des semi-planeurs urbains entre les immeubles de verre et les derniers flashs-infos officiels déversés par les haut-parleurs, je n’entendis rien de tous ces bruits qui faisaient pourtant mon quotidien. Je ne sentais qu’une lourde angoisse se jeter à l’assaut de mes veines. C’était comme de transporter une bombe à retardement, sans savoir quand elle allait exploser.

Le trajet jusqu’à l’appartement me parut interminable. J’avais l’impression d’être surveillé, sans avoir moyen de savoir si c’était la réalité ou le résultat d’une crise de paranoïa. Difficile de décrire le soulagement qui me submergea quand je mis enfin le pied dans l’appartement. Je sortis le livre de ma poche, incertain.

« Ockham, c’est toi ? »

Cassandre sortit de la salle de bain, drapée dans une serviette. Ses cheveux blonds gouttaient sur ses épaules dénudées. Je l’embrassai distraitement. Elle détailla le livre avec curiosité.

« Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle.

- Je ne suis pas très sûr d’avoir envie de le savoir, » répondis-je.

Je l’ouvris néanmoins. Sur la première page s’étalait le titre en grandes et belles lettres courbes. Candide ou l’Optimisme – Voltaire. Je sentis le sang déserter mon visage.

« Oh, mon Dieu… » souffla Cassandre.

Ce grand cadre rouge sanglant en travers de la page… Livre interdit, censuré. Cinquante ans plus tôt, le régime avait fait retirer de toutes les bibliothèques publiques ou privées les ouvrages qui le mettaient en danger. Empêcher les gens de penser, de contester. Il n’y avait guère plus que des groupes de militants anarchistes pour essayer de dérober les rares exemplaires survivants et essayer de faire changer les choses. Un homme, d’autres peut-être, avait été prêt à mourir pour ce livre. Et c’était entre mes mains qu’il avait atterri.

Mais je n’étais pas un rebelle. Je n’avais ni la force, ni le courage de m’opposer à ce que je savais inéluctable. Et j’étais là, à fixer un livre interdit comme s’il s’agissait d’un baril de poudre sur le point de m’exploser au visage. Et ce n’était sans doute pas totalement faux. J’échangeai un regard horrifié avec Cassandre.

« Où as-tu trouvé ça ? demanda-t-elle avec un tremblement hystérique.

- Je ne l’ai pas trouvé, répliquai-je, alarmé. Je n’ai pas eu le choix. Je ne pouvais pas le laisser non plus, ils auraient pu remonter jusqu’à moi.

- Mais si quelqu’un t’a vu ? »

Cassandre me regarda, désespérée. Pendant une longue minute silencieuse, je détaillais le dessin élégant de ses traits, l’ovale de son visage, l’amende de ses yeux, les vagues de ses cheveux. Son regard brun renvoyait le reflet flou de mon propre visage, les yeux écarquillés, hagards. C’était à mon tour de ressembler à une bête traquée.

Je parvins néanmoins à me ressaisir. Enfin, plus ou moins…

« Il faut qu’on se débarrasse de ce truc. Autrement…

- Autrement quoi, monsieur Torfield ? »

Je me pétrifiai. Cassandre poussa un cri de surprise mêlé d'horreur.

Je me retournai lentement. Trois hommes en tenue noire, un anneau d'argent autour du cou, nous fixait d'un air goguenard depuis l'encadrement de la porte. L'un d'eux avait une trace de sang frais sur la joue.

« Cette chose n'aurait jamais dû atterrir ici. J'imagine que vous le savez ? » demanda celui qui semblait être leur chef avec une bienveillance feinte.

Cassandre recula d'un pas. Ses doigts se glissèrent contre ma paume et je m'y raccrochai comme si ma vie en dépendait.

« Navré, poursuivit l'homme en noir. Ce n'est pas contre vous. Mais il y a des choses que les gens n'ont pas besoin de connaître ou de savoir. Et vous en avez déjà beaucoup trop vu. »

Le canon d'une arme fut braqué dans notre direction. Je reculai et lâchai le livre qui tomba sur le sol avec un bruit mat.

« Adieu. »

Contrairement à ce que l'on pourrait croire, un rayon mortel n'a rien d'impressionnant. Pas d'explosion d'un rouge sanglant, ni d'éclair fourchu d'un vert inquiétant. Juste un bref flash argenté d'appareil photo ancien. Sauf que la seconde d'après, vous n'êtes plus là pour sourire à l'objectif. C'est tout ce que je fus en mesure de penser durant la dernière fraction de seconde qu'il me restait à vivre. Le rayon argenté fonça droit vers nous et tout devint noir.

🍃

« Tous les événements sont enchaînés dans le meilleur des mondes possibles ; car enfin, si vous n'aviez pas été chassé d'un beau château à grands coups de pied dans le derrière pour l'amour de Mlle Cunégonde, si vous n'aviez pas été mis à l'Inquisition, si vous n'aviez pas couru l'Amérique à pied, si vous n'aviez pas donné un bon coup d'épée au baron, si vous n'aviez pas perdu tous vos moutons du bon pays d'Eldorado, vous ne mangeriez pas ici des cédrats et des pistaches.

- Cela est bien dit, répondit Candide, mais il faut cultiver notre jardin. »


Texte publié par Pixie, 16 juin 2015 à 17h18
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