« Évidemment, j'ai séance tenante essayé de vous téléphoner », avait promptement enchaîné Maître Anthelme. Assommée, ma mère n'avait pas réagi. « Votre numéro personnel, votre numéro professionnel, et votre numéro de portable étaient dans la base de données de notre établissement. J'ai donc tenté ma chance. Mais vous étiez indisponible. Je vous ai laissé plusieurs messages. J'ai souhaité contacter votre mari, sans plus de résultat. Je n'ai pas vu les minutes défiler. Et comme l'a deviné Nathanÿel, j'y ai passé tout l'après-midi.
J'ai été frustré, je ne vous le cache pas. Plusieurs fois, des collègues sont entrés. Ils désiraient m'informer que des élèves m'attendaient. Je les ai fustigés, leur expliquant que j'avais plus urgent à faire. Ils ont insisté. Je leur ai dit qu'ils n'avaient qu'à les distraire. Ils m'ont dévisagé, comme si j'étais devenu fou. Puis, ils se sont éclipsés.
J'ai dû laisser une vingtaine d'exhortations sur vos différentes messageries vocales. Dans ma voiture, sur le trajet qui me ramenait chez moi, à l'aide de mon kit « mains libres », je me suis entêté. Mon agacement a été tel, qu'à un « Stop », j'ai manqué de heurter une aéromobile. Le nephlÿm la pilotant m'a maudit. Plus loin, j'ai grillé un feu rouge sans m'en rendre compte. J'ai reçu une amende de sept-cents-cinquante euros, augmentée d'un retrait de cinq points sur mon permis quelques jours plus tard. Elle a été accompagnée d'une convocation au tribunal moins d'une semaine après.
Une fois à mon domicile, j'ai balancé ma veste sur une chaise croulant sous des tonnes de livres. Machinalement, j'ai allumé mon ordinateur. Je me suis rué sur mon téléphone. Toutes les trente minutes, j'ai composé vos numéros. Le reste du temps, j'ai déambulé dans mon salon, tout en fulminant contre vous. L'esprit ailleurs, j'ai vérifié mes e-mails. J'ai inspecté les rayonnages de ma bibliothèque. Je me suis emparé d'un livre, l'ai convulsivement feuilleté, et l'ai reposé. J'en ai fait de même avec un autre, puis un autre, avant de me jeter de nouveau sur mon combiné. Ces va-et-vient se sont prolongés toute la soirée. Et ce n'est que vers vingt-deux heures, alors que la nuit était tombé depuis des lustres, que mes nerfs étaient sur le point de me lâcher, et que mon ventre criait famine, que j'ai abandonné.
Les prémonitions de Nathanÿel m'avaient mises en garde. Je ne les ai pas écoutées. Et je m'en suis voulu. Comme quoi, on a beau avoir parmi son entourage des individus marqués par le Don, on cherche toujours à être plus malins qu'eux. Vers vingt-trois heures, j'ai averti mon ami de ce dont j'avais été témoin : « Elÿn.., mon Frère. Oui..., je sais que ça fait des mois que je n'ai pas assisté à un Chapitre. J'en suis désolé. Mais j'ai plus pressant... J'ai une information à te communiquer.
- Vraiment ? », a répondu mon interlocuteur. J'ai senti, à la fois de la réprobation et du scepticisme dans le ton de sa voix.
Elÿn appartient à l'échelon inférieur de l'Ordre administrant la Citadelle Tellurique de la ville. Pourtant, il évalue les rares individus osant s'aventurer jusqu'à son antre avec une extrême perspicacité. Discret et modéré, il ne se mêle pas de politique. Il fuit les intrigues des Postulants comme la peste. Il n'a que peu de relations avec ses Frères. Il participe rarement à des Chapitres. Il ne fréquente ni la Trouée, ni l'Université, ni les Hôtels Particuliers bordelais où se réunissent souvent ses homologues. Il n'a pas de lien avec les Citadelles Telluriques de Toulouse, de Lyon, ou de n'importe quelle autre Cité Majeure. Il n'est l'obligé d'aucun comte, duc, ou grand seigneur du royaume. Il préfère demeurer dans sa cellule, les yeux penchés sur les récits nephlÿms qu'il a entrepris de traduire en français.
« Qu'aurais-tu de si intéressant à nous enseigner que nous ne sachions déjà ? ». Il a émis un rire interrompu de violentes quintes de toux. « Tu es sûr que tu ne veux pas que je te décrypte des extraits de mythes nephlÿms pour les faire apprendre à tes vauriens, plutôt… ?
- Non, non, merci. C'est gentil. C'est quelque chose de différent. Quelque chose de beaucoup plus important. Quelque chose susceptible de faire dresser l'oreille au Grand-Thaumaturge qu'est Phÿleas. Je me demande d'ailleurs comment ses Postulants que sont Alberÿc, Cÿrus, ou Octrÿen ont pu passer à côté ?
- De quoi parle-tu, Anthelme ? A côté de quoi auraient pu passer notre Grand-Thaumaturge ou ses Postulants ? ».
Alors, j'ai relaté à Elÿn mon entretien avec votre fils », avait poursuivi Maître Anthelme. Dans l'intervalle, ma mère, de plus en plus impatiente, n'avait pu opposer qu'un « Mais... » rapidement étouffé.
Maître Anthelme avait donc déclamé : « J'ai confié à Elÿn que, depuis que je suis affecté à Notre-Dame, j'ai secrètement observé Nathanÿel. Je lui ai raconté que j'ai vite « su » que ce n'est pas un gosse comme les autres. Je le lui ai décrit physiquement, lui rapportant ses particularités anatomiques. Je lui ai dépeint de quelle façon ses camarades le maintiennent à l'écart, de quelle façon ils se moquent de lui, de quelle façon ils le rudoient. Je lui ai signalé de quelle manière, vous, madame, et votre mari, jugez votre fils ; c'est à dire, comme un garnement proscrit d'avance à la plus misérable des destinées. Je lui ai retracé ses moments de solitude lorsqu'il rentre chez vous et qu'il n'y a personne pour veiller sur lui. Ni pour lui faire réciter ses leçons, ni pour lui préparer à manger, ni pour lui désigner à quelle heure il faut qu'il aille se coucher. Je lui ai dévoilé pourquoi, le jour où je me suis efforcé de vous téléphoner toutes les demi-heures, j'ai approché votre garçon. Je lui confessé notre longue discussion. Je lui ai évoqué son aisance à en mémoriser chaque mot, chaque phrase, chaque paragraphe ; sa facilité à déchirer la Réalité pour la remplacer par une autre. Une Réalité divergente que seul l'esprit formé à ce genre d'exercice est capable d'appréhender. Et je lui ai narré avec quelle intensité ma pensée a matérialisée les héros du roman de Victor Hugo. Puis, quelles difficultés ont été les miennes pour me détacher de leur univers.
- Je ne vous crois pas », avait hurlé ma mère. Son visage s'était figé. Ses traits, d'habitude si beaux et si délicats, avaient été déformés par la rage. Ses doigts, blancs d'exaspération, avaient agrippés son portable. « Non, je ne vous crois pas », avait-elle répété hystériquement. « Et ce que… ce Frère Elÿn, alléguez-vous.., vous a cru ? J'imagine que oui ! Que ne feraient pas ces inadaptés de Frères ou de Postulants pour attirer dans leurs filets des souffreteux comme Nathanÿel ?
- Quel âge a-t-il? », m'a en fait interrogé Elÿn, avait opposé Maître Anthelme. « Elÿn est un Frère très sceptique de nature. Il sait que le Don ne se manifeste que très exceptionnellement chez nos semblables. Dès lors, il a préféré me questionner sur Nathanÿel.
- Je suis certaine que ses difformités et son apparence chétive l'ont incité à supposer qu'il est détenteur du Don? », avait raillé ma mère. « Pas du tout. », l'avait éclairé Maître Anthelme. « Il a dix ans », ai-je objecté à Elÿn, si vous voulez tout savoir, madame ! », avait-il soutenu. « Hummmm, il me paraît bien jeune ; trop jeune. Tu ne t'es pas trompé ? », a néanmoins protesté Elÿn.
- Je ne le pense pas. Le Don imprègne son âme et son corps, pas de doute. J'ai reconnu l'aura dont vous êtes fugitivement entourés quand celle-ci est sur le point de s'exprimer. Elle l'a enveloppée une fraction de seconde lorsque ses camarades l'ont chahuté. Et une lueur a traversée son regard... ».
Maître Anthelme avait martelé à ma mère : « J'ai crains qu'il laisse son Don prendre le dessus. Qu'en les fixant, qu'en exécutant un geste de sa main gauche, il les propulse contre le mur du préau. Je suis convaincu que cela lui aurait été aisé. Mais, il s'est retenu. Il a freiné son pouvoir. Il l'a maîtrisé. Et ce dernier ne s'est pas déchaîné. .
- C'est inconcevable, Anthelme. », a récusé Elÿn. « Ce que tu m'expose là n'a pas de sens ». Ma mère avait été près de répliquer. Mais il avait repris : « Tu sais comme moi qu'un Frère – pas un Novice, un Frère ! - n'a la possibilité de contraindre son Don qu'à l'issue d'années d’entraînement. Un Novice n'est pas apte à altérer la Réalité. Alors, un enfant, si doué soit-il, c'est impossible ! D'autant plus, s'il n'a jamais mis les pieds dans une Citadelle Tellurique. Non. C'est impossible !
- Et pourtant », ai-je maintenu, avait souligné Maître Anthelme tandis que ma mère s'irritait de plus en plus. « Si tu avais été à ma place, tu aurais songé qu'il y a un je ne sais quoi de spécial en lui. Au début, forcément, j'ai été époustouflé. Quand il a pénétré ma conscience, j'ai même eu peur, je l'avoue. J'ai aussi été impressionné lorsqu'il m'a expédié au cœur d'un XIXème siècle fantasmé par Victor Hugo. Mais, j'ai refusé ses visions sur mon avenir immédiat. Puis, plus notre échange s'est développé, plus mes certitudes se sont étiolées. Il m'a traduit un texte de Sénèque du latin au français en quelques secondes. L'effroi m'a submergé. Et j'ai réalisé que ce garçon est dévoré par le Don.
Or, ainsi que tu me l'as rappelé, un môme n'ayant pas encore atteint l'adolescence ne peut posséder le Don. Si c'était le cas – et je suis assuré que tu seras d'accord avec moi – c'est extrêmement dangereux. Pour lui, parce qu'il est de taille à le détruire. Pour ses proches, parce qu'il a la faculté – sans qu'il le requiert – de les influencer. Il peut les pousser à concevoir des idées qu'ils n'auraient pas ordinairement. Il peut les pousser à avoir des gestes ou des propos violents. J'ai le sentiment que si ses parents ont une attitude malveillante à son égard, c'est son Don qui en est la cause. Et ça m'inquiète, je ne te le dissimule pas. Ai-je besoin de te mentionner ce qui est advenu des trois ou quatre préadolescents porteurs du Don et disgraciés, ayant vécu entre le XVIIIème siècle et la fin du XXème siècle. ?
- Je ne m'en souviens plus », a marmonné Elÿn entre deux quintes de toux plus virulentes que les autres, puisque je les ai discernées, avait prôné Maître Anthelme à ma mère. « C'est si loin. Mes études au Lybrarium de Tours remontent à plusieurs décennies. C'est confus…
- Moi, je suis allé au Lybrarium avant d’être muté à Bordeaux. Et j'y ai lu les chroniques consignant leur histoire.
- Tu t'es rendu au Lybrarium, Anthelme ? », a grondé Elÿn. « Toi, un Profane, qui as pu te donner l'autorisation d'explorer nos Archives ? Même si tu es un « Inÿtié », tu n'as pas le droit d'arpenter les salles de lecture du Lybrarium ! ». Le timbre de voix d'Elÿn s'est métamorphosé. Il est devenu suspicieux. « Peu importent mes raisons, elles ne te concernent pas. », l'ai-je tancé.
« Je vais te rafraîchir la mémoire : le premier a fini décapité. », avait ressassé Maître Anthelme à ma mère. « C'est sa sœur de quinze ans qui, une nuit, l'a tué. Le reste de sa lignée étant absente, elle a prétendu qu'un démon le tourmentait. Le gosse avait huit ans. C'était en 1751, dans un petit village proche de Béziers. Le second a été brulé vif par ses parents dans la cave de leur maisonnée. Ses trois sœurs aînées et son petit frère de quatre ans ont assisté à son exécution. Au début, les marmots n'ont pas obéis. Ils étaient terrorisés parce qu'ils ont cru qu'ils seraient les suivants. Leur mère les a fouetté jusqu'au sang pour qu'ils obtempèrent. Puis, leur père a préparé le bûcher, et l'a immolé. Il avait onze ans, c'était en 1857, aux environs de Strasbourg. La troisième, son père l'a jetée du sixième étage d'un immeuble de la rue des Ursulines, à Paris. Persuadé que sa fille de sept ans s’apprêtait à user de son Don sur lui pour qu'il assassine sa voisine qui s'était moqué d'elle le jour précédent, il l'a défenestré. C'était en 1932 ; ce fait divers a fait la « Une » de « La Croix » à l'époque. Le dernier, enfin, et le plus récent, a eu lieu en 1995. Et cette fois, ce sont les grands-parents d'un garçonnet de neuf ans qui ont emmuré celui-ci vivant à l'arrière de la cheminée de leur salon. Ils l'ont soupçonné d'avoir trafiqué les freins de leur aéromobile après qu'ils aient omis de lui offrir des bonbons. C'était dans la région d'Aurillac. Les journaux radiophoniques et télévisés ont dénoncé le meurtre. Ces derniers se sont d'ailleurs passionné pour le procès qui en a découlé en 2003. Puisque le grand-père et la grand-mère ont été condamnés à mort. Puisque leur avocat a supplié le roi de commuer leur peine en réclusion à perpétuité. Et puisque Sigismond IX la leur a refusé.
Alors, si tu veux que Nathanÿel subisse le même sort que ces mômes, dis le moi ! », avait appuyé Maître Anthelme pendant que ma mère s'était étranglée de dégoût. « Ce n'est pas parce que des cas de ce genre sont rarissimes qu'il faut les négliger. », avait argumenté Maître Anthelme. « Vous avez la chance d'en découvrir un tout près de votre Citadelle Tellurique, profitez-en ! Tu as une idée des Connaissances Interdites qu'il pourrait exhumer ? Tu songes aux dégâts qu'il pourrait commettre ? Aux dévastations, aux blessures, aux meurtres, qu'il pourrait accomplir, si vous lui tournez le dos ?
Ça a été limite quand, harcelé par ses camarades, il a réprimé son Don. Le risque est énorme, en tolérant que son père et sa mère continuent de le considérer comme un phénomène de foire ou un parasite.
De plus, ne serait-il pas préférable qu'un enfant comme lui soit accueilli dans un endroit où tout le monde est détenteur du Don ; un endroit où il pourrait être instruit du moyen de le contrôler, de le développer, de l'employer correctement ; un endroit qui lui permettrait ensuite de forger son propre Destin. Je n'ose imaginer ce qui se passerait si des Frères Renégats tiraient parti de ses qualités. Ou si des Postulants tels que Maximÿlien, Alberÿc ou Cÿrus faisaient de lui un Serviteur assujetti à leurs intrigues…
- Ça va, ça va…, j'ai compris où tu veux en venir ! », s'est fâché Elÿn, avait persisté Maître Anthelme sans se figurer que ma mère était à bout. « Tu sais être persuasif. Alors, voici ce que je te propose : puisque Nathanÿel a dix ans, c'est qu'il est en CM2…
- Oui, à Notre-Dame.
- Parfait. C'est un excellent établissement. », a poursuivi Elÿn. Ma mère avait résisté. Mais il s'en était fallu de peu pour qu'elle se mette de nouveau à hurler. « Nous sommes mi-Mars. Les examens pour l'admission au collège sont dans moins de trois mois. Si ton protégé les réussit, amène le ici. Frère Nÿcoeus l'y réceptionnera. Tu es au courant de la procédure à adopter ? ». Elÿn ne m'a pas laissé le temps de répondre. « Parallèlement, tu vas persévérer dans tes efforts à joindre ses parents. Tu vas leur expliquer la situation. Essaye d'y aller en douceur. S'ils sont d'ores et déjà contaminés par le Don, cela peut s'avérer délicat, ne te berce pas d'illusions.
Moi, je vais intervenir auprès d'Aelÿs, notre Postulant en charge du Noviciat, pour qu'il l'intègre à la liste des Profanes de Septembre. S'il me reçoit, puis m'écoute, je lui relaterai ton témoignage, en lui signalant qu'il vient d'un Inÿtié. J'espère que ça ne jouera pas en sa défaveur – je te le révélerai d'ici une semaine ou deux. S'il consent à admettre Nathanÿel en tant que Novice, il avertira Frère Nÿcoeus. Il lui spécifiera où l'insérer dans sa liste. Il lui communiquera le nom du Cercle qui devra l'héberger durant sa « Prime Session ». Et au troisième jour de Septembre, il le convoquera pour s'entretenir avec lui.
Je me suis montré sévère avec toi, ne m'en tiens pas rigueur. Tu sais que la sélection des Novices est impitoyable. Elle nécessite sang-froid, sérénité, et défiance. Cependant, je vais tenter de favoriser ton entreprise. Bien qu'avec Aelÿs, rien n'est garanti. Celui-ci est très élitiste, et il est inhabituel qu'il modifie le nombre des Profanes promis au Noviciat. Depuis que Phÿleas lui a cédé ce ministère, s'il l'a amendée deux fois, c'est le maximum. Or, ça fait trente-sept ans cette année qu'il le dirige. Donc, je ne veux pas que tu sois déçu au cas où Nathanÿel n'était pas accepté.
- J'entends ta mise en garde, Elÿn », ai-je convenu. « Je souhaite juste qu'Aelÿs prenne la bonne décision.
- Ce n'est pas de mon ressort. ». La respiration de ma mère avait été de plus en plus hachurée. Mais Maître Anthelme, absorbé par son monologue, ne s'en était pas aperçu. « Il n'y a qu'Aelÿs qui est en mesure de trancher. », l'avait-il accablée. « Et ses jugements sont irrévocables. Je te ferais part de son arrêt dès que possible. Mais ne t'attends pas à un miracle.
- J'en suis conscient. », avait philosophé Maître Anthelme. « Je compte malgré tout sur toi pour me prévenir immédiatement de ses délibérations.
- N'aie crainte. Je te téléphone dès qu'elles ont passées le seuil de mon bureau. A la seconde où elles sont portées à ma connaissance, je t'appelle. ».
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