Vous ne le savez probablement pas, mais chaque jour, durant les pauses, Nathanÿel ne se mêle jamais à ses camarades. A l'heure du déjeuner, au réfectoire, il mange seul. Communément, il s'installe à la table la plus proche de la porte accédant au préau. Sans échanger un mot avec quiconque, le nez dans son assiette, il mange en cinq minutes. Il avale ses aliments sans les apprécier. Après cela, il sort précipitamment de la cantine ; comme si une banshee était à ses trousses. Il cale son cartable contre le mur du préau faisant face à la salle des professeurs. Il en extrait un livre. J'ai relevé qu'il s'agit souvent d'ouvrages assez volumineux. Il s'assit sur son porte-documents. Et il s'absorbe dans son récit.
Lorsque je retourne en salle des professeurs, Nathanÿel est toujours là, le dos collé au mur émaillé de graffitis. Et à chaque fois que je passe devant lui, un trouble s'empare de moi ! Plus je m'approche de lui, plus il s'intensifie. Plus je m'éloigne de lui, plus il diminue. Durant les récréations, c'est la même chose. Il s'établit au même endroit. Pendant un quart-d'heure, il feuillette consciencieusement les pages de son ouvrage. Parfois, lorsque je dévie mon regard dans sa direction, je surprends un flamboiement au fond de ses pupilles. C'est succinct. Mais, il y apparaît.
Puis, de temps en temps, des gamins viennent le narguer. Ils l'invectivent en le traitant de « monstre », de « bâtard », ou de « démon ». Ils marmonnent ensuite un verbiage incompréhensible – entre le français, l'anglais, le valÿrien et le nephlÿm. En faisant mine de lui empoigner les cheveux, ils s’agrippent à ses vêtements. Occasionnellement, l'un d'eux va jusqu'au parterre de fleurs à l'autre bout de la cour. Il y prend de la glaise, revient, et la lui lance à la figure. Et il ne parvient pas toujours à l'éviter. Des esclaffements fusent, mais il ne leur répond pas. Il fusille les importuns des yeux, tandis que les plaisanteries redoublent. Ses globes oculaires sont fugacement traversés par une lueur rougeâtre. Une aura écarlate l'enveloppe pendant moins d'une fraction de seconde. Avant de se résorber abruptement. Ses camarades, toujours aussi hilares répètent à l'envi : « Tu n'es qu'une merde de Troll. » ou « Tu ne vaux pas mieux qu'un résidu de caniveau. ». Mais, comme s'ils percevaient intuitivement un changement brutal dans la composition de l'atmosphère, ils reculent prestement, puis s'éclipsent. Et votre fils s'immerge de nouveau dans son texte.
Depuis presque six mois que je suis à Notre-Dame, Nathanÿel a été victime d'altercations de ce genre à de multiples reprises. Mais il ne s'est jamais rebellé. Il n'a jamais été violent, ni en paroles ni en actes. Il a toujours attendu que ses camarades s'en aillent pour pouvoir prolonger sa lecture.
Somme toute, il y a presque deux mois, pendant l'heure de midi, parce que ces accrochages étaient de plus en plus réitérés, j'ai pris sur moi d'aller parler à Nathanÿel. Il était concentré sur l'une des œuvres majeures de Victor Hugo : « Les Misérables ». Quel gosse de dix ans aspire à s’abîmer dans un roman aussi complexe et aussi riche ? C'est sidérant! Je me suis doucement avancé. Je n'avais surtout pas l'intention de l'effrayer. Arrivé devant lui, je lui ai souri. Il n'a pas semblé remarquer ma présence, car il est resté inexpressif. Comme si de rien n'était, il a précautionneusement tourné une page. Son regard s'est figé. Et j'ai éprouvé une certaine gêne.
Pourtant, j'ai patienté, et tout en l'observant, j'en ai profité pour me demander quelle serait la meilleure façon de l'aborder. J'ai guetté les veinules de ses joues. J'ai examiné celles de ses mains. Les nervures entre son pouce et son index droits se sont brièvement mises à palpiter. Mais j'ai fait mine de ne pas les voir. J'ai inventorié son habillement. Puis, en définitive, je me suis agenouillé pour me mettre à son niveau.
Aussitôt, il a redressé la tête. Un reflet surgi de nulle part a enflammé ses yeux. Ses traits se sont tendus. Il m'a dévisagé. Durant quelques instants, il a paru ne pas savoir qui j'étais. Et tout à coup, j'ai senti un filet de sueur froide couler le long de ma colonne vertébrale. Des doigts filiformes et glacés ont pénétrés mon âme. Comme si Des phalanges fantomatiques la palpaient. J'ai vu des souvenirs de mon adolescence et de ma vie d'adulte défiler à une vitesse vertigineuse. Elles ont circulé en accéléré sans que je ne puisse les contrôler. Puis, elles se sont éteintes aussi rapidement qu'elles sont apparues.
Il m'a fallu près de trois ou quatre minutes pour retrouver un semblant de maîtrise de moi-même. Or, durant ce laps de temps, Nathanÿel n'a pas effectué le moindre geste. Il a juste continué à me jauger avec intensité. A tel point que j'ai finalement été obligé de détourner les yeux.
En fin de compte, j'ai de nouveau croisé son regard. Sa figure a paru s'apaiser. Et les frémissements de ses vaisseaux sanguins se sont dissipés.
Je ne me suis pas déstabilisé. Une chance unique m'était offerte d'en apprendre davantage sur Nathanÿel. Je n'ai pas voulu passer à côté. J'ai donc lentement rabattu les paumes de mes mains vers lui en signe d'apaisement. « Je ne te veux aucun mal. Tu peux avoir confiance en moi, ai-je pensé avec ferveur ». Nathanÿel a alors incliné la tête. Et j'ai présumé qu'il avait lu dans mon esprit. Il a posé son roman sur ses genoux. Il y a inséré un marque-page – une carte à jouer -, et l'a refermé. Il m'a fixé en plaquant ses paumes contre les miennes. « Maintenant, je le sais, a-t-il murmuré.
- Que sais-tu, désormais ? ». Mon ton est demeuré réservé. Cependant, les pulsations de mon cœur ont ressemblé à celles d'un moteur s’apprêtant à exploser. De la sueur s'est remise à dégouliner le long de mon dos. « Que vous n’êtes pas des leurs. ». Il a jeté un regard halluciné vers le groupe qui l'avait rudoyé. « Pas comme eux, a-t-il enchaîné sans qu'il ne me laisse l'opportunité de protester. Eux, ils n'aiment pas ce que je suis. Certains me haïssent, même. Et, bien qu'ils ne me le disent pas, bien qu'ils n'en discutent pas entre eux, et, bien qu'ils ne soient pas tous agressifs envers moi, je le sais.
- Vraiment ? Et comment peux-tu en être aussi certain ?
- Quelque chose s'éveille en moi lorsque c'est le cas. Une sorte de signal d'alarme, de mécanisme de défense, se met en mouvement. Mon âme déploie une force que je suis incapable de refouler ou de dominer. Celle-ci n'est pas nécessairement vindicative ou belliqueuse, même si elle m'a protégée un nombre incalculable de fois ; parfois discrètement, parfois vigoureusement. ». Son timbre s'est alors altéré. « C'est pourquoi je sais que je ne suis pas comme eux. C'est pourquoi je sais que vous n’êtes pas comme eux. C'est pourquoi je sais qu'il y a des personnes comme moi dans votre entourage.
- C'est vrai. » Qu'aurai-je pu répliquer. Si j'avais déclaré le contraire, il aurait deviné que je le trompais. J'aurais perdu sa considération. Il aurait soupçonné que j'étais avec ces « autres ». Et il aurait certainement déchaîné son ressentiment et sa colère contre moi. Or, je n'étais pas disposé à être son bouc-émissaire. Je me suis dès lors efforcé de dévier la conversation : « Que lis-tu Ce doit être un livre passionnant ! Les Misérables, de Victor Hugo ? Ça te plaît ?
- Oui, beaucoup. C'est un roman extraordinaire. Il décrit un monde où le « surnaturel » n'impose pas sa loi. Valÿriens, nephlÿms, ou norÿques, par exemple, n'y existent pas. » Sa voix s'est exaltée. « Et les Amériques y ont été découvertes depuis la fin du XVème siècle, alors que pour nous, la plupart de leurs contours ont été détectés il y a un siècle à peine. C'est étrange.
- C'est vrai. Victor Hugo a été un écrivain très imaginatif. Et il a connu un immense succès dans le royaume avec ce livre. En plus, à ce que je constate, l'édition que tu détiens est magnifique. ». Sa reliure était en effet en cuir ouvragé. Les lettres gothiques dévoilant son titre et son auteur étaient rehaussées d'or. En filigrane, des ornementations sphériques et demi-sphériques s'y dessinaient. Dans son dos, son résumé était gravé avec minutie. J'ai songé : « C'est indéniablement un artisan spécialisé qui l'a fabriqué. Où un gosse de cet âge a-t-il pu se le procurer ? Ses parents sont-ils avertis de la valeur d'un tel objet ?
- Vous allez supposer que je suis fou », a-t-il néanmoins lâché. « Mais c'est lui qui m'a choisi. C'est lui qui s'est transporté jusqu'à moi !
- Non, je ne te crois pas. ». Comment l'aurai-je pu ? C'était insensé. Un objet n'a pas de telles propriétés. Même si le « Surnaturel » colore notre société de multiples façons, il n'y a pas autant de rayonnement.
« Je suis sérieux », m'a-t-il rétorqué, amer. « J'étais à la Bibliothèque Pessac. Je me promenais dans ses allées. J'étais en quête d'un bouquin à lire, car je venais de terminer celui que j'y avais emprunté quelques jours auparavant. Et, soudain, je l'ai surpris collé à la paume de ma main droite. L'instant d'avant, il ne s'y trouvait pas. Celui d'après, il s'y nichait.
Dubitatif, j'ai signifié : « Tu peux me le prêter ? ».
Brusquement, Nathanÿel a paru se recroqueviller. Le sourire distant que j'avais précédemment vu fleurir sur ses lèvres s'est fané. Ses yeux ont recouvré leur éclat sombre et méfiant. Son corps s'est rigidifié. Et ses mains se sont arrimées au livre. « N'aie pas peur ! Je n'ai pas l'intention de te le confisquer », ai-je expliqué.
Aussitôt, il l'a pressé contre son torse. Il a anxieusement caressé sa couverture. Une infinie tristesse et un effroi sans pareil ont traversé son regard. Puis, de ses doigts tremblants, il me l'a tendu. « Je te le rends tout de suite, l'ai-je rassuré. ».
Délicatement, je le lui ai prit. Je l'ai calé contre mon bras. je l'ai ouvert. Nathanÿel a scrupuleusement suivi chacun de mes gestes. J'ai survolé ses premiers chapitres. Sans me préoccuper de ses coups d’œil affolés, j'ai détaillé quelques-unes de ses pages. En les palpant, j'ai compris qu'elles étaient constituées de feuillets parcheminés. J'ai admiré la précision des appellations qui y étaient imprimés. « Ça me rappelle ma jeunesse, ai-je soufflé. ». J'en ai presque oublié le préadolescent. « C'était il y a longtemps. J'étais encore étudiant à l'Université de Toulouse, ai-je dis. Et toi, à quel Livre, et à quel chapitre en es-tu ? ».
Nathanÿel m'a toisé d'un air indécis. J'ai cru qu'il n'avait pas saisis le sens de ma question. Il a encore hésité. « Livre quatre, Chapitre treize : Javert écarta les assistants, rompit le cercle…, a-t-il articulé. ». A haute et intelligible voix, il a commencé à me répéter mot pour mot la totalité du texte. Trop abasourdi pour réagir, je ne l'ai pas interrompu. Je l'ai écouté imiter Javert, Fantine ou Monsieur Madeleine. Hypnotisé, j'ai eu la sensation que la Réalité avait été remplacée par un univers où les personnages dont il parlait étaient en vie.
J'ai eu d'énormes difficultés à me détacher de la fascination que ceux-ci exerçaient sur moi. Pour la seconde fois en moins de dix minutes, le Don de Nathanÿel avait soumis ma conscience. Il l'avait propulsée dans un Paris du XIXème siècle tout droit sorti des digressions narratives de Victor Hugo. Il m'avait poussé à serrer mes poings jusqu’à ce que mes ongles pénètrent ma chair. La douleur a été fulgurante : elle s'est sur-le-champ répandue dans chacun de mes bras. Les silhouettes de Javert, de Fantine et de Monsieur Madeleine se sont altérées. Leurs échanges verbaux se sont émoussés. Et les ruelles inquiétantes et ténébreuses de notre capitale se sont effacées.
Plusieurs battements de paupières plus tard, le brouillard qui gênait mes yeux a disparu. « Je suis désolé, ai-je alors discerné près de moi. ». Les contours de Nathanÿel se sont amplifiés. Ses sanglots également. « Je ne voulais pas », a-t-il gémi. « C'est plus fort que moi. Je ne sais ni quand le phénomène va débuter, ni quand il va cesser. Je ne sais pas non plus par quel moyen le dompter. ». Ses larmes sont devenues torrent.
« Ce n'est pas grave. Ce n'est pas de ta faute. Tu es un enfant. Tu n'es pas dans milieu adapté pour toi. Comment pourrais-tu connaître les techniques qui t'aideraient à contrôler ton Don. ». Je lui ai posé la main sur l'épaule. Puis, je la lui ai affectueusement tapotée. « Ce n'est rien, sincèrement. ».
Peu à peu, ses spasmes se sont espacés. Il s'est mouché dans sa manche. Il s'est essuyé les yeux. « Mon Don… ? C'est par ce terme que vous nommez ce pouvoir ? ...Est-ce que les gens que vous fréquentez savent museler ou discipliner celui-ci ? », a-t-il interrogé craintivement.
« Oui. Ils ont apprennent énormément au sein de leur Citadelle Tellurique ; c'est ainsi qu'ils nomment leur lieu de réunion. Ils y accumulent aussi une multitude d'informations le concernant.
- C'est vrai ? Ils sont capables de le neutraliser, de le déclencher, ou de l'exploiter à volonté ?
- Oui, ai-je réaffirmé après avoir réfléchi. Ce sont des personnes très intelligentes. Comme toi, quoique tu en penses, et quoique tes notes laissent imaginer. Là où ils résident et organisent leurs Chapitres – leurs assemblées -, il y a des hommes et des femmes de tous âges et de toutes origines. Il y a plusieurs adolescents, mais un peu plus vieux que toi. Il y a quelques valÿriens, quelques norÿques et quelques azteÿcts il me semble. Mais je ne leur rends pas souvent visite. Donc, je n'en suis pas sûr. De plus, normalement, nul n'y est admis s'il n'est pas détenteur du Don.
- Alors, pourquoi vous avez le droit de leur rendre visite ?
- C'est une longue histoire. Un jour, peut-être, si les mille Dieux d'Austrasia nous sont favorables, aurai-je l'opportunité de te la relater. Or, ce jour, s'il doit se présenter, n'est pas encore venu. Par contre, si tu le désires, je peux faire quelque chose pour toi. Ça te dirait ?
- Oui ! S'il vous plaît ? J'en ai assez d’être jugé par mes parents. Ils me prennent pour un imbécile. Ils me répètent que je serais un médiocre toute ma vie. Ils me serinent sans cesse que je finirais ouvrier dans une usine d'aéromobiles ou chômeur. Quant à mes camarades, ils me harcèlent. Ils me brutalisent. Ils ricanent lorsque j'ai le malheur de croiser leur chemin. Ils grimacent dans mon dos. Quand des groupes doivent être élaborés, ils me repoussent. Ils me mettent à l'écart ou se moquent de moi. ». Son élocution s'est avivée. « Donc, si vous pouvez intervenir, je ne dis pas non.
- Dans ce cas, je vais essayer. Je ne te promets pas de miracle. Par contre, je vais faire le maximum. Il est sûr que tu as des facultés impressionnantes. Dans quelles proportions, il m'est impossible de me prononcer. Seul un Frère – et j'ai un ami qui en est un - serait susceptible de les évaluer. Mais il est évident que ce n'est pas à Notre-Dame qu'elles te seront révélées. »
Dans la foulée, j'ai extrait un petit fascicule de la poche intérieure de mon veston. Il était haut d'une dizaine de centimètres, et large d'une demi-douzaine. Sa reliure cartonnée était écornée. Sa tranche était décousue et une cinquantaine de feuillets y étaient entassés. Parmi eux, il y avait des planches gravées représentant Rome en flammes. Il y avait des documents en latin énonçant de quelle manière Néron avait incendié la capitale de l'Empire. Il y avait une brève biographie de ce dernier. Et il y avait la copie d'un traité attribué à Sénèque. Je l'avais retiré de ma bibliothèque. Je l'avais dépoussiéré le matin même parce que ça faisait des années que je l'y avais rangé. Et je l'avais emporté à Notre-Dame pour le montrer à mes élèves en cours de Français. Je m'étais figuré que, par son intermédiaire, j'aurai l'occasion de leur parler des origines de notre langue.
En le soustrayant de ma poche, j'ai tenté de me remémorer où je l'avais chiné. « Aux Puces de Saint-Ouen, a précisé Nathanÿel. C'était un Vendredi, vers six heures du matin. Il pleuvait. Le vendeur – un barbu à la veste et au pantalon en jean, et enrhumé car il se mouchait lorsque vous l'avez abordé – a résolu de vous le céder à deux-cents euros. Mais, après d’âpres négociations qui ont duré vingt minutes, il vous l'a bradé en cent-vingt euros. Vous avez superbement négocié d'ailleurs…
- Comment es-tu au courant ? », l'ai-je questionné. Étonné, j'ai placé l'opuscule par terre. Et, tâchant de maîtriser mes émotions, j'ai observé : « Pas de doute. Le Don est en toi. Je ne me souvenais plus de ce marchandage. Il est vrai que c'était un sacré lascar. Il ne m'a pas lâché d'un pouce tant que j'ai été dans sa boutique. Et j'ai été obligé d'accepter de l'acheter à ce prix. Sinon, il ne m'aurait pas permis de...
- Non ! » Le mot de Nathanÿel a résonné comme un coup de tonnerre. Le timbre de sa voix ne s'est pas modifié. Pourtant, dans ma tête, c'est comme si un coup de feu avait retenti. « Vous n'assurerez pas votre classe cet après-midi. Vous allez passer les prochaines heures dans la salle des professeurs. Vous allez vous échiner à joindre mes parents. Ce soir, rentré chez vous, vous allez chercher à les contacter. Vous allez leur téléphoner toutes les demi-heures. Comme ils ne vont rentrer qu'à trois heures du matin, seul moi vais entendre les sonneries du combiné. Mais, sachant que c'est vous, je ne vais pas décrocher. Je ne vais pas bouger du divan du salon. Je vais continuer à visionner le dessin-animé de la chaîne 17. Puis, celui-ci terminé, l'appareil va résonner encore deux fois. Je vais ranger mon assiette et mes couverts dans le lave-vaisselle. Je vais éteindre toutes les lumières de l'appartement. Je vais aller dans ma chambre. Je vais m'installer dans mon lit avec « Les Misérables ». Je vais en lire trois chapitres. Et finalement, après avoir tamisé la réverbération de ma veilleuse, je vais m'endormir. »
Un silence pesant s'est tout à coup dressé entre nous. Nathanÿel a haussé les épaules, comme si ce qu'il avait narré n'avait aucune importance. J'ai été perplexe.
« Le Don imprègne son Esprit, c'est un fait. Malgré tout, je ne suis pas dupe. Un enfant de dix ans n'est pas doté de talents si développés. », ai-je ruminé. « Croyez ce que vous voulez », m'a-t-il dit nerveusement. « Vous découvrirez assez tôt si je décris la vérité ou pas. Je distingue ce que votre âme appréhende à mon sujet. Je ne vous en veux pas. Mais, d'ici vingt-quatre heures, votre opinion aura évoluée. Et vous vous empresserez d'avertir votre ami de mon existence.
- hum, je préfère être prudent. Ne nous emballons pas. Comme je m'y suis engagé, je vais me renseigner auprès de lui. Je vais ainsi déterminer si la Citadelle Tellurique de la ville est apte à t'accueillir. Je vais aussi savoir si elle a de la place pour toi à la rentrée prochaine. Ce qui n'est pas prouvé ! Nous sommes en Avril. Les examens autorisant – ou pas – l'accession au Collège s'approchent à grands pas. Il ne te reste que peu de semaines avant cette échéance. Est-ce que tu sera capable de franchir cette étape ?.. Mystère! Et si tu n'y parviens pas, j'aurai beau remuer ciel et terre, elle ne voudra pas de toi.
- J'ai confiance en vous, Maître Anthelme. Vous ferez tout pour qu'elle m'admette en tant que Novice.
- Je te trouve plutôt présomptueux, jeune homme ! Il ne faut pas être aussi catégorique. Ça pourrait un jour se retourner contre toi. », ai-je proféré d'un ton impérieux.
« Oui, Maître », a répondu Nathanÿel d'une inflexion légèrement honteuse. Il a incliné la tête. Ses traits se sont creusés. Une veinule s'est mise à palpiter au niveau de son cou.
« C'est pour déterminer s'il me faut être pressant ou pas avec mon ami, qu'avant de te quitter – et avant que tu ne rejoigne ta classe -, je souhaite te soumettre à un dernier test. Tu vois cet opuscule que j'ai déposé sur le sol il y a un instant ?
- En effet.
- Excellent ! Bien que tu ne t'y sois jamais frotté, je suis certain que tu reconnais le dialecte dans lequel il a été rédigé. N'est-ce pas ?
- C'est facile, c'est du latin. Son titre est : « De Clementia, Citations ».
- C'est exact. Et maintenant, ouvre-le. Choisis une page au hasard, et décrypte-moi ce qui y est calligraphié. ». En formulant cette injonction, j'ai aussitôt culpabilisé. Il était impensable que Nathanÿel réussisse cette performance. Une fois, un Frère m'a confié qu'il lui a fallu deux grosses semaines pour apprendre le latin. Il m'a également confessé que la majorité des détenteurs du Don ingurgitent une langue inconnue en une à quatre semaines. « L'anglais, en une semaine. Sa sémantique est simple. Elle se décode aisément. Le Russe, trois semaines-et-demie m'ont été obligatoires afin d'en percer les plus infimes subtilités », m'a-t-il résumé.
C'est pour ça que j'ai été persuadé que les talents de Nathanÿel ne viendraient pas à bout de ce texte.
« Nero Caesar, institui, ut quodam modo speculi vice fungerer et te tibi ostenderem perventurum ad voluptatem maximam omnium. Ou, si vous préférez : Néron, je vais traiter de la clémence ; je vais faire en quelque-sorte les fonctions d'un miroir, et vous procurer la plus grande de toutes les jouissances, en vous montrant à vous-même. », a-t-il disserté.
J'en suis demeuré sans voix. J'ai observé Nathanÿel avec soin. « Tu sais t'exprimer en latin ? », l'ai-je sollicité après un moment d'hésitation. « C'est incroyable… extraordinaire. Cela ne se peut... », ai-je répété plusieurs fois.
« Rassure-moi ! Tu lis cette langue couramment depuis longtemps ? Ton père et ta mère en sont des spécialistes ? Ils te l'ont enseigné ? Tu as séjourné au Vatican avec eux peut-être ? ». Un flot d'interrogations a submergé ma conscience. Je n'ai pas pu les endiguer. « Comment ton élocution peut-elle être aussi fluide ? Pour quelle raison tes parents ont-ils jugé utile que tu l'étudies ?.. Je suis perdu ! ».
J'ai une fois encore fixé Nathanÿel, comme si c'était la première fois que je le voyais. « C'est invraisemblable ! », ai-je pensé. « Si le Don en est la cause, cela peut s'avérer préjudiciable ; autant pour lui que pour son entourage. Il faut que j'intervienne… Je dois téléphoner à sa famille, et urgemment. Je dois prévenir un Frère de la Citadelle Tellurique au plus vite. Dès ce soir… oui, c'est indispensable. ».
Je ne sais combien de temps j'ai été plongé dans mes pensées. Ce que je sais, par contre, c'est que j'ai envisagé des dizaines d'hypothèses. Et elles ont été toutes aussi épouvantables les unes que les autres.
Puis, soudain, la sonnerie annonçant la fin de la récréation m'a réveillé. J'ai sursauté. Je me suis demandé où j'étais ? Quelle heure il était ? Avec qui je m'entretenais ? Et, brutalement, tout m'est revenu en mémoire. J'ai vu Nathanÿel qui me jaugeait attentivement. Un sourire en coin est apparu sur ses lèvres. « Je vous avais averti. », m'a-t-il signifié malicieusement. « Non, jusqu’à ce jour, je n'ai jamais employé cette langue. Je ne l'ai jamais lue ; je l'ai jamais utilisée. Pourtant, dès que j'ai posé mon regard sur votre opuscule, c'est comme si ses phrases s'étaient imposées à moi. Comme si c'est en français que mon cerveau les avait assimilé. C'est une sensation bizarre qui s'est produite à plusieurs reprises au cours de ma vie. Pour preuve, il y a près d'un an, ma mère m'a emmenée dans un restaurant valÿrien où le menu était écrit dans cette langue. Or, il m'a suffi de le parcourir pour le voir en français. Je ne sais ni comment ni pourquoi. C'est comme ça.
- Ahurissant », ai-je dis. « Je conçois mieux pour quelle raison tu t'isoles continuellement. Ce ne dois pas être simple. Entre un père et une mère qui ne s'occupent pas de toi, et qui ne voient en toi qu'un dégénéré ; et des camarades qui se rient sans cesse de toi… Effectivement, le Destin ne t'a pas fait de cadeau. Je me répète : je suis convaincu que tu n'es pas à ta place ici. Il n'y a qu'à la Citadelle Tellurique où tu seras en sécurité ; avec des gens comme toi. Et je vais m'employer à ce que tu puisses y postuler une fois tes examens de fin d'année terminés. ».
J'ai récupéré mon opuscule, que j'ai immédiatement logé dans la poche intérieure de mon veston. Tout en me relevant, je lui ai tendu ses « Misérables ». J'ai entendu les os de mes genoux craquer. Converser accroupi près de d'un-quart d'heure n''est pas commode. J'ai donc fait deux ou trois brefs allers-retours afin de les dégourdir. Des fourmillements ont envahi mes mollets. Nathanÿel m'a escorté du regard. Lui-même s'est redressé, a entrebâillé son cartable, y a enfourné son livre avec précaution. Il a resserré les boucles qui le maintenaient scellé. Il l'a jeté sur son épaule. « Je joins tes parents au plus tôt », ai-je réitéré en le voyant s’apprêter. « J'appelle aussi ce soir mon ami de la Citadelle Tellurique. Ils vont pour m'indiquer la procédure à suivre pour que tu y sois admis en Septembre. Et je te tiens informé du déroulement des événements.
- Merci, Maître Anthelme. Je ne vous décevrai pas », a-t-il répliqué d'un ton enjoué. Ses pupilles se sont mises à briller. Ses joues se sont colorées. Les veinules qui les parsemaient ont pris une teinte violacée. Et l'une d'elles a palpité.
Il a ensuite pivoté, prêt à s'élancer. Il a avancé en direction de l'ouverture à l'autre bout du préau. Elle conduisait aux escaliers permettant d'accéder aux salles de classe. Déjà, d'ailleurs, nombre d'élèves s'y dirigeaient « J'ai pris note de tes prémonitions », ai-je ajouté avant qu'il ne s'éloigne. Il s'est alors immobilisé. Et j'ai senti que j'avais toute son attention.
« Je n'oublie pas tes déclarations sur ce qui va advenir dans les prochaines heures. Le fait que je ne vais pas rapidement atteindre un membre de ta famille. Le fait que tu vas bientôt bouleverser mon existence. D'une certaine manière, c'est déjà le cas. Néanmoins, je ne suis pas résolu à me laisser influencer par ton Don. Compris ?
- Oui, Maître.
- Bon, tu peux rejoindre les autres, à présent. ».
Dès lors, Nathanÿel s'est comporté comme si notre entretien n'avait pas eu lieu. Il s'est élancé, zigzaguant avec vivacité entre ses camarades. Il s'est dirigé vers le seuil du corridor débouchant sur les salles de classe. Il a évité des groupes de gamins trop excités ou trop bruyants. Il en a esquivé d'autres trop denses. Il en a repéré qui l'examinaient avec méfiance ou hostilité. Et il les a abruptement contournés. Puis, faisant mine de ne heurter personne, il s'est engouffré dans le couloir. Et, il a disparu.
De mon côté, conscient que la durée de notre conversation s'était éternisée, je me suis précipité vers la salle des professeurs. Je n'avais que quelques minutes, et tant à faire ! J'ai écarté les écoliers qui progressaient trop lentement à mon goût. Je les ai invités à regagner leurs cours au plus vite. Deux ou trois ont grogné un vague « oui, Maître » J'en ai aperçu un autre qui a murmuré « pauvre con ». Mais je ne l'ai pas apostrophé. J'ai songé : « Ça se réglera plus tard. ». J'ai poussé jusqu'au seuil de l'allée couverte. Je l'ai longée sur quelques mètres. J'ai reconnu ses murs blancs défraîchis et fissurés. J'ai discerné ses appliques grillagées, poussiéreuses et constellées de toiles d'araignées. Leurs ampoules ont brièvement clignoté. Je suis arrivé devant la porte aboutissant à la salle des professeurs. J'ai posément manié son loquet. En l'ouvrant, j'ai remarqué sa vitre encastrée éternellement fêlée. J'ai considéré les centaines de graffitis injurieux, les dizaines d'estafilades, les quelques ébauches à caractère sexuel qui l'arpentait. Je m'en suis désolé. « Ils n'ont de respect pour rien », me suis-je affligé. « Heureusement qu'il y en a, parfois, qui valent la peine qu'on se batte pour eux. ». Je suis entré. J'ai refermé la porte derrière moi. Et je me suis figuré : « Bon, maintenant, il n'est pas question de paresser. J'ai du pain sur la planche ! ».
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