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tome 1, Chapitre 3 « Troisième nuit » tome 1, Chapitre 3

De nouveau, Victor ne s’éveilla qu’au petit matin. Avant même d’ouvrir les yeux, il sentit une multitude de petites douleurs lui déchirer les membres. Pourquoi diable avait-il si mal ? Il comprit lorsqu’il souleva ses paupières douloureuses et se trouva face au toit de l’église. Il venait de passer une autre nuit à la presque belle étoile. Cette fois-ci, il n’avait pas trop réfléchi à l’endroit où se laisser tomber pour récupérer quelques heures de sommeil. On aurait dit qu’il avait choisi une sorte de… trou… Oui, il s’agissait bien d’une cavité située sous le chœur. Le sol semblait s’être affaissé, sans doute à cause de la chute d’un morceau du mur ou peut-être d’une statue. Cette zone avait été un peu déblayée, mais le creux était toujours là.

J’aurais jamais dû m’installer dans un coin pareil…

Il se redressa avec de grandes précautions pour éviter l’apparition d’autres crampes. Hélas une pierre céda sous sa main droite, ce qui le fit retomber sur son lit improvisé. Énervé, il força sur ses muscles sans se soucier des protestations de son corps. Un tas de gravats n'allait pas faire la loi ! Une fois debout, il regarda autour de lui pour constater que la gelée blanche recouvrait une partie du bâtiment. Pourtant, il n’avait pas souffert du froid cette nuit. Il mourait de soif, son corps n'était qu'une plaie, mais il n'éprouvait pas ce froid qui vous glace de l'intérieur... En baissant les yeux, il aperçut un tas de tissu ressemblant beaucoup au manteau de Christopher.

Ah… C’est pour ça…

Victor ramassa la longue veste et l’épousseta. Il faudrait qu’il remercie l’antiquaire de s’être soucié de sa santé, alors qu'il s’était montré très impoli. En y repensant, il avait un peu honte de son attitude. Le comportement de cet homme l’étonnait toujours, mais pourquoi penser qu’il lui voulait du mal ? Il aurait pu l'agresser depuis longtemps s’il l’avait voulu. Il lui aurait suffi d’attendre qu’il s’écroule, vaincu par l’alcool et la fatigue. Au contraire, il lui avait évité de tomber malade deux fois de suite.

Ce lieu est tellement bizarre… Il va me rendre parano à force.

Le journaliste venait de découvrir ce monument, mais il avait l’impression d'y traîner depuis des semaines. Combien de fois s'était-il senti aussi intrigué par un lieu ? Ces longues discussions ne lui avaient-elles pas donné envie de comprendre ce qui se cachait derrière cette légende, quitte à affronter une grosse déception ?

Il faut que j’aille plus loin ! Je ne peux pas me contenter de ça !

Victor décida de se lancer aujourd’hui dans ses propres recherches. Il lui faudrait se rendre en ville aux archives départementales, qu'il avait déjà fréquentées pour certains articles. Il partirait de rien cette fois-ci, car il ne connaissait pas le nom de cet édifice. En admettant qu'il en porte un. Peut-être qu’en le décrivant à l’un des archivistes…

Mouais… Peu de chances que ça marche… Tant pis, j’abandonnerai pas !

Finalement, il regrettait de ne pas avoir écouté avec plus de soin les indications de l’antiquaire. Si ce dernier lui avait donné des noms précis, comme celui du châtelain, il aurait pu s'en servir pour débuter ses recherches. Là, il devrait se débrouiller seul. Il lui fallait en premier repasser par chez lui pour retrouver figure humaine.

M’étonnerait qu’ils me laissent entrer dans cet état…

Le jeune homme regarda son manteau couvert de poussière et déchiré à certains endroits. Il avait dû être beige à une époque lointaine... Même avant de dormir dehors, il ne se souciait plus de l’état de ses vêtements. Il n’avait pas changé de chemise depuis… Bien trop longtemps pour qu’elle reste propre. Par chance, le pull qu’il portait par-dessus était trop sombre pour qu’on voit les taches. En revanche, le gris clair de son pantalon faisait bien ressortir la boue, l’usure et les dizaines de faux plis.

Si je me dépêche, je vais peut-être arriver à l’ouverture.

Le journaliste quitta le bâtiment en courant, pressé de rentrer à son appartement. Au moment où il franchit le seuil de l’église, il réalisa qu’il venait d’y passer une deuxième nuit complète.

Bah, aucune importance ! Ce n’est qu’une légende de toute façon.

Contrairement à ce qu’il espérait, il lui fallut près de deux heures pour rejoindre son logis, se décrasser, trouver des vêtements en un bon état relatif, prendre un car et atteindre la ville. Il préféra éviter la voiture pour ne pas dépenser ses dernières économies dans un plein de carburant.

Pfffuuh… J’ai oublié de chercher l’adresse...

Au bout d’une demi-heure, il croisa quelqu’un qui lui indiqua la route. Victor possédait toujours une carte d’abonnement, ce qui lui permit d’emprunter des documents dès son arrivée. Il rencontra plusieurs difficultés quand il voulut présenter sa demande. Évoquer la malédiction ? Pas assez sérieux. Parler d’une église abandonnée construite vers 1200 ? Trop imprécis. Il finit par orienter ses recherches vers le village où il logeait. Il ne voyait aucune autre piste pour débuter. La matinée et une bonne partie de l’après-midi passèrent sans qu’il ne trouve rien.

C’est pas possible… Y a bien quelque chose pourtant !

Excédé, Victor se frotta nerveusement les cheveux. Ce travail inutile lui donnait très envie de boire. Pourtant il refusait de repartir sans de nouvelles informations. Juste un document lui suffirait ! D’un geste brusque, il écarta un dossier qui tomba sur le sol. L'un des employés lui jeta un regard noir, mais le journaliste ne s'en aperçut pas. Un bout de papier jaunâtre et racorni, perdu parmi une liasse de documents plus récents, venait d'attirer son attention. Il tira sur la feuille avec précaution pour la dégager des autres pièces sans l'abîmer. Il s’agissait d’un manuscrit ancien, rédigé d’une belle écriture fine. Le jeune homme le balaya du regard avant de blêmir quand il en saisit le sens. Il s’agissait d’une longue poésie décrivant des évènements très proches de ses souvenirs :

« Fou ! Ne regarde pas le soleil se lever ! Aujourd’hui, garde tes yeux détournés !

Unique moment de danger mortel… Hélas, dans le calme lointain n’espère pas fuir…

Il est ici, il te voit, il te fixe, il te veut, tendu et prêt à bondir !

Sur toi tombera sa gueule et sa griffe ! Car ce démon se montrera sans pitié.

Violent, cruel, pervers, tortionnaire infernal… Ivre de sang, de souffrance, de larmes...

Il attend, sinistre. Il sait qu’un homme, un jour, sera assez fort, assez fou pour,

Tout seul, passer la nuit en ce lieu désolé, aux conseils absolument sourd.

Étourdi, stupide, trop fier ? Incroyant ? Pourquoi risquer ainsi sa précieuse âme?

Fantôme du passé, se dira-t-il. Stupidité de vieillard, rien d'effrayant.

Une église ne peut attirer le Diable ! Triste impie qui prétendra le contraire !

Il faudrait être enfant, ignorant ou idiot, mais je suis un homme volontaire.

Sur cette pensée courageuse et insensée, il mourra, rejoignant le néant.

Las ! Pourquoi telle obstination? Alors que résonnait la voix de la raison !

Oh malheureux ! Qu’au moins son triste sacrifice nous apprenne que jamais on ne doit,

Innocents comme nous le sommes, approcher sans méfiance de cette église et ce bois...

Nuitamment dix jours d’affilée, si l’on espère revoir douce famille et maison.

Ces longs siècles écoulés n’ont pas suffi à oublier un aussi terrible drame.

Aux temps jadis quand il vit cette femme dévoyée, l'homme pourtant croyant et honnête,

Reconnaissant envers Dieu qui lui avait donné son métier, cette si noble quête...

Pris de folie meurtrière devant un tel blasphème, se jeta, bouillant de hargne,

Oh, sur cette femme impie, possédée par le Malin, et violemment la brisa.

Un hurlement haineux aux lèvres, il la fit disparaître. Peut-être que cette bruyante mort,

Regrettons-le, a alerté le maître de la pécheresse, causant terrible tort.

Trop tard, trop tard à présent ! Le Mal est sur nous tous ! Mais il ne faut surtout pas,

Oh non, abandonner ce lieu sacré, autrefois défendu par l'homme décidé.

Il fallait bien un être brillant comme lui, un puissant exorciste de grand talent,

Nullement sensible à la peur, imperméable au mal, un protecteur des pauvres gens,

Irascible à la moindre évocation du Diable, sainte colère, preuve de sa pureté,

Pour nous sauver. Oui, il n’a pas hésité un instant à se sacrifier pour,

À jamais, débarrasser nos âmes faibles et tourmentées d’un tueur tant cruel.

Rares furent les luttes aussi acharnées, aussi terribles, en vérité aussi belles.

Ah ! Vainqueur le moine remercia le Ciel de son soutien et son immense amour !

Déjà s’agenouillant pour de lumineuses oraisons, il vit bien trop tard, hélas,

Ici, à un pas de lui, son ennemi qu’il croyait mutilé, brisé, dompté,

Se gausser de lui, rire de sa confiance et humilier sa foi ! Très offensé,

Non pour lui, mais pour son église, il frappa fort, vite, sans hésiter, comme une masse.

Indifférent aux hurlements du monstre, il le heurta de son crucifix précieux,

Enfonçant la croix, par la puissance de sa croyance, dans le front de la vermine,

Non sans effroi, choqué par la monstruosité de la chose. Soudain Matines...

Fouetta l’air de ses cloches bénies, trésor sacré du monastère voisin. Les cieux,

Émus par la musique divine, parurent s’ouvrir pour avaler cette horrible bête.

Rayonnant de lumière céleste, l’azur semblait noyer souffrance et désespoir.

Souriant, le moine sentit un soulagement profond. Il leva haut les yeux pour voir...

Enfin, par un être angélique, la destruction du Diable d'un simple geste de sa tête !

Un éclatant bonheur illumina ses traits, grande joie après affreuse tristesse.

Le Dieu qu’il vénérait avait envoyé vers lui la plus belle des créatures...

Et un encouragement exceptionnel. Hélas, la cause qu’avec force l’on assure,

Même bonne, même sainte, ne nous protège pas éternellement. Usé, empli de faiblesse,

Envahi d’une paix profonde, il sut qu'on le guiderait dans l'immensité si proche.

Non, il ne pleurerait pas sa propre mort, au contraire. Il irait béni, heureux, fier,

Tendant les mains vers son Sauveur, le contemplant, tandis que, de sa poigne de fer,

Les lourdes portes du Paradis, il les ouvre en récompense. Mais, comme le paysan fauche...

En terre le blé bien mûr, dès l’été venu, Dieu choisit un instant très précis,

Ni avant, ni après. Plutôt que de mener cette âme au brillant firmament,

Et malgré les souffrances que son serviteur avaient supportées si vaillamment,

À cause du vil démon, Dieu dut le laisser encore quelques douloureuses heures ici.

Nulle plainte, nul cri ne jaillit du digne serviteur, même quand la cruelle Bête immonde...

Traînant son corps couvert d’écailles noirâtres, brûlées aux mille feux démoniaques, broya...

Oh pitié pour le pauvre moine, une jambe ! Il saisit dans sa gueule une main, l'arracha !

Un coup de dents si violent ! Un bras, il l’écrasa d’un geste ! Jusqu'à ce qu'il tombe...

Le malheureux innocent, heureux de sombrer. Pourtant, sa conscience le poussa,

En un dernier effort, à lever les yeux vers l’horreur qui enfin s’éloignait.

Déjà dure comme la pierre, la répugnante créature de son sang noir se vidait.

Inflexible mais épuisé, le moine ne pouvait qu’écouter, car la mort déjà,

Avec pitié, voilait son regard du Diable se montrant sous sa vraie apparence.

Bienheureux celui qui ne le voit jamais ! Le Mal infini ouvrit sa gueule,

La voix grinçante grogna sa malédiction, issue d’un être aussi fort que veule.

En rage, son digne ennemi supplia son saint maître de lui donner énergie, puissance...

Terrible, pour détruire le démon, pour protéger ses semblables. Hélas, trop tard, lui...

Entendit la bête disparaître, promettant de venir dans dix nuits avaler,

Jeune ou vieux, honnête ou coupable, tout humain assez fou pour oser regarder,

En dix matins sanglants, le soleil dix fois se lever haut, après dix sombres nuits...

Toutes passées en ce saint lieu. Non ! Désespéré, le moine promit de transmettre aux...

Tristes habitants de cette contrée, souvent navrés par la mort de leurs pauvres enfants,

En son témoignage, de quoi échapper à ce sort. Las, il attendit longtemps,

Rendit l’âme seulement quand un pieux paysan sut répandre cette malédiction tout haut.

Ah ! Toi aussi écoute cet urgent message ! Reste à l'abri ! Sois prudent la nuit ! »

Quoi ?? C’est tout ?!??

Victor fit tout de suite le rapprochement entre ce texte et la légende racontée par Christopher. Mais il se demandait s'il ne ratait pas quelque chose… Et ces paragraphes irréguliers, qui ne respectaient pas les rimes... En jetant un coup d’œil à la marge, il comprit. La première lettre de chaque ligne formait une phrase précise et un peu trop évocatrice à son goût. Les différentes strophes marquaient la rupture entre les mots, négligeant le rythme des rimes embrassées.

C’est… Ça ressemble à ce qu'il m'a raconté… C’est quoi ce dossier ???

Ses doigts tremblants saisirent l’épaisse couverture brune et la refermèrent. Sur le recto, le journaliste put lit « Famille Comtale Boideauray : Succession ».

Je vois… Ce doit être le nom du fameux châtelain… Maintenant, j’ai une nouvelle piste et je vais l’exploiter imm...

À cet instant, il entendit la sonnette qui annonçait la fermeture des archives. Déçu, il ne fit cependant aucun esclandre, se contentant de demander une reproduction de ce qu’il venait de découvrir. Une fois dehors, il se précipita à l’arrêt du car, décidé à retourner le plus vite possible au village. Comme il s’endormit aussitôt, le voyage ne lui parut pas très long. Le conducteur le réveilla en le secouant, pour lui annoncer que le véhicule venait d’arriver à son terminus et qu’il devait descendre. À moitié endormi, le jeune homme se releva en titubant. Il se sentait fatigué, barbouillé et surtout assoiffé.

Il est encore tôt… Ça m’étonnerait qu’il soit déjà là-bas s’il veut étudier les sculptures la nuit. Je vais boire un ou deux verres chez Maurice en attendant.

Victor alla donc s’installer à sa table habituelle, après n’avoir commandé qu’une demi-bouteille. Pourquoi en demander plus puisqu’il ne comptait pas la finir ? Finalement, il ressortit un peu plus tôt que d’habitude, c’est-à-dire trois heures après être entré.

Tiens, y fait beau… C’est chouette…

Une superbe pleine lune luisait dans un ciel sans nuage, où brillaient une multitude d’étoiles. Un beau ciel nocturne, idéal pour toutes sortes d’observations… D’humeur joyeuse grâce aux quelques bouteilles qu’il venait de vider, le journaliste avançait d’un pas aussi léger qu’irrégulier en direction de l’église. Cependant, le chemin lui sembla plus long que prévu. Un peu essoufflé, il termina avec difficulté les derniers mètres, manquant de reproduire sa chute de la première nuit.

Fait chier! L’est temps qu’ils retapent le chemin ! J'lui en parlerai aussi…

En tournant les yeux vers le côté droit de l’édifice, il reconnut la silhouette de Christopher. Empli d’une joie amicale amplifiée par l'alcool, il se précipita vers lui sans se soucier de l’état du sol.

Profitant de son enthousiasme, une racine perfide s’accrocha à son pied droit pour l’envoyer la tête la première contre une vieille souche. Par chance, l’antiquaire s’était retourné et se précipita pour interrompre la chute de Victor en se plaçant entre lui et la pièce de bois.

« Hééééé, doucement ! Ou tu risques de redécorer la forêt!

- Dé… Désolé… Je… Je t’avais vu et… Euh…

- Ne t’inquiète pas ! Ni moi, ni ce monument n’allons nous envoler. En parlant de ça, assieds-toi là ! ajouta-t-il en indiquant la souche où il avait failli s’assommer. Je vais profiter de cette belle lumière pour te montrer les sculptures.

- Ah… Ah oui… Les spuc… Les cupt… Les statues…

- Tiens, nous allons commencer par celle-là ! Je suis sûr que tu vas être très étonné…

- Attaaaaaa ! J’ai… J’ai queq’chose à t’montrer… C’est trèèèèès urzent…

Victor ne se rendait plus compte à quel point sa voix semblait pâteuse et incertaine. Les nuits précédentes, il avait rencontré Christopher après avoir quelque peu digéré son alcool. Ce soir, il était très loin d’être dans le même état. Cependant, le jeune homme ne fit aucune remarque, attendant patiemment qu’il finisse de farfouiller dans ses poches.

« Chier… Où est-ce que j’l’ai foutue… Ah ! la voilàààà ! »

Il tendit avec un enthousiasme frénétique un papier blanc plié en quatre. Son acolyte le saisit avant qu’il ne saute de sa souche pour le lui mettre de force dans les mains.

« Ah ! C’est le poème de ce cher Boideauray ! C’est le premier document que j’ai découvert après ma collecte de témoignages. Comme tu dois t’en douter, il s'agit du châtelain qui a tenté de reconstruire l’église au 19è siècle. À l’époque, j’avais noté toutes les références du texte pour trier les éléments traditionnels et ceux de sa propre création. J’ai été surpris de voir qu’il n’avait pas inventé grand-chose… Vu sa fascination pour cet édifice, cela ne m’étonne pas trop. Tiens, par exemple… »

Christopher tendit son index gauche vers l’une des plus grosses sculptures de l’église. Victor se pencha en avant pour mieux la voir. Il dut plisser les yeux pour que sa vision, troublée par l’ivresse, redevienne nette.

« On dir… On dirait un… nanigator… Non… Un alligator…

- Hmmm… Tu crois ? Je pencherais plutôt pour un crocodile.

- Nnnn… Non, non, non… La tête… Elle est trop courte et… Euh… Pas assez étroite… Et pis le museau… C’est pas du touuuuut pareil… J’avais vu un reportage une fois…

- Oui, je reconnais qu’il n’a pas la forme classique du crocodile égyptien. Il peut s’agir d’une erreur, pourtant je me demande si… Il y a des alligators en Chine, non ?

- Bah… Euh… Je sais pas trop…

- Si, il y en a ! Dans les provinces orientales. Par conséquent, il est tout à fait possible que certains artisans soient tombés sur des reproductions de ce genre d’animal. Cependant, je crois qu’il existe une parenté avec l’Egypte, même si elle reste difficile à prouver. »

Victor passa longuement sa main sur son visage, en se demandant s’il ne souffrait pas d’hallucinations auditives.

« Ça ne va pas ? Il vaudrait mieux que tu t’allonges si tu ne te sens pas bien.

- N… Non, aucun problème. J’ai juste l’impression que… J’ai pas trop compris de quoi tu causais…

- Tu as raison de me le dire, car je n’ai pas été très clair. Réfléchis bien… À ton avis, que représente cet alligator ? »

Houlààààà, c’est le genre de truc qu’il ne faut pas me demander en ce moment…

Le jeune homme fit un immense effort pour se concentrer sur l’animal. Il regarda ses pattes, sa queue, son corps écailleux, très bien réalisé d’ailleurs, et sa gueule béante…

Une bouche gigantesque…

« J’ai compris ! cria-t-il en bondissant sur ses pieds. C’est… C’est le diable ! C’est celui qui vient ana… anéantir les gens apr… après dix nuits !

- Oui, c’est bien lui ! poursuivit l’antiquaire en retenant le journaliste qui avait failli s’écrouler après son saut. Et c’est aussi le rapport avec l’Égypte. J’ai passé des journées entières à étudier cet endroit, ainsi que les évènements historiques et les légendes qui s’y rattachent. Dès le début, le fait que le démon détruise jusqu'à l'âme de ses victimes m’a semblé très surprenant. Comment une telle idée a-t-elle pu germer dans les esprits de l’époque ? Pour l'instant, je n’ai trouvé aucune réponse claire, juste une hypothèse. »

Victor avait préféré se rasseoir sur la fameuse souche, même s'il n’était pas sûr que ce soit une bonne idée. À force de piquer du nez, il risquait de choir à nouveau. D'un geste vif, il redressa la tête pour s’obliger à fixer le mur de l’église.

« Qu’est-ce… que tu as imaginé alors ? Des Égyptiens seraient venus i… ici ?

- Non, cela me paraît impossible. Cependant, certains lettrés ont dû transmettre des récits relatifs à l’Égypte. Peut-être ont-ils donné des croquis de crocodiles aux sculpteurs de l’époque ?

- C’était pas des alligators ?

- C’est également envisageable. En revanche, le fait qu’un monstre dévore l’âme des morts appartient bien à un mythe de l’Égypte Antique. Je n’ai pas le souvenir d’une légende équivalente en Chine.

- Possible… Je m’y connais pas trop…

- Les Égyptiens croyaient qu’à leur mort, le dieu Anubis les emmenait dans un autre monde où ils devaient réussir plusieurs épreuves. Au cours de la dernière, la Pesée de l’âme, le défunt était introduit auprès d’un tribunal présidé par le dieu Osiris. Son cœur était alors mis en balance avec la plume symbolisant Maât, déesse de la justice et de l’équité. Si les deux plateaux s’équilibraient, il était déclaré «juste de voix», ce qui lui ouvrait les portes des Champs d’Ialou. L’équivalent de notre paradis en quelque sorte. Sinon…

- Sinon ? »

Le journaliste ne pouvait s’empêcher d’éprouver une légère angoisse, comme s’il avait peur de la réponse.

« En punition de ses crimes, l’âme était dévorée par Ammout. Cette déesse, représentée sous la forme d’une chimère à tête de crocodile, était surnommée « La dévoreuse des morts ». Ce châtiment mettait fin à la vie immortelle du défunt… Il ne restait plus rien de lui.

- C’est pour le moins... étrange…

- Je dois avouer que je n’ai pas fait le rapport la première fois où l’un des villageois m’a conté cette légende. Lorsque j’ai vu cette sculpture, ce mythe m’est d'un seul coup revenu en mémoire. Hélas, je reconnais que l’animal n’est pas un crocodile des plus réussis. L’artiste n’a pas cherché à reproduire Ammout, sans quoi il l'aurait doté d’un corps de lion et d’un derrière d’hippopotame. »

Victor plaqua sa main sur sa bouche pour ne pas éclater de rire. Peut-être se serait-il contrôlé s’il n’avait pas été aussi ivre, tandis que là…

« Dé… Désolé… Je… Je ne voulais pas me moquer…

- Je comprends, répondit Christopher en souriant. Je dois dire que cela peut sembler drôle aujourd’hui, mais il s'agissait d'un monstre très effrayant pour les anciens Égyptiens.

- Il… Il y a de quoi… Suffit de voir la réaction des gens du coin… Y a vraiment un rapport avec le diable local ?

- Je n’ai encore trouvé aucune trace me donnant raison. Il est possible que cela soit trop ancien… De plus, ce genre de syncrétisme ne devait pas être apprécié par le clergé de l’époque. Personne n’aura donc pris soin de conserver des éléments prouvant ma théorie.

- C’est marrant les recherches historiques… J’pensais que c’était plus chiant qu'ça…

- Mais non, ce n’est pas ennuyeux l’histoire ! Je reconnais qu’il y a des sujets plus attrayants que d’aut… »

Soudain, Victor entendit une petite musique carillonner près d'eux. Christopher sortit un portable de sa poche et grimaça quand il vit le numéro qui s'affichait.

« Excuse-moi, je reviens… »

Il s’éloigna de deux ou trois mètres le temps de répondre à l’appel. La discussion devint animée, car le jeune homme commença à gesticuler. Puis il rangea son téléphone d’un geste sec avant de revenir sur ses pas.

« Je suis désolé, je suis obligé de m’en aller. Un souci personnel… Oh, rien de grave ! Sauf que ça tournera à la catastrophe si j'attends demain pour le régler.

- T’as pas à t’excuser, c’est normal ! J’espère que ça va s’arranger… »

C’est sa copine qui doit râler. Quelle idée de venir ici toutes les nuits !

« Oui, aucun souci ! Si tu ne t’en vas pas tout de suite, je te conseillerais d’observer le côté ouest d’ici une demi-heure. Le jeu des ombres sur les sculptures en pierre est toujours magnifique ! À plus tard !

- Salut… »

Victor regarda l’antiquaire partir en courant. Quelques minutes plus tard, il entendit le bruit d'un moteur qui démarrait et d’un véhicule s’éloignant à pleine vitesse.

Hmmmm… J’vais attendre un peu avant d'aller le mater, le mur…

Avec le départ de son compagnon, il sentit revenir une lourde fatigue. Une bonne heure de sommeil l’aiderait à éliminer un reste d’ivresse. Et s’il ne se réveillait pas avant le matin… Tant pis. Après tout, cet édifice s’avérait très confortable quand on ne dormait pas parmi les cailloux.


Texte publié par Natth, 13 juillet 2020 à 02h23
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