Personne ne s'était soucié du fait que je puisse m'ennuyer dans cette chambre déplorable et vide, toute construite de bois. Je commençais à me lasser d'être toujours attaché inconfortablement. Le lit grinçait et aucun bruit extérieur ne venait m'occuper l'esprit pour m'éviter de ruminer de sombres pensées. Les grains de poussière constituaient les seuls éléments mouvants de mon environnement, et dans un premier temps je m'amusai à les regarder. Les rayons du soleil de fin d'après-midi venaient heurter violemment l'intérieur de la pièce. Malgré la saison déjà bien avancée, la chaleur était toujours aussi impitoyable à San Francisco. Au bout de quelques instants, j'en vins à la réflexion que ce n'était pas tant le manque de confort qui me dérangeait que le manque de liberté. Le côté spartiate de mon navire vieux de dix ans, le Médusa, ne m'avait jamais gêné, bien au contraire. Mais sur la mer, je me sentais profondément libre et vivant. Le vent et les vagues me frappaient sans cesse, au sens propre comme au figuré, et j'avais toujours mille et une raisons originales de m'émerveiller. La routine n'existait pas sur l'océan, il n'y avait que l'inattendu et l'inconnu. Je pouvais me rendre où je voulais rien qu'en donnant quelques ordres à mes hommes. C'était cette vie-là que j'avais choisie, et c'était cette vie-là que j'aimais plus que tout au monde.
Mais je n'eus pas l'occasion de me sentir désœuvré et d'en souffrir car j'avais à peine eu le temps de formuler ces pensées dans ma tête que le shérif de San Francisco un peu obèse et l'espèce d'officier filiforme qui n'était évidemment pas d'ici revinrent me voir. J'estimais grossièrement qu'il ne pouvait pas s'être passé plus de deux heures. Leurs délibérations avaient dû être très rapides.
- J'ai une bonne et une mauvaise nouvelle, annonça le shérif.
L'officier typé du Nord se taisait, encore et toujours. Il me paraissait pourtant plus malin que son compatriote.
- La bonne, c'est que tu ne seras pas exécuté. La mauvaise, c'est que tu vas devoir attendre demain pour savoir ce qui t'attend. Crois-moi, ce n'est pas par sadisme qu'on fait ça, mais pour des raisons purement pratiques.
J'étais pourtant bel et bien persuadé que l'angoisse du châtiment inconnu faisait partie intégrante de la punition, et je me montrais décidé à ne pas répondre à la provocation. Pendant ce temps, je n'avais toujours pas oublié mon ancien quartier-maître qui devait toujours se trouver quelque part dans ce maudit village, et j'en profitais pour exiger de le visiter. Le shérif, lui, avait manifestement effacé de sa mémoire le quartier-maître estropié, et il se montra presque surpris à son évocation.
- Bon, c'est bon, me gonfle pas avec l'handicapé ! Juste une demi-heure, le temps que je rassemble les hommes qui t'escorteront jusqu'à l'endroit où il réside.
Sur ces entrefaites, les deux hommes quittèrent ma chambre. L'officier n'avait pas pipé un mot, et je me demandai qui il était réellement et d'où il venait - sûrement de loin, il avait peut-être parcouru plusieurs milliers de kilomètres rien que pour me voir, et un instant je m'en sentis presque flatté. C'était insensé qu'il se trouve là. Les gens peu bavards m'avaient toujours beaucoup plus intrigué que les autres. Cela me rappelait Casper, l'un de mes flibustiers qui avait la langue coupée et qui n'avait donc pas décroché une parole en sept ans de service sur mon navire. J'aurais été incapable de chiffrer le nombre d'heures que j'avais passé à en rire avec mon maître d'équipage et à formuler un tas d'hypothèses toutes plus bizarres les unes que les autres sur le passé du pauvre Casper.
Une nouvelle fois, mes pensées furent interrompues par le retour prompt du shérif bien en chair dont j'avais fini par surprendre le nom, Richard Grant. Cette fois, l'étrange officier ne lui servait pas d'ombre, mais il était accompagné de deux hommes qu'il avait évidemment choisis pour leur physique imposant et leurs pectoraux bien visibles sous leurs vêtements. L'affaire fut rapidement conclue, je fus enfin détaché avec d'infinies précautions qui me firent intérieurement sourire, et le shérif me laissa seul avec les deux armoires. Nous coupâmes à travers champs jusqu'à une maison miteuse. Je soupçonnais fort Grant d'avoir interdit aux deux individus patibulaires de me faire passer par le centre du village ou de m'adresser la parole. Le message était très clair pour moi, j'étais considéré comme le principal danger public ici, et la discrétion était de mise. Inspirer autant de crainte me rassura un instant, me raccrochait à mon passé sur mon navire. Mon arrivée dans la maison où était gardé Jef, mon quartier-maître, avait manifestement été préparée avec soin ; jusqu'à la chambre de mon ami, je ne croisai aucun être vivant autre qu'un chien malingre. La maison abritait pourtant d'autres habitants, je pouvais les entendre sans jamais les voir. Je surprenais des bruits de pas et des rires qui s'éloignaient précipitamment de moi à chaque couloir que je traversais.
- On vous attendra à la porte, annonça alors le plus grand de mes accompagnateurs. Juste, sachez que comme on est au deuxième étage, vous n'avez aucune chance de sauter par la fenêtre sans vous casser quelque chose, et dans ce cas-là nous n'aurions aucun mal à vous rattraper, vos blessures s'infecteront très certainement, et vous mourrez dans d'atroces douleurs. Si nous sommes d'accord, nous pouvons maintenant vous laisser seul.
Je hochai la tête en signe d'assentiment et pénétra dans la chambre assignée à Jef. Elle ressemblait presque en tous points à la mienne à part une chaise supplémentaire dans un coin qui supportait une petite pile de vêtements pliés. Ce ne furent pourtant ni la chambre, ni la chaise, ni même le magnifique coucher de soleil rougeoyant au-dehors qui attirèrent mon regard, mais bien mon ami étalé sur le lit. On lui avait gracieusement fourni un épais coussin en surplus qui lui permettait de caler son dos et de se surélever. On devinait sous les draps fins tachés de sang l'absence de sa jambe gauche, mais la vue de son visage méconnaissable et mutilé me bouleversa encore plus que son membre manquant. Personne ne m'avait prévenu qu'il avait également perdu l'œil droit dans la bataille, et que sa joue droite avait été réduite en une bouillie rougeâtre maladroitement dissimulée par une épaisse couche de pansements. Ses bras couverts d'ecchymoses n'étaient pas en reste. Ce n'était plus un homme, c'était un déchet qui avait conservé ses fonctions vitales par un miracle inexplicable. Je fus néanmoins surpris de l'apparente propreté à la fois de la pièce et des pansements qui recouvraient son corps : bandit ou pas, on l'avait réellement soigné, du moins on avait tenté avec les moyens et les connaissances disponibles en quantité limitée. Tant de gentillesse envers un bandit m'étonna ; selon mon hypothèse la plus probable, les soignants de Jef, fervents religieux persuadés de sa mort certaine, voulaient lui offrir une fin de vie digne.
- John, murmura-t-il dès qu'il m'aperçut de son œil valide.
Sa monstrueuse blessure au visage lui causait des difficultés d'articulation, mais sa voix m'apparaissait étonnamment claire et juste. En dix ans de piraterie dans la presque totalité du Pacifique et des mers adjacentes, j'en avais vu des choses, et les blessures de bataille et la mort ne m'étaient plus étrangères. Mais la vue du dernier survivant estropié de mon équipage si brave me toucha plus que de raison et me ramena à mon innocence et ma sensibilité de jeune pirate débutant.
- Jonathan...
- À bord, tu m'appelais capitaine Black, lui dis-je avec un sourire.
Ses lèvres tentèrent de s'étirer vers le haut mais le geste parut trop douloureux pour lui et il abandonna.
- Ne me fais pas rire, pouffa-t-il.
Tu t'es mis dans un sale état, faillis-je commenter, mais je me retins à temps : c'était le genre d'évidence que nous ne connaissions que trop bien tous les deux et qu'il ne servait à rien de pointer à voix haute.
- Il a toujours fallu que tu sois différent des autres et que tu te fasses remarquer, observai-je.
À nouveau, il se retint de rire, et je ne fus pas mécontent que ma visite au moins lui apporte quelque distraction. Mais la curiosité finit par l'emporter.
- C'est quoi, cet endroit ? Qui s'occupe de toi ? À quoi ressemblent tes journées ?
- C'est une sorte d'hospice. On ne peut pas vraiment dire hôpital vu qu'il n'y a pas de médecins ici, mais bon, au moins ils ont nettoyé mes plaies et ils font preuve de bon sens. Des religieux qui recueillent des pauvres gens dans mon genre, tu vois. C'est un peu le refuge des paumés qui ont pas de famille, pas d'argent, nulle part où aller. C'est pas si mal. J'ai pas grand-chose à faire mais bon, des gens s'occupent de moi. Ça me fout un peu la honte, souvent, mais je me dis que j'ai pas trop le choix et que dès que ce sera cicatrisé je bougerai comme avant, avec une canne mais comme avant, tu vois ? Au fond je suis encore un gamin hyperactif.
- On avait de l'argent, avant. Il n'y a pas si longtemps. Tellement qu'on ne savait pas toujours quoi en faire. On l'amassait dans des coffres et on avait des rêves stupides. Tu te souviens ?
- Parfaitement. Mais les richesses sont toutes revenues à nos attaquants. Ils ne m'ont laissé que ça.
Il parut faire un effort impressionnant pour lever son bras et prendre entre ses doigts le médaillon d'argent qu'il portait encore au cou pour me le dévoiler. Pas de l'or, mais la pièce était tout de même de belle taille et une bille translucide y brillait au centre ; son prix devait être non négligeable dans le cas de verre authentique.
- Ils t'ont bien dépouillé toi, ironisa Jef.
L'observation était tout à fait exacte. Aucun objet même de la plus modeste valeur ne m'avait été laissé pendant ma longue période d'inconscience : même les vêtements que je portais ne m'appartenaient pas en propre. Ceux du jour de ma capture avaient disparu. Il ne me restait plus rien de concret de mon ancienne vie, juste des souvenirs.
Une nouvelle fois, la faiblesse de la constitution de mon ancien quartier-maître me frappa. Même en faisant abstraction de ses blessures, son visage et tout son corps restaient anguleux, ses muscles pas particulièrement développés. La vie avait décidément fait preuve d'une sacrée ironie en le laissant survivre au milieu de tout ce carnage, alors que des hommes dix fois plus forts que lui périssaient tout autour. Et maintenant, nous nous retrouvions seuls tous les deux avec nos foutues mémoires trop vives et nos foutues aspirations de gamins qui pourrissaient dans nos têtes.
- Je suppose que tu n'as pas envie de parler de la bataille.
- Pas vraiment, non.
- Je comprends.
Il tenta de bouger et la lutte pour le mouvement lui arracha une grimace. Je pouvais sentir son déchirement jusque dans mon cœur. Plus encore que de morfler, ce qui devait être le plus difficile pour ce flibustier par nature indépendant, c'était de se retrouver du jour au lendemain tributaire de personnes qu'il ne connaissait même pas, qui l'aidaient tous les jours et qu'il ne pourrait jamais dépanner en retour parce qu'au final il n'était qu'un handicapé cloué dans son lit du matin au soir. Maintenant que je l'avais aperçu de mes propres yeux, j'étais persuadé qu'il allait mourir très bientôt. Si je n'en avais pas de preuve formelle, son visage dévasté et sa toue grasse et sévère me servaient d'évidence.
- Jef... Ils ont fait quoi de mon navire... de notre navire ?
- Il n'a pas coulé, John. Il est encore arrimé au port de San Francisco. Ce navire... incroyable. Il est bien plus résistant que nous !
Je savais désormais quelle faveur je voulais demander à mes gardiens pour ce soir ; voir une dernière fois mon navire pour faire le deuil de ma vie révolue avant de connaître ma sentence représentait mon vœu le plus cher en cet instant. Je fis part de mes réflexions à Jef, qui approuva immédiatement.
- Je serais bien venu avec toi pour revoir cette bonne vieille Médusa, mais j'ai un petit empêchement qui fait que j'aurai du mal à me lever !
- Je te transmettrai son bonjour par télépathie. On peut sentir la mer d'ici, tu l'as remarqué ? Ça me rappelle nos folles virées, j'aime bien.
- Bien sûr que j'ai remarqué. Les jours où je m'emmerde, et c'est assez souvent, je ne fais que ça. Juste écouter et sentir. Ça me fait voyager en pensée, pour pas devenir fou. J'adore.
La discussion dériva ensuite sur nos années de piraterie et tous les bons souvenirs que nous avions en commun à bord du Médusa. Au cœur de notre malheur, nous nous concentrâmes très naturellement sur les moments les plus heureux que nous avions vécus. L'essentiel, comme l'avait dit Jef, c'était de ne "pas devenir fou". Finalement, évoquer de tels épisodes épiques nous fit terminer en larmes à force de rire. Certainement alarmés par nos gloussements peu discrets dignes de fillettes, mes deux anges gardiens version géante enfoncèrent la porte, pour s'arrêter brutalement, stupéfaits de me découvrir pris d'un irrésistible fou rire à genoux sur le sol, à moitié écroulé sur le lit de mon ancien quartier-maître qui, lui, essuyait à grand-peine ses larmes avec sa manche. Ils échangèrent un regard perplexe qui signifiait sans aucun doute qu'ils se demandaient pourquoi diable on leur avait refilé un malade mental, et dangereux par-dessus le marché.
- Heu... monsieur Barrow ? hésita le plus grand de mes deux gardiens qui ne savait manifestement pas comment il convenait qu'il s'adresse à moi. Il faut qu'on retourne au poste du shérif, j'ai promis qu'on y serait de retour avant le coucher du soleil...
- Serait-il possible de faire un petit détour par le port avant ? demandai-je, tout sourire, clin d'œil à Jef en plus.
Indécision et embarras des deux armoires. Ils semblèrent se consulter du regard et tomber silencieusement d'accord sur le fait qu'une demi-heure ne changerait pas grand-chose. Je saluai Jef, promis d'adresser une prière de sa part à la mer, et suivis mes geôliers jusqu'au port de San Francisco. Je fus presque surpris quand j'aperçus enfin celui-ci, car je ne l'avais que très brièvement discerné lors de mon arrivée avant d'être assommé dans la confusion de la bataille pendant laquelle j'avais été capturé. Il se trouvait que le port en question n'était qu'un minuscule débarcadère en bois sur lequel étaient attachés quelques bateaux qui s'agitaient au rythme des vagues et se cognaient occasionnellement les uns aux autres. J'en comptais cinq, dont le mien. Le mien. Même si officiellement on m'en avait dépossédé, mon esprit et mon cœur n'accepteraient jamais cette idée. Immense et majestueux, malgré les années le bâtiment n'avait rien perdu de sa superbe et flottait paisiblement. Sans les traces rougeâtres sur le ponton et quelques lattes au sol endommagées, on aurait presque pu penser que tout allait pour le mieux et qu'il reprendrait la mer le lendemain. L'illusion était presque parfaite. Je ne remarquai qu'après coup la fissure sur l'un des mâts. Peu visible et peu impressionnante, je devinais pourtant en connaisseur que ce serait le dégât le plus sérieux.
Revoir les vagues cogner le débarcadère me donnait des envies terribles d'évasion. Le manque de matière grise manifeste de mes gardiens aurait pu en soi passer pour une occasion idéale, mais mon cerveau m'incitait à la prudence : je ne connaissais ni San Francisco ni les alentours, et mon seul ami dans le coin était un estropié mourant. Le meilleur plan était encore d'attendre, de découvrir au moins quelle serait ma peine. Mon cœur avait déjà hâte et se raccrochait à cette idée.
- Il va revenir à qui, le navire ? osai-je questionner.
Les deux grands gaillards restèrent silencieux, et je ne réussis pas à déterminer si c'était par gêne ou par ignorance. Le mystère demeura donc entier. Après quelques minutes bien trop courtes à contempler l'immensité de l'océan Pacifique dont j'étais tombé amoureux il avait déjà plusieurs dizaines d'années, mes geôliers commencèrent à s'impatienter et à me faire comprendre peu subtilement qu'il serait temps de rentrer. Ils m'inspiraient de la pitié, eux qui ne devaient être que des subalternes qui se feraient réprimander sévèrement si nous revenions en retard. Je pouvais sentir leur peur. Ils n'avaient sûrement jamais été des meneurs dans leur vie, et moi qui en avais été un brillant, je me retrouvais à les suivre sans faire d'histoires. Provisoirement, juste parce que c'était dans mon intérêt.
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