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tome 1, Chapitre 1 « L\'Arrestation » tome 1, Chapitre 1

Shérif Grant de San Francisco annonce capture du capitaine Black. Ignore son véritable nom. Enquête ouverte. Black inconscient, devrait se réveiller dans la quinzaine. A été sonné lors de son arrestation.

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Les autorités locales de Washington s'arrachèrent les cheveux lorsqu'ils reçurent le message par télégraphe le quatorze novembre 1836. Comment diable l'un des hommes les plus recherchés d'Amérique du Nord avait-il pu se faire capturer à San Francisco ? Ce village perdu sans aucun intérêt, qui ne possédait ni organisation ni représentant légitime du pouvoir à part un pastiche de shérif... S'il n'avait pas été doté d'une certaine fierté, voire même d'une fierté certaine, le gouverneur Ashley Morrisson en aurait pleuré. Seule sa grande culture géographique lui permettait de situer sur une carte cet amas de maisons - car il n'y avait pas d'autres termes - et aux mains des Mexicains, qui plus est ! Le pouvoir du président américain Andrew Jackson ne présentait aucune forme de valeur dans ces contrées reculées.

- Clarke ! aboya le gouverneur Morrisson.

Il aurait fort bien pu prendre la peine de se lever de son bureau, de s'avancer dans le couloir, et d'appeler son assistant de manière plus civilisée, mais il ne s'en sentait pas l'humeur. La méthode fut prouvée efficace par l'apparition quasiment instantanée d'un homme grisonnant à l'ossature incroyablement fine pour sa haute taille, qui marchait les pieds rentrés en dedans. Ce genre d'apparence physique se retrouvait couramment parmi les officiers de la capitale qui passaient trop de temps courbés sur leur paperasse, s'abîmant à la fois les yeux et les articulations. James Clarke se tenait presque au garde-à-vous devant le bureau de son supérieur hiérarchique direct qui, manifestement, faisait naître en lui beaucoup d'anxiété.

- Lisez, ordonna Morrisson en lui balançant la missive coupable.

Clarke attrapa le morceau de papier au vol avec une habileté que l'on n'aurait certainement pas soupçonnée chez une personne aussi apathique.

- Que cela signifie-t-il ? finit-il par trouver le courage de demander.

- Cela signifie, mon cher, que vous partez immédiatement pour San Francisco ! Je vous délègue tous les pouvoirs concernant cette affaire, les communications avec ces ignares sont trop peu fiables pour qu'on puisse compter dessus. Je risque de ne pas pouvoir vous donner mes ordres à temps s'il y a une urgence, imaginez si les télégraphes de ces rustres ne sont pas en bon état ! Je vous donne donc toute confiance pour rencontrer le capitaine Black, décider de la sentence qu'il mérite, et s'assurer de l'exécution de ladite sentence.

James Clarke parut intensément réfléchir pendant d'infinies secondes avant de se lancer :

- Gouverneur, mes pouvoirs me sont conférés par...

- L'autorité présidentielle, je sais. Comptez-vous me faire un cours là-dessus ?

- Pas du tout. C'est juste que... si j'en crois la carte affichée à votre mur... San Francisco se situe en zone mexicaine. Je ne peux pas y exercer mon pouvoir.

- Alors apprenez une chanson en espagnol et chantez-la si quelqu'un remet votre parole en cause ! Parlez-vous espagnol ?

- Quelques mots...

- Cela fait de vous l'homme de la situation, je n'aurais pu rêver mieux. Plus sérieusement, mettez-vous à la place de ces imbéciles : un hameau qui ne possède même pas de véritable prison capture un dangereux criminel... Imaginez leur panique lorsque Black se réveillera ! Ils ne sauront pas quoi faire de lui ! Ils risquent même plus gros que Black dans l'affaire. Si vous arrivez et que vous leur affirmez à haute voix que vous avez la situation bien en main, ils vous laisseront diriger tout ce que vous voulez, croyez-moi. J'ai déjà rencontré ce genre de problèmes maintes fois.

James Clarke fut bien obligé de reconnaître la justesse du raisonnement et, une heure plus tard, il se retrouvait sur son cheval à galoper en direction de la mer, plein ouest. Son baluchon ne pesait pas bien lourd sur son épaule tant ses bagages s'étaient retrouvés réduits au strict minimum. Seul objet de valeur qu'il avait apporté, son revolver qui se balançait contre sa cuisse comme un point d'ancrage rassurant. Ce Colt Paterson flambant neuf lui avait coûté les yeux de la tête mais faisait sa fierté et ne le quittait jamais. Il lui fallut huit jours pour atteindre la côte à travers un paysage monotone, en poussant les capacités de son cheval au maximum et en se reposant lui-même le moins possible. À l'arrivée, il vendit la pauvre bête épuisée un prix dérisoire et paya une somme exorbitante au capitaine d'un bateau à vapeur en état correct pour le convaincre de mettre le cap sur San Francisco. Sept jours de navigation dans des conditions absolument exécrables furent ensuite nécessaires pour atteindre le but tant désiré. L'on avait maintes fois vanté à Clarke la possibilité de faire ce voyage en cinq jours, mais l'infortune s'acharna à le ralentir. La pluie, le froid et l'humidité se succédaient sans égard pour les articulations qui commençaient à se faire vieilles.

Pendant tout ce temps, ses journées s'étaient majoritairement passées à ruminer sur le ponton tous les malheurs qui lui tombaient dessus : il détestait la mer au plus haut point et craignait beaucoup ce qu'il pourrait trouver en la personne de Black. Pour toutes ces raisons et bien plus encore, il ne décoléra pas du trajet. Ses soirées avaient été occupées par la lecture d'ouvrages éducatifs sur la géographie de la région où il se rendait. S'il avait un instant cru pouvoir compter sur l'appui des autorités de Los Angeles, la seule localité d'une quelconque importance dans cette région, il en fut rapidement détrompé. Ce territoire restait résolument mexicain, de cœur et d'esprit, passionnément.

Ce fut donc passablement déprimé qu'il accosta à San Francisco tard le soir, et la vue de cette bourgade n'améliora pas son humeur. Un ensemble de maisons en bois branlant, le tout bordélique et disparate, balayé par les forts vents marins, voilà tout ce qu'était cet endroit. Les seuls hommes qu'il croisa à son arrivée correspondaient malheureusement bien au cliché qu'il se faisait de barbares même pas reliés à la civilisation par le chemin de fer. Il avait même envie de demander aux gamins qu'il voyait courir innocemment dehors s'ils avaient reçu une éducation digne de ce nom. En soi, ce fut sans doute un point positif, car son humeur était atroce lorsqu'il rencontra celui qui était connu comme le shérif du village. Plébiscité par la communauté car lettré et fort capable de s'exprimer, Clarke comprit bien vite qu'il avait ébloui les autres en tant que l'un des seuls capables de traiter avec le monde extérieur de manière crédible. Richard Grant n'était en effet qu'un homme d'une banalité affligeante doté d'un léger embonpoint, physiquement fortement typé du Sud, ce que son accent confirmait malgré son nom. De son œil exercé d'officier de la capitale, Clarke remarqua immédiatement qu'il avait accroché un poignard à sa ceinture et non pas une arme à feu bien trop coûteuse. Fort heureusement pour le shérif, il savait montrer un sourire pas trop désagréable, sinon Clarke l'aurait déjà violemment agressé verbalement sans même le connaître.

Comme toute personne d'humeur abominable, Clarke s'imposa sans problème particulier face à son interlocuteur qui préférait éviter les conflits. Il apprit rapidement que l'objet de toutes ses craintes, le terrible capitaine Black, était par chance encore hors d'état de nuire. L'heure tardive obligea les deux hommes à écourter leur discussion, mais les éléments les plus importants ressortirent dès le début.

- Il a été frappé si fort à la tête qu'au début on a cru qu'il était mort, lui confia le shérif. Mais en vérité, il est solide, il s'en remettra, je ne m'en fais pas trop pour lui. Il n'a aucun os de cassé, sa respiration et son cœur sont parfaitement réguliers. Je suis même à parier qu'il se sentira très bien lorsqu'il se réveillera.

- C'est son navire entier que vous avez pris ? Avec combien d'hommes ? questionna Clarke, sidéré.

- Oui, et c'est là où l'histoire devient amusante, car Black a fait preuve d'une malchance considérable. Deux jours plus tôt, le commandant Galaria de San José venait me rendre une visite diplomatique, accompagné d'une centaine d'hommes qu'il voulait entraîner au combat à la dure et faire voyager. Le Médusa du capitaine Black a été identifié comme bâtiment suspect par le veilleur de nuit à trois heures du matin. À six heures, il tentait d'accoster, mais une solide garnison l'attendait. Ce fut plus un carnage qu'un combat, ils n'avaient aucune chance. Nous étions bien plus nombreux qu'eux et nous avions l'avantage de la surprise. L'ironie étant que sans les hommes de Galaria, ce sont nous qui aurions été facilement dépassés en nombre. La suite, vous la connaissez, donc.

- Je vois... Vous n'avez subi aucune perte ?

- Si, bien sûr, un peu au tout début. Vous savez, certains pirates avaient ces espèces de petits pistolets qui sont redoutablement efficaces mais qui ne peuvent tirer qu'un coup. Une fois qu'ils ont eu épuisé leurs munitions, le combat fut extrêmement facile, surtout que Galaria avait des revolvers six coups à leur opposer.

Gant avait dit ça fièrement comme pour impressionner Clarke, et cela aurait presque pu marcher si l'officier n'avait pas eu en sa possession exactement le même genre d'arme à six coups.

Le plan du gouverneur Morrisson fonctionna ainsi au-delà même de toute espérance : Clarke eut droit à un logement de fonction et à un bureau, certes minuscules et spartiates mais fournis gracieusement et satisfaisant parfaitement bien ses goûts simples.

Ce ne fut que le lendemain matin à l'aube que James Clarke fut conduit à la cellule de l'homme qui avait mis toute la côte ouest américaine en émoi - dans la mesure où l'on pouvait appeler cellule une simple chambre avec une porte qui ferme à clé, dans la même maison où vivait et travaillait le shérif. L'homme avait été allongé sur un lit austère aux montants de fer qui constituait le seul mobilier de la pièce. Une fenêtre de taille réduite laissait passer quelques rayons de soleil qui faisaient scintiller la poussière du sol.

- Il est grand et musclé, observa immédiatement Clarke, ses yeux sautant alternativement de l'homme assommé à la porte en bois bien trop mince. J'espère que vous avez conscience que quand il se réveillera, il pourra sortir d'un seul coup d'épaule bien placé ?

- C'est que... heu... voyez-vous... la conjecture actuelle a fait que... fut la seule réponse qu'il obtint.

- Rassemblez des barres de fer, des objets lourds et tout ce qui pourra servir à bloquer cette porte, soupira Clarke. Et trouvez également des liens pour l'attacher en plus au lit, on n'est jamais trop prudents. Bien sûr, il faudra également instaurer des tours de garde, c'est encore le plus efficace.

Sa colère s'était muée en lassitude. Il y avait bien longtemps qu'il avait passé l'âge d'épuiser une énergie qu'il ne possédait plus à crier contre des ignorants. Pendant que des subalternes exécutaient ses ordres, par curiosité, il prit le temps d'observer le légendaire capitaine Black, le capitaine du Médusa qui avait terrorisé des populations entières. Pour l'heure, dans l'inconscience, il paraissait presque ordinaire et inoffensif, vêtu de vêtements civils ; une chemise noire informe qui n'avait plus de manches et un pantalon de toile beigeasse. Dépouillé de ses attributs de meneur et de forban, et les traits détendus par le sommeil profond, il devait être bien moins impressionnant que d'habitude. Il avait dû être beau autrefois, mais ses lèvres s'étaient amincies avec l'âge et il avait été défiguré par une énorme cicatrice qui courait tout le long de sa joue droite. Une autre blessure de guerre ancienne marquait son bras gauche dénudé mais à part ces quelques signes, son corps paraissait plutôt en bon état pour un pirate qui avait terrorisé l'océan Indien sans répit pendant les cinq dernières années.

- Comment est-ce possible qu'il n'ait presque pas été blessé pendant sa capture ? questionna Clarke.

- Eh bien, le bougre a plutôt eu de la chance... Il a été assommé quasiment dès le début et laissé pour mort dans un coin. C'est seulement une heure plus tard, quand on a fouillé le navire et fait l'inventaire de ce qui restait, qu'on s'est rendus compte que le lascar semblait bien sonné mais tout à fait vivant, et en bonne santé avec ça ! D'où notre précipitation et son procès, vous comprenez.

- Bien sûr, je vois... Savez-vous pourquoi il a commis la sottise de revenir aux États-Unis alors qu'il n'ignorait certainement pas qu'il y était attendu de pied ferme suite à certains de ses exploits passés dans ce pays ? Il s'en sortait plutôt bien aux Indes, il s'y était fait une bonne situation et même une fortune personnelle, il aurait dû y rester, nota Clarke. Il n'est tout de même pas idiot, son parcours prouve le contraire !

- Oh ça non ! Il est même d'une redoutable intelligence, mais les quelques éléments que nous avons pu obtenir sur lui tendent à prouver qu'il est terriblement arrogant... Il a sûrement cru qu'il pouvait nous échapper facilement. L'orgueil est souvent le point faible de ce genre de personne.

Il peut encore vous échapper facilement ! Parlant d'orgueil, n'en faites pas trop preuve vous-même ! faillit répliquer Clarke avant de se retenir à temps et de se composer un visage indifférent.

- Vous ne m'avez pas compris. Black est un homme de la mer, je doute qu'il soit du genre sentimentalement attaché aux États-Unis. Il devait pourtant y avoir un motif précis pour qu'il revienne.

- J'ai une théorie là-dessus, mais vous n'allez pas l'aimer, répondit le shérif.

- Dites toujours, vous ne pourrez pas me désespérer plus, lâcha méchamment Clarke.

L'absence du gouverneur Morrisson lui donnait une assurance dont il n'aurait jamais cru pouvoir faire preuve.

- C'est que... Voyez-vous... Vous avez certainement entendu parler de ces découvertes folles en Géorgie dont tout le monde parle... bredouilla le shérif confus.

- L'or, résuma sèchement Clarke.

- Exactement. Voilà. Je pense que ça a dû l'attirer ici. Peut-être pas pour chercher lui-même l'or, mais pour attaquer les navires qui reviendraient avec de l'or, ou je ne sais quoi... Il a dû y voir une occasion fantastique.

- C'est une théorie qui se tient. On va être obligé de se contenter de ça tant qu'il n'est pas réveillé, de toute façon, conclut l'officier de Washington.

Ils n'eurent pas à attendre bien longtemps, car l'individu reprit conscience moins de deux jours plus tard. Les tours de garde instaurés pour le surveiller nuit et jour permirent d'en être au courant dès la seconde où il souleva une paupière. C'était au tour d'un jeune mexicain inexpérimenté qui répondait au nom de Ruben de veiller dans sa chambre, et il fut pris d'une telle panique qu'il s'enfuit immédiatement en courant et en hurlant. La nouvelle se répandit ainsi encore plus facilement qu'un virus parmi les quatre-vingt-quatorze habitants que comptabilisait héroïquement San Francisco à cette époque. Trois minutes et quarante secondes plus tard, le shérif Grant talonné par Clarke ouvrait la porte de la chambre. Ruben s'était copieusement fait insulter pour avoir laissé le criminel seul et la porte déverrouillée par-dessus le marché, mais Grant et Clarke constatèrent rapidement qu'il n'avait heureusement pas réussi à se défaire des liens qui le retenaient au lit. Le captif paraissait occupé à observer attentivement la pièce comme un chien qui chercherait à prendre ses marques, et il regardait fréquemment par la fenêtre comme s'il cherchait en vain à mettre une image sur l'endroit où il avait atterri. Grant eut le réflexe de s'approcher du pirate mais Clarke, méfiant, le retint à bon distance dans un élan de prudence.

- Vous savez où vous êtes ? demanda le shérif.

- J'ai une vague idée, répondit aussitôt Black.

Il avait une voix extraordinairement grave même pour un homme de son allure, et Clarke frissonna involontairement en entendant ce son inhabituel.

- C'est quoi ton vrai nom ?

- Jonathan.

La réponse avait fusé avec tant de naturel qu'il paraissait évident que soit il disait la vérité, soit il se faisait appeler Jonathan depuis tant d'années que c'était devenu un réflexe donc plus tout à fait un mensonge.

- Et ton nom de famille ?

- C'est pour quoi ? rétorqua aussitôt le pirate sur la défensive.

On pouvait presque avoir l'impression qu'il se tenait fier et droit malgré les liens qui le bloquaient toujours sur le lit dans une position peu confortable. Clarke n'avait pas soufflé un mot, restant près de l'entrée et observant la scène avec un intérêt croissant.

- Pour noter sur les papiers officiels de ton arrestation, abruti. Je ne vais tout de même pas me référer à toi en t'appelant la pieuvre du Pacifique.

- Un homme de la mer comme moi ne prendrait pas ombrage de se voir affubler d'un tel surnom ! gloussa Black - enfin, Jonathan ou quel que soit son vrai nom.

- J'ai besoin de ton nom de famille pour les papiers, insista Richard Grant.

- Doe.

- Il se fout de ma gueule ! s'exclama le shérif furieux en prenant Clarke à témoin.

Clarke était bien de cet avis, et il l'exprima à voix haute.

- Ton nom de famille, connard ! continua Grant sans se démonter, rasséréné par l'appui officiel de l'officier.

Le flibustier sembla enfin se lasser de son petit jeu et laissa échapper un soupir.

- Barrow, lâcha-t-il.

- Bon, Jonathan Barrow, ça fera bien l'affaire pour les papiers. Maintenant, excuse-moi, mais on doit discuter de ton cas en privé.

- Pourriez-vous me prévenir à l'avance si vous avez l'intention de m'exécuter ? Non pas que j'ai de la famille à saluer, mais j'aimerais tout de même être prêt psychologiquement, voyez-vous.

- Je ne vais pas te mentir, en général les pirates dans ton genre on les exécute, répliqua le shérif. Mais à propos de famille à saluer, tant que j'y pense... Environ la moitié de ton équipage a préféré se suicider et sauter à l'eau plutôt que de se livrer à nous. L'autre moitié a été tuée pendant une bataille très rapide et très confuse qui a eu lieu après ton coup à la tête.

- Il n'y a aucun survivant ? demanda le forban d'une voix blanche.

Pour la première fois depuis le début de la conversation, de l'émotion perçait dans sa voix. Le visage impassible qu'il s'était composé en maître était tombé deux secondes de trop pour que Clarke ne le remarque pas.

- Un seul, répondit Grant. Ironie du sort, il s'agit de ton quartier-maître, qui t'est resté fidèle jusqu'au bout et qui a tenu le navire pendant un temps remarquable - enfin, remarquable compte tenu du fait qu'il était seul. Mais sa jambe arrachée pendant la bataille a fait figure de tribut, il est tellement mal en point que nous ne nous donnerons même pas la peine de lui faire un procès. Nous n'avons pas de moyens ici pour juger un handicapé inutile.

Clarke se sentit soudainement vexé que personne n'ait songé à l'informer de l'existence du quartier-maître, même si celui-ci n'était pas censé avoir un procès. Cependant, il s'abstint d'en faire la réflexion à Grant devant témoin, préférant montrer une union sans faille. Le criminel laissa échapper un soupir qui paraissait sincère.

- Une fois que vous aurez décidé de ma sentence, j'espère avoir l'autorisation de le voir.

- Ça peut s'arranger... si tu es sage, précisa mesquinement Grant. Et s'il survit d'ici là.

L'ex-capitaine Black ne releva pas la moquerie, que même Clarke avait pourtant trouvé inutilement provocante. S'attirer des éclats de voix ne servirait à rien dans la situation présente.

- Si j'avais dû parier sur un seul, ça aurait plutôt été mon canonnier. C'était un homme en condition physique parfaite et qui avait naturellement une excellente constitution et une aptitude extraordinaire au combat. Serait-ce trop demander que de vouloir savoir dans quelles circonstances il est mort ? Cela m'intrigue.

- Si tu tiens à le savoir... Comment s'appelait-il ? Ça pourrait m'aider à resituer le bonhomme, s'enquit le shérif.

- Jamais su son nom complet. Aussi loin que je m'en souvienne, on l'a toujours appelé Al. Il était... grand, blond... enfin vous voyez le genre... plutôt costaud, donc. Il se battait au poignard. Il portait souvent des pantalons rouges.

Cette dernière indication sembla soudainement ramener des souvenirs à Grant.

- Ah, lui ! On m'a parlé en ville d'un homme qui correspondait exactement à cette description. Si mes souvenirs sont bons, il n'a pas sauté à l'eau, il est mort au combat. Une épée plantée dans le corps semble une hypothèse vraisemblable. T'en as beaucoup d'autres des questions ? ajouta le shérif qui paraissait lassé de la discussion.

Le capitaine déchu secoua la tête en marque de négation. L'absence manifeste d'émotions de la part de Grant paraissait l'agacer, même s'il se contrôlait remarquablement bien. Seules ses mains à peine tremblantes le trahissaient. Il tourna la tête en direction de la fenêtre dans une volonté claire de clore l'entretien. Clarke et le shérif quittèrent la chambre sur ces paroles, non sans avoir donné des ordres pour que deux ou trois des hommes les plus forts de la ville garde la porte du flibustier.

Deux étages plus haut, le minuscule bureau de Richard Grant fut ensuite le théâtre du débat le plus animé qu'il avait dû connaître depuis sa construction. Les épées et toutes les armes confisquées sur le Médusa occupaient tout un coin de la pièce, mais Clarke n'aborda même pas le sujet de savoir ce qu'elles allaient devenir ; pour l'heure, toute la question était de savoir quelle peine méritait cet odieux personnage. Le shérif de San Francisco n'avait aucune hésitation, pour lui, la peine capitale s'imposait d'elle-même. Ce fut James Clarke qui, contre toute attente, exprima des doutes.

- Certes il mérite sans doute la mort. Mais une exécution, surtout déclarée publique et dans un village où l'intimité est un vaste mythe, ameutera tellement de monde qu'au pire ça lui fera plaisir de se donner en spectacle. En plus c'est un moyen très propre et rapide de mourir, pour quelqu'un qui a commis des actes de banditisme pendant cinq ans aux États-Unis puis pendant cinq ans aux Indes... Imaginez... À peine cinq minutes et ce sera réglé, il n'aura même pas souffert !

- Que suggérez-vous, dans ce cas ? questionna Grant au comble de l'exaspération.

- Vous dites qu'il est certainement venu pour piller les navires remplis d'or venus de Géorgie.

- C'est fort probable, en effet.

- Que diriez-vous de lui apprendre la réalité derrière la ruée vers l'or ? On l'envoie là-bas. Les chances qu'il meurt dans d'atroces souffrances sont bien plus élevées que quand il faisait le pirate aux Indes plus ou moins paisiblement, croyez-moi.

- Mais... vous parlez de le libérer ? C'est complètement insensé ! Sous quelles modalités ?

- Là-dessus j'ai eu ma petite idée. L'un de mes anciens amis se trouve être un marchand qui s'est énormément enrichi parce qu'il a eu du flair et qu'il a fait partie des premiers colons en Géorgie à l'automne 1829. Edmund Garth, qu'il s'appelle, et je vous prie de croire que ce n'est pas un tendre et qu'il a un redoutable sens des affaires.

- Là-dessus je veux bien vous croire, mais où voulez-vous en venir ?

- Ne soyez pas si impatient. Ce que je voulais dire, c'est que cet homme emploie maintenant d'autres hommes pour lui servir de main-d'œuvre dans les mines d'or, en l'échange d'une sécurité fort minimaliste en ces temps où les conditions des chercheurs d'or deviennent toujours plus difficiles. On libère Black - ou Jonathan Barrow, ou quel que soit son vrai nom - à condition qu'il signe un contrat qui l'oblige à travailler six mois pour cet homme. Je me porte garant de Garth, si le pirate est sous contrat, aucune chance qu'il s'échappe. Même s'il s'évade dans le pire désert d'Arizona, Garth le poursuivra et le rattrapera pour lui faire respecter sa part du pacte.

- Je vois, lâcha le shérif pensif. Je dois avouer que cette proposition est originale, fort adaptée au cas de notre homme, et sûrement bien plus douloureuse qu'une pendaison nette et rapide. Par contre, puis-je savoir quels sont les statistiques sur les décès dans ces conditions ?

- Un chercheur d'or sur cinq décède dans les six mois après son arrivée en Géorgie, énonce doctement Clarke.

- Seulement ! Il a beaucoup trop de chances d'en réchapper !

- Mais c'est sans compter les malades, les blessés, les souffrants...

- Six mois me paraissent peu, argumenta Grant.

- Vous avez sans doute raison. Montons le contrat à un an, c'est déjà une durée interminablement longue quand on parle de rechercher de l'or, il est difficile de prévoir à long terme dans ces cas-là. Mais je peux vous assurer qu'il n'en sortira pas indemne.

- Deux ans ne serait-il pas préférable ? insista le shérif. Je veux vraiment m'assurer que ce brigand, ce tueur, ne s'en sorte pas, vous voyez ?

- Garth vous dira sans doute la même chose que moi, que de toute façon il ne passera pas l'année. Mais soit, je m'en moque, deux ans si cela vous fait plaisir. Si vous êtes d'accord avec moi, je vais de ce pas envoyer un télégramme à Garth pour lui demander son avis. Je pense cependant qu'il ne nous fera aucune difficulté, voire même qu'il nous aidera avec plaisir.

- Vous avez mon approbation. Si cela peut envoyer ce pirate à je ne sais combien de milliers de kilomètres de moi, qu'il paye pour ses crimes et qu'en bonus il souffre, je ne peux que donner mon accord !


Texte publié par Mayura, 30 mars 2015 à 19h46
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