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tome 1, Chapitre 3 « Le départ » tome 1, Chapitre 3

Six heures du matin, toujours la même chambre, réveillé par des coups assourdissants à ma porte. Richard Grant déboula sur le seuil, manifestement très en forme et d'excellente humeur, et supporter cette vision agaçante faisait partie du châtiment que je me devais de subir en silence. Je me fis donc un devoir de rester aussi impassible que me le permettait ma courte nuit de sommeil. Je ne relevai pas non plus lorsqu'il ne fit même pas mine de dissimuler la dague accrochée à sa ceinture, au manche d'ivoire très reconnaissable gravé d'un serpent. C'était l'arme de prédilection de Cal, mon maître d'équipage. L'ignare devait bien sûr n'en avoir pas conscience, mais il savait forcément que le couteau venait du Médusa. Cette provocation très claire de sa part empira encore, si possible, mon ressentiment contre lui. L'air parfaitement satisfait de lui-même, jouant de la main droite avec le manche de la dague, il m'annonça :

- Nous savons désormais quelle sera la nature de ta punition. L'officier Clarke a eu une excellente idée.

Ce shérif se montrait à mon sens complètement idiot d'admettre tout à fait naturellement et sans honte devant moi qu'il avait été incapable de trouver une idée originale de lui-même et qu'il avait dû s'en remettre à l'avis d'un officier étranger. Surtout que lorsqu'il m'expliqua enfin de quoi il retournait, il s'exprima si mal et s'embrouilla tout seul, si bien que je fus obligé de lui demander de répéter les modalités plusieurs fois. Il apparaissait qu'il ne faisait même pas exprès de se montrer confus.

Quand je sus enfin à quoi m'attendre, ma surprise fut si grande que j'eus toutes les peines du monde à visualiser la chose et à en envisager toutes les conséquences. Travailler deux ans pour un marchand qui employait des chercheurs d'or, et après basta, j'étais libre. Ça me paraissait trop simple et, pour quelqu'un qui avait vécu aussi intensément que moi, deux ans semblaient une durée ridiculement courte. Il y avait forcément un os dans la viande qu'il me faisait manger là.

- Vous me le jurez ? Je signe, je remplis ma part du contrat et après je me barre de nouveau où je veux ?

- Tant que tu ne verses pas de nouveau dans l'illégalité, oui, bien sûr.

Je me retins d'ajouter un commentaire piquant. Deux ans. J'avais deux ans à tenir, et après j'étais de nouveau un homme libre. Certes, la mer me manquerait d'ici là, mais cela ne pourrait pas se révéler si horrible que ça. Deux ans ne pèseraient forcément pas bien lourd face à mes dix ans de piraterie.

Du moins, c'était ce que je pensais à ce moment-là.

Ma rencontre avec le fameux Edmund Garth dont on m'avait tant parlé eut lieu une semaine plus tard, le temps que celui-ci arrange ses affaires personnelles et revienne de Los Angeles où il logeait temporairement. J'avais côtoyé de nombreuses personnes pendant ma vie, toutes remarquablement différentes. Aucune ne ressemblait pourtant de près ou de loin à ce commerçant de taille moyenne mais au physique imposant. Cela tenait surtout à son ossature si épaisse que rien ne paraissait pouvoir l'ébranler. Ses yeux bleus semblaient percer l'âme des hommes avec une redoutable intelligence, et tout chez lui évoquait le requin, l'animal dont je m'étais toujours le plus méfié. Le contrat fut signé avec une promptitude exemplaire et un nombre de mots échangés si résolument minimal que cela confinait à l'expertise. Garth n'évoqua pas une seule fois mon état de pirate, se contenta de citer brièvement les clauses à respecter et le travail à réaliser. Le susnommé document officiel stipulait que j'étais tenu de travailler quarante-cinq batées minimum par jour pour le compte de Garth et que je devais lui remettre à la fin de chaque jour tout l'or trouvé, sans jamais en garder pour moi-même. Il tiendrait alors un décompte et, pour peu que je satisfasse le nombre minimum de batées ("très très atteignable", m'assura-t-il avec un sourire), il me verserait un salaire ("un immense avantage en ces temps-là, c'est difficile pour tout le monde vous savez", précisa-t-il). Le salaire serait bien entendu fonction de l'efficacité du travail ("ce n'est que justice, comprenez-moi", se défendit-il). Je n'avais aucune idée de ce que représentaient quarante-cinq batées, ni même de ce qu'était une batée, ni du montant dudit salaire, et cela commençait à m'inquiéter. La paperasse courait encore sur des pages et des pages et je n'avais même pas eu le temps de tout lire que la discussion était déjà close et que Garth semblait ravi d'être d'accord avec lui-même sans m'avoir demandé mon avis.

Le shérif et l'officier, témoins de la signature, restèrent en retrait, comme tous deux impressionnés par la présence d'Edmund Garth qui occupait tout l'espace et attirait naturellement tous les regards même sans rien accomplir de particulier. Son humeur excellente me mettait mal à l'aise, comme s'il s'amusait à mes dépens sans chercher à s'en cacher.

- Si c'est entendu, nous partons donc demain ! annonça l'homme d'affaires, décidément enchanté.

Ce fut entendu. De toute façon, à part quelques vêtements de rechange obligeamment fournis par le shérif Grant, je n'avais rien à empaqueter. Cependant, à ma grande surprise, le soir qui précéda mon grand départ, l'officier Clarke vint me rendre visite dans ma chambre. Pour la première fois, je le voyais sans la présence familière de Grant à ses côtés. Il tenait à la main un objet grossièrement emballé dans un tissu sale, et je notai immédiatement l'éternelle présence du revolver vissé à sa hanche.

- Je ne comptais pas particulièrement venir, m'annonça-t-il brutalement. Mais votre réaction face à Garth m'a inquiété.

Ma stupéfaction augmenta encore.

- Pourquoi donc ?

- Parce que vous paraissez vous en foutre éperdument et prendre tout ça à légère. Vous agissez de manière stupide et arrogante, vous vous croyez au-dessus de tout ça. Croyez-moi ou pas, vous allez mourir. De blessure, de maladie, d'une chute, assassiné par votre voisin jaloux de votre succès ou par votre employeur mécontent... Vous ne passerez pas l'année. Votre quotidien sur votre bateau de pirate, ça fait figure de routine tranquille à côté de la ruée vers l'or.

Il devait forcément exagérer ; j'avais couru mille dangers à bord du Médusa, il n'en était juste pas conscient, il ne possédait aucune connaissance approfondie des réalités de la piraterie. Je m'abstins néanmoins de lui en faire la réflexion, et attendis patiemment la suite, car je pressentais déjà qu'il y en aurait une. Il n'y en eut pas.

- Pourquoi me dire ça ? finis-je par dire.

- Pour rien, je dois admettre.

Son regard me fit comprendre qu'un reste de cruauté espérait que je ne parte pas le cœur tranquille en Géorgie, et que c'était l'unique raison pour laquelle il tenait à me faire redescendre à la triste réalité. Parce qu'une minuscule part de lui ne supportait pas que je puisse être satisfait et heureux dans mes illusions, ne serait-ce que le temps du voyage.

- Je suppose que ce n'est pas votre cas vu la voie que vous avez suivie, mais j'aime la justice.

Sa remarque me scia. Elle était complètement hors contexte, hors de propos et, plus grave encore, injustifiée. Il paraissait prendre un malin plaisir à me torturer mentalement, et son attitude m'insupportait plus encore que les jurons et les impolitesses du shérif. En tant que pirate, j'avais une très haute conception de la justice - pas la même que la sienne, voilà tout. Je n'eus pas le temps de me demander si je devais prendre la peine de lui expliquer tout cela, il reprit la parole.

- Je veux juste m'assurer que tout le monde paye pour ses crimes, comprenez-moi bien. Dites-moi, combien d'hommes avez-vous tué ?

- Et vous ? répliquai-je.

Je sus en quelques secondes à peine que j'avais touché juste. La distance qu'il s'évertuait à mettre entre nous parut encore s'accentuer. Ma réponse était aussi stupide et injustifiée que les siennes, puisqu'il n'avait sûrement pas tué dans le même contexte que moi, mais cela m'indifférait totalement. Je le battais sur son propre terrain.

Ce fut le moment inattendu qu'il choisit pour me tendre ce qu'il avait gardé jusqu'à présent dans les mains. Hésitant, je déchirai le papier. Son présent était des plus étonnants, puisqu'il ne me servirait à rien dans le désert sauvage que représentait la Géorgie : il s'agissait d'un livre. Un livre tout bête, de ce que je comprenais de la couverture, un ouvrage éducatif sur l'histoire et la géographie des États-Unis.

- Les hommes n'apprennent pas suffisamment de leurs erreurs passées, expliqua l'officier en réponse à mon regard étonné fixé sur le manuel.

Ignorait-il que je ne savais que très peu lire ? Sans doute pas. En haute mer, les occasions manquaient un peu pour me plonger dans des récits épiques, je me contentai de les vivre. Il devait s'en douter. Supposant cela, son geste devait relever soit de l'ironie soit de la moquerie, et je n'appréciais ni l'une ni l'autre. J'incorporai silencieusement son cadeau pourri par la rancœur dans mes modestes bagages.

- Merci, finis-je par lâcher, plus par convention que par reconnaissance.

- Il n'y a pas de quoi, me répondit-il sur le même ton. Même quand vous serez épuisé et que vous n'aurez envie que de dormir, et faites-moi confiance ça arrivera bien plus que votre arrogance ne vous le fait anticiper, ajouta-t-il en me voyant prêt à rétorquer, jetez tout de même un œil au bouquin.

Je le lui promis sans trop y croire moi-même. Même s'il ne fut certainement pas dupe, il s'en contenta et me quitta sur ces paroles.

Ma porte fut à nouveau victime d'acharnement le lendemain matin à l'aube, et ma nuit s'en trouva dramatiquement raccourcie. Je m'étais endormi tard la veille, me retournant dans mon lit sans trouver le sommeil - j'avais beau n'en avoir rien dit, les paroles de Clarke me revenaient à l'esprit sans cesse et je réalisais pour la première fois que j'allais peut-être mourir bientôt. Bientôt, ou dans l'année. Sans que l'idée me terrorise, elle avait fait son chemin dans mon cerveau et m'étreignait le cœur.

- Tu es prêt ? me demanda Garth sur le pas de ma porte.

Très à l'aise à cette heure matinale, il était seul et les couloirs silencieux laissaient supposer que personne ne s'apprêtait à nous rejoindre. Je hochai la tête, ajustai rapidement la chemise avec laquelle j'avais dormi pour essayer d'améliorer maladroitement mon allure, et attrapai mon minuscule paquetage. Les affaires offertes par le shérif et l'officier ne pesaient pas bien lourd sur mon épaule, et pour la première fois depuis bien longtemps, je me souvins du sentiment pesant et désagréable que provoquait la pauvreté. Né pauvre, devenu richissime, le retour au dénuement ne m'enchantait pas le moins du monde.

Les rues désertes nous accueillirent dans la fraîcheur apaisante du matin. Le lever de soleil pâle sur l'horizon offrait un spectacle tout à fait agréable et plutôt réconfortant pour l'occasion. Le marchand me mena sans un mot et sans une hésitation à une carriole tirée par deux chevaux.

- On va faire la route jusqu'en Géorgie là-dedans ? lâchai-je sans trop y croire.

- Tu t'attendais à quoi ? répliqua Edmund Garth, méprisant. Me dis pas que tu es comme ces citadins stupides qui n'ont rien vu et qui s'attendent à ce que tous les endroits d'Amérique soient magiquement reliés par tapis volant ?

Même son regard me traitait d'abruti.

- Je suis pas vraiment un citadin, corrigeai-je instinctivement en haussant les épaules. On va où en Géorgie ?

- À Dahlonega. T'avais vraiment besoin de le savoir ? T'es toujours aussi chiant ? Tu vas me souler avec tes questions pendant tout le trajet ?

La dureté de sa voix me cloua sur place, et je me contentai de suivre son geste qui m'enjoignait à me hisser sous la bâche qui protégeait l'arrière de la charrette. Celle-ci me faisait penser à un vestige des temps anciens tant elle paraissait vétuste et peu stable. Cependant, je me gardai bien d'en faire mention, sentant que tout sous-entendu à ce sujet vexerait l'irritable commerçant. L'engin roulant démarra aussitôt bien plus vite que ce à quoi j'aurais pu m'attendre. Malgré le manque de lumière, j'aperçus nettement les deux revolvers que Garth portait, similaires à celui que l'officier étranger gardait accroché en permanence à sa ceinture. Il avait eu assez d'argent pour s'acheter non pas une mais deux de ces petites merveilles de la technique toute récente, et il me faisait voyager littéralement dans une caisse en bois avec des roues et une bâche. Ce point échappait à toute logique. Cela faisait-il partie de ma pénitence ? Voulait-il tester ma réaction, ma patience ? J'aurais eu mille questions à lui poser, mais son caractère irascible m'en dissuada. Faire preuve de retenue voire de timidité me semblait une nouveauté, et jusqu'à présent seul cet homme d'affaires endurci avait réussi à provoquer cette réaction chez moi.

Nous avancions à bonne allure et nous étions déjà sortis de San Francisco lorsque je remarquai enfin que Garth et moi n'étions pas les seuls occupants de l'étroit véhicule : deux autres personnes se tassaient au fond, presque invisibles dans le noir. Le village portuaire n'était même plus en vue lorsque le soleil se leva suffisamment pour que je puisse distinguer mes compagnons de voyage - ou peut-être mes yeux s'étaient-ils habitués à la semi-obscurité. San Francisco disparue, le paysage environnant revenait à son état monotone et désertique, aussi m'appliquai-je à détailler plutôt les deux silhouettes inconnues.

L'une d'entre elles appartenait à un homme qui paraissait plus jeune que moi, mais au corps déjà bien plus usé que le mien. Il se tâtait compulsivement le genou gauche avec la régularité de celui qui vérifie qu'un problème ne s'empire pas, et j'en conclus rapidement que son état physique n'était pas au mieux. Son nez m'évoquait une patate écrasée, et son visage globalement bouffi ne présentait aucun autre trait remarquable. L'autre me donna plus de mal et tout comme Garth, j'eus du mal à l'assimiler à un autre être que j'aurais rencontré auparavant. Tout d'abord, il me fallut une bonne dizaine de minutes d'observation pour m'apercevoir que c'était en réalité une femme. Elle dormait profondément depuis mon arrivée. Taille moyenne, visage anguleux et androgyne, vêtements amples qui camouflaient toutes ses potentielles formes, je n'avais pas eu d'indice clair sur son identité féminine dès le début. Sa tête paraissait étrangement proportionnée, comme si elle était trop lourde pour son corps. Son nez crochu occupait une large place sur son visage et l'enlaidissait. La carriole rebondit sur un malheureux caillou placé au milieu de la route et le mouvement brusque l'éveilla ; le commerçant considéra l'instant propice pour quelques présentations.

- Jonathan, voici Lloyd Wilkans et Carrie Lane. Les autres, Jonathan Barrow.

Des hochements de tête et des toussotements discrets tentèrent d'atténuer la gêne caractéristique de la proximité forcée d'inconnus. Nos journées de voyage s'annonçaient déjà bien longues.


Texte publié par Mayura, 30 mai 2015 à 20h47
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