Ce soir là Jules et Jim avaient rendez-vous à leur bar habituel. Jules était déjà là, assis seul à une table du fond, face à la rue, un carnet ouvert devant lui, mais sans écrire. Il observait les passants, le regard perdu quelque part entre les vitrines et ses pensées.
Il venait souvent ici. Toujours à la même heure, toujours à la même place. Non par habitude, disait-il, mais parce que c’était là qu’il se sentait le moins pressé d’exister.
Jim arriva avec son pas nonchalant et son sourire calme, une clope roulée au coin des lèvres. Il salua d’un geste le serveur et commanda une bière, tira une chaise sans bruit et s’installa en face de Jules.
— T’as l’air d’un type qui a lu quelque chose de trop grand pour lui, dit-il en pointant le carnet.
Jules haussa les épaules.
— C’est cette phrase d’André Malraux… “Le XXIe siècle sera spirituel ou ne sera pas.” Je n’arrive pas à me la sortir de la tête.
Jim sourit, retira sa cigarette pour souffler lentement la fumée vers le haut.
— Encore un de tes grands vertiges existentiels. T’as jamais pensé à écrire des trucs simples ? Des recettes de cuisine, par exemple ?
Jules ne rit pas. Il avait ce sérieux désarmant quand quelque chose l’obsédait.
— Tu crois qu’il avait raison ?
— Malraux ? Il disait beaucoup de choses. Mais vas-y, je sens que t’as un monde à me déballer.
Jules (en regardant son carnet) :
Tu sais, Malraux, quand il a dit « Le XXIe siècle sera spirituel ou ne sera pas », on croyait que ça concernait la religion. Mais peut-être que ça parle de tout ce qui nous happe aujourd’hui : les sectes, le complotisme, les croyances absurdes… une quête de sens, même tordue.
Jim (sourire en coin) :
Tu veux dire qu’on est devenus fous de vide ? Que dès qu’on ne comprend plus, on invente ? On fuit la réalité pour mieux la réenchanter ?
Jules :
Exactement. Quand le monde ne suffit plus, on le reconstruit. Et ce nouveau monde, il est truffé d’illusions rassurantes. Une main invisible, des forces cachées, des élites occultes… Tout sauf le hasard, tout sauf le réel.
Jim :
Mais c’est une forme de religion, ça. Moderne, déguisée. Pas de dieu, mais un ordre secret. Pas de foi, mais une croyance féroce. Tu remplaces le dogme par le doute absolu, et hop, t’as du complot.
Jules :
Et les sectes ? Les gourous ? Même les coachs en développement personnel parfois… C’est toujours la même promesse : "Je vais te révéler la vérité qu’on te cache". Une consolation, un mensonge bien emballé.
Jim (pensif) :
C’est peut-être parce que notre époque n’offre plus de récit commun. Avant, on avait les dieux, les révolutions, les utopies. Maintenant, on a quoi ? Des algorithmes et du burn-out ?
Jules :
Alors on bricole du sacré. On se fabrique des mythes à la carte. Mais au fond, ce n’est pas la religion qui revient, c’est la peur. Et la peur, elle cherche une explication. N’importe laquelle.
Jim :
Et toi, tu crois qu’on peut sortir de cette fuite ?
Jules :
Peut-être. Si on apprend à habiter l’incertitude. À regarder le monde sans vouloir tout expliquer. C’est dur, mais c’est ça, être adulte. C’est peut-être ça, la vraie spiritualité.
Jim (hochant la tête) :
Tu sais ce qui est fou ? Ceux qui ont peur et ceux qui veulent prendre le pouvoir se rejoignent. L’un fabrique le délire pour ne pas sombrer. L’autre le propage pour dominer.
Jules :
Exactement. Le premier croit. Le second sait. Il sait que la peur est un levier formidable. Tu offres une réponse simple à une question complexe, et t’as une armée.
Jim :
Un bon mensonge, c’est comme une religion clandestine. Il faut juste assez de mystère pour captiver, assez de certitudes pour rassurer. Et les fidèles font le reste.
Jules :
C’est pour ça que ça prend si bien. Parce que ça touche quelque chose de profondément humain. Le besoin d’appartenance, le refus de l’absurde. On ne supporte pas que le monde n’ait pas de sens. Alors on en invente un, coûte que coûte.
Jim :
Mais tu vois ce qui me fait peur ? C’est que plus c’est faux, plus ça fédère. Plus c’est absurde, plus c’est fort. Parce que croire l’impossible, c’est prouver qu’on est dans le secret. Que nous, on sait. Et les autres, les moutons, ils dorment.
Jules :
Une inversion totale de la raison. L’ignorance devient une preuve d’éveil. Et plus on te dit que tu as tort, plus tu te sens légitimé. Parce que la vérité officielle devient le mensonge suprême.
Jim (amer) :
Et pendant ce temps, ceux qui veulent le pouvoir vendent ces récits comme on vendrait une drogue. Ils savent que la réalité, elle n’attire plus. Trop dure, trop grise, trop lente.
Jules :
Alors ils la maquillent. Ils en font un théâtre. Et nous, on achète nos places. Parce que même le chaos, quand il a un sens, devient rassurant.
Jim (le regard baissé, plus calme) :
Mais on ne peut pas être les deux. On ne peut pas avoir peur et prétendre qu’on détient la vérité.
Jules (après un long silence) :
Tu sais... peut-être que je suis de ceux qui ont peur. Pas au point de croire à tout, non. Mais… assez pour chercher des refuges. J’ai passé des nuits entières à lire des forums, à regarder des vidéos qui "révèlent" tout. Je n’ai jamais totalement adhéré, mais… j’écoutais. Parce que ça me rassurait.
Jim (le regarde avec douceur) :
C’est humain, Jules. On est tous tombés, à un moment ou un autre. Même moi. La peur, elle rôde, elle se déguise. Parfois en curiosité, parfois en lucidité.
Jules :
Je crois que c’est ça le truc. Oui on ne peut pas être les deux. Moi, j’ai eu peur. Peur que tout ça n’ait aucun sens. Peur de l’avenir, peur de la solitude, peur de ce monde qui court trop vite. Alors j’ai cherché des clés. Même rouillées.
Jim (soupire, le regard perdu) :
Et moi, j’ai pris du recul. Par instinct. Par fatigue aussi. Mais je sais que ce recul, s’il n’est pas nourri d’un peu de compassion, il peut vite devenir du mépris. Et je ne veux pas en arriver là. Je ne veux pas me jouer des autres, ni me croire au-dessus. Je veux juste rester debout. Droit. Sans tricher.
Jules :
Alors peut-être qu’on est un peu les deux… Mais qu’on choisit, à chaque instant, de quel côté on se penche.
Jim (lève son verre, esquisse un sourire) :
À ceux qui doutent, mais cherchent quand même la lumière.
Jules (trinque doucement) :
Et à ceux qui ne fuient pas… même quand ils ont peur.
Le silence revint. Autour d’eux, les conversations reprenaient leur cours, légères, ordinaires. Mais eux, ce soir-là, avaient frôlé quelque chose. Un fil de vérité, ou peut-être seulement le courage de ne pas se mentir. Et parfois, c’est suffisant. Ils n’avaient pas résolu le monde. Mais ils l’avaient habité un peu mieux.
Pour info :
La phrase attribuée à André Malraux — « Le XXIe siècle sera spirituel ou ne sera pas » — est souvent citée, mais elle n’a jamais été retrouvée noir sur blanc dans ses écrits. Néanmoins, elle reflète bien une pensée qui lui est proche.
Quand André Malraux dit cela (ou quelque chose d’approchant), il exprime l’idée que l’humanité ne pourra pas continuer à vivre uniquement sur des bases matérielles, technologiques ou économiques. Selon lui, après les horreurs du XXe siècle (guerres mondiales, totalitarismes, crise des valeurs), il est nécessaire que l’humanité retrouve une forme de transcendance, de quête de sens, qui pourrait être religieuse, spirituelle ou philosophique.
Cela ne veut pas forcément dire « retour à la religion », mais plutôt l’idée qu’il faudra un renouveau spirituel, une profondeur intérieure, pour faire face aux défis de notre époque — individualisme, vide existentiel, crise écologique, etc.
LeConteur.fr | Qui sommes-nous ? | Nous contacter | Statistiques |
Découvrir Romans & nouvelles Fanfictions & oneshot Poèmes |
Foire aux questions Présentation & Mentions légales Conditions Générales d'Utilisation Partenaires |
Nous contacter Espace professionnels Un bug à signaler ? |
3078 histoires publiées 1356 membres inscrits Notre membre le plus récent est Aïonia Epektasis |