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L’elfe tirait sur sa canne, tout en rembobinant doucement son fil. Prenant soin au fait qu’il ne soit tendu à aucun moment, au risque qu’il ne se rompe. Le poisson au bout tirait aussi, peu désireux de sortir de son habitat naturel. Les deux se livraient un combat acharné, l’un pour la vie et l’autre pour sa propre vie.

- “Allez, viens !”

Plus loin, un autre pêcheur observait la scène d’un œil morne. Son concurrent avait certes une prise, mais il savait très bien que ce n’était pas la prise. Celle qu’ils attendaient tous les deux avec impatience.Celle pour laquelle ils venaient là toutes les fins de semaine, depuis des années. Dans l’espoir vain qu’elle se montre enfin. La carpe légendaire des temps anciens. Sans surprise, l'elfe remonta un poisson des plus banals.

- “Ha, te voilà ! Bon, tu n’es pas ce que j'espérais mais tu feras un bon repas. Qu’en dites-vous, voisin ?”

Le sauren haussa les épaules en grommelant quelque chose d'incompréhensible. Nidahl l’énervait, toujours à parler, parler. Il parlait à ses prises, il parlait tout seul, pire, il lui parlait également parfois. Il lui était impossible de profiter du calme des lieux. De se concentrer sur ce qui était le plus important : le poisson légendaire. Imprégné des intentions de la Déesse, il était capable d’accorder son vœu le plus cher à celui qui l’attraperait. Il en avait tellement besoin ! Bientôt, il serait trop tard, la maladie l’emporterait. Reportant son attention sur la pêche, il vit son bouchon plonger l’espace d’une seconde. Patient, Dent-cassée attendit qu’il s’enfonce pour de bon avant de ferrer. Ce fut au tour de Nidhal de l’observer remonter sa prise, pendant que lui-même remettait un appât au bout de sa ligne.

- “Ho, ça tire peu. Ce n’est pas encore ça.”

Pour toute réponse, il eut droit à un grognement. Visiblement c’était tout ce qu’il savait faire, des grognements. L’elfe, tout en relançant sa ligne, se demandait si l’homme lézard savait s’exprimer autrement. Parfois, son compagnon d’infortune lui semblait être un simple d’esprit. Son espèce n’était pas connue pour être des plus intelligentes. Il venait là pour passer le temps, faire mumuse avec les poissons. Tandis que lui, c’était autre chose. Ho, ça oui ! Il était un grand alchimiste, capable de bien des prouesses. Et il le prouverait à tous. Surtout à son peuple. Quand il attraperait le poisson légendaire, il en ferait des potions de guérison par centaines. Il deviendrait ainsi riche. Et par-dessus tout, il serait reconnu par ses pairs comme le meilleur d’entre eux. Oui, ils seraient bien obligés de le reconnaître.

Les prises suivantes furent décevantes. Du menu fretin. Dent-cassée en remit même un à l’eau. Nidhal le vit sortir une petite boîte de son sac de pêche. Celle-ci brillait légèrement. Puis le Sauren l’ouvrit et en sorti un appât bien différent de ses habituels.

- “Ho, un ver luisant ?”

- “Oui. Celui-ci vient des marécages situés de l’autre côté du fleuve de l’entre-deux.”

- “Je vois. Vous avez dû payer très cher pour le faire venir jusqu’ici.”

Nouveau grognement. L’elfe ne s’en offusqua pas, habitué aux réponses de son compagnon de pêche. Lui aussi avait amené son petit appât bien spécial. Souriant, il ouvrit son contenant à son tour.

- “Pour ma part, j’ai amené des baies que l’on ne trouve qu’au plus profond des forêts primaires. Elles ne poussent qu’au pied d’arbres centenaires.”

Fier de son choix, il l’accrocha à son hameçon avant de lancer sa ligne. Commença alors l’attente. Le premier bouchon à plonger marquerait la victoire de l’un et la défaite de l’autre. Dépendant de la proie accrochée au bout. Il s’agissait là d’un duel commencé plusieurs semaines plus tôt, lorsqu’ils s’étaient retrouvés au même endroit pour la même cible. Dent-cassé se leva brusquement lorsque son bouchon plongea d’un seul coup. Il ferra. Son fil se tendit, alors il donna du mou. Il moulina pour ramener sa proie, tout en faisant attention à ne pas tendre la ligne qui se briserait aussi sec. Les deux pêcheurs l’avaient deviné : cette prise n’était pas habituelle. Elle était bien trop maligne, bien trop forte. Nidhal les observa se débattre durant plusieurs minutes, le cœur battant la chamade. Lorsque l’on tombait sur une grosse prise à la pêche, le but était de l’épuiser pour pouvoir la ramener au bord. Mais ici, les deux s’épuisaient. Les muscles de Dent-cassée se tendaient comme la ligne. Sa canne se tordit en tous sens. La pointe toucha l’eau, jusqu’à ce qu’il réussisse à contrer et gagner à son tour un peu de terrain. Le poisson cessa de tirer. Il se contenta de nager d’un côté sur l’autre, sans plonger ou remonter. Et soudainement, il plongea, obligeant Dent-cassée à suivre le rythme. Il laissa du mou mais son moulinet se vida à vue d'œil. Jusqu’à ce qu’il soit complètement vide. Le Sauren jura. Il ne pouvait qu’espèrer que la bête revienne vers lui pour avoir du lest. Mais elle s’arrêta quelques secondes, et tira d’un coup. La canne se brisa en un claquement sec, qui fit jurer une nouvelle fois son propriétaire. Haletant, il contempla d’un air absent le morceau dans sa main.

Nidhal en était à la fois soulagé et effaré. Il comprenait la peine que pouvait ressentir son rival, car pour lui, la partie était finie. Ce qui voulait dire qu’il était désormais seul dans la course. Il avait espéré qu’il l’emporte, c’était vrai. Le Sauren s’était démené comme un forcené pour ramener sa prise. Non seulement il ne l’avait pas eue, mais de plus il ne pouvait plus essayer. L’elfe voulut prononcer quelques paroles réconfortantes mais rien ne sortit de sa bouche. Ils n’étaient pas amis, et s’attendait déjà à recevoir les grognements de l’écailleux. Il remit sa ligne à l’eau, qu’il avait sortie pour laisser le champ libre. Il ne s’attendait pas à grand-chose, après tous ces remous. Tous les poissons avaient dû fuir, y compris celui qui venait de leur filer entre les doigts. L’échec du Sauren signifiait aussi certainement le sien. Pourtant son bouchon entra d’un coup dans l’eau, emportant la ligne. L’elfe se tint fermement à sa canne, regardant avec désespoir son dévidoir déjà presque arrivé au bout. Sa ligne était beaucoup moins longue que celle du Sauren. Et la bête, énervée par son premier combat, y était allée fermement avec lui. Un clac retentissant signifia qu’il était arrivé au bout de son fil, qui ne se brisa pas pour autant. En revanche la canne se tordit, toucha l’eau jusqu’à y entrer petit à petit. Fermement accroché à sa canne, l’elfe tentait de lutter contre sa proie. Mais ses pieds perdaient du terrain eux aussi. Il glissa sur la rive, tenta de ramener sa proie. Plus puissante que lui.

Dent cassée ramassait ses affaires quand son attention fut attirée par l’elfe. Son fil s’était vidé plus vite que le sien, mais ne s’était étrangement pas cassé. Il devait être de meilleure qualité que le sien. Et il vit l’elfe perdre du terrain sur le poisson, attiré toujours plus vers l’eau. Il ne lâcha pas sa canne pour autant, et un geste plus fort que les autres l’emmena d’un coup dans l’eau. L’elfe disparut, ne laissant pour preuve de son passage que son sac sur la rive.

Plus de paroles incessantes. Il n’aurait plus à s’en inquiéter, désormais. Emporté par les flots, chassé par la bête qu’il essayait lui-même d’attrapper. Quelle ironie. Il était désormais seul, au calme.

Seul sur la rive redevenue silencieuse.

Dent-cassée sauta à la mer et nagea vers le fond, suivant les bulles d’eau remontant à la surface. Il nageait vite, grâce à ses muscles et sa queue puissante. Pas autant qu’un poisson mais assez pour rattraper l’elfe. Celui-ci avait enfin lâché sa canne, et tentait tant bien que mal de remonter. Ses poumons presque vides l’en empêchaient. Il suffoquait. Une main attrapa son bras, et l'agrippa fermement. Il se sentit remonter. Ses forces l’abandonnaient. Il vit pourtant un énorme poisson doré, bardé de cicatrices, leur tourner autour. De plus en plus vite. Le Sauren luttait de toutes ses forces pour remonter à la surface, à l’air libre. Mais il fut bien vite emporté par le courant. Il restait pourtant agrippé fermement à l’autre pêcheur. Le courant formé par le poisson légendaire se changea en tourbillon marin. Ils furent emportés, sans pouvoir contrôler leurs gestes, jusqu’à ce qu’ils se retrouvent au milieu du tourbillon. Là, chacun ressentit le désir de l'autre.

Dent-cassée comprit que l’elfe cherchait à attraper le poisson légendaire pour se refaire une réputation. Il avait été banni de son peuple à cause d’utilisations animales dans ses préparations. Il avait eu de très bon résultats mais c’était interdit chez les elfes. Il était désormais seul et livré à lui-même.

Nidhal pour sa part eut un aperçu de la vie du Sauren. Son fils malade, que bon nombre de médecins avaient vus. Tous avaient émit le même diagnostic : il était mourant, rien ne le sauverait. C’était alors qu’il avait entendu la légende de la carpe dorée pouvant soigner n’importe quelle maladie. Il s’y était mis corps et âme, ainsi que tout son argent, afin de pêcher l’animal. Au grand désarroi de sa femme qui s’éloignait peu à peu de lui.

Les deux pêcheurs furent projetés vers la surface. Nidhal cria de douleur en atterrissant sur le sol. Dent-cassée, plus lourd, s’écrasa le ventre sur l’eau. Il nagea faiblement jusqu’à la rive et s’y allongea. Le silence les accueillit durant quelques minutes, le temps qu’ils se remettent de leurs émotions. L’elfe eut beaucoup de peine à reprendre son souffle. Il avait vu la mort de près, et n'osa reprendre la parole que lorsqu’il fut suffisamment remit.

- “Vous êtes venu me sauver. Pourquoi ?”

Le silence lui répondit. Le Sauren ne bougea pas, cherchant une réponse adéquate. N’en trouvant pas, il souffla.

- “Je ne sais pas.”

L’elfe hocha la tête, et se releva péniblement. Son pas lourd le mena à Dent-cassée, à qui il tendit la main.

- “Merci. Je vous dois la vie. En échange, je peux aller voir votre fils. Peut-être que je peux faire quelque chose pour lui…”

Son interlocuteur lui serra vivement la main.

- “Oui, merci ! Je ferais tout pour lui ! Est-ce que… Ceci serait utile ? ”

Il leva une de ses jambes et décolla des écailles dorées coincées dans ses griffes. Le visage de l’elfe s’illumina. Puis il éclata de rire, suivi par le Sauren qui s'esclaffa à son tour. Ils allaient tous les deux pouvoir réaliser leur rêve le plus cher. Tout en s’aidant mutuellement.

Trouver un ami, n’était-ce pas là le plus merveilleux des trésors ?


Texte publié par Anaïs, 13 avril 2025 à 15h39
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