La veille, elle s’est réveillée avec une idée fixe en tête, la certitude qu’il était temps de changer. Parfois, sans trop qu’on sache pourquoi, ce besoin urgent se manifeste, changer, cela devient soudain vital, sinon on se lasse, on finit inévitablement par s’ennuyer de soi-même. Alors, on tente d’apporter de la nouveauté dans ce qui, pourtant, semble immuable. Elle est passée au magasin, acheter le nécessaire, elle s’est dit : je ferai ça demain, demain sera une bonne journée.
Et aujourd’hui elle se regarde dans la glace, ses cheveux, encore humides, gouttent sur le carrelage blanc. Ils sont beaux maintenant. Alors elle sourit, franchement, ses yeux brillent dans son reflet, son menton est haut, elle est fière et heureuse. Il n’y a plus une mèche brune sur sa tête, ce brun qu’elle commençait à trouver trop commun, à présent toutes sont d’un rouge lumineux qui semble rayonner dans l’étroite salle de bain.
Elle a choisi le rouge sans trop savoir pourquoi. Couleur de la passion, peut-être, de la guerre aussi, quoique son rouge à elle ne soit pas strictement rouge sang, une teinte plus claire, corail, tirant légèrement sur le rose. Un rouge de guerrière : parfait pour cette journée.
Car aujourd’hui n’est pas n’importe quel jour, aujourd’hui elle va se battre, marcher dans la rue, elle a hâte, aujourd’hui elle est la plus forte, c’est son jour à elle, un jour de gloire, l’un des seuls. Rien qu’à cette idée son sang bat plus fort, son cœur s’affole, se réveille, enfin. L’heure est venue de relever la tête.
Un sourire confiant sur les lèvres, elle poursuit ses préparations. Maintenant, le maquillage. Le maquillage est un art trop souvent réprimé, ou bien utilisé à tort, certains en usent pour se cacher, se conformer, elle en fait une arme, un flambeau, il lui permet de se rapprocher d’elle-même, d’un pas de plus encore. Elle aime en faire beaucoup. Elle n’ignore pas, les jours où elle innove, où elle repousse encore un peu la frontière de l’assumable, les regards des gens sur elle, parfois surpris, rarement appréciateurs, bien souvent circonspects voire dégoûtés. Elle aime ce léger sentiment de décalage. Non pas qu’elle apprécie la haine, la haine qu’elle lit souvent dans les regards, le mépris sourd et oppressant, les insultes, parfois, des mots qui lui font accélérer le pas, les yeux fuyants et le cœur gros. Mais elle sait que les questions sont bien souvent précurseures du changement, elle aime semer le doute, une ambiguïté douce et plaisante. Rien que le geste de se maquiller, elle le sait, est déjà un combat en soi. Certains meurent pour moins que ça.
D’un geste sûr, elle trace un trait d’eye-liner sur sa paupière. Épais, elle n’aime pas la discrétion. Celle-ci cache en réalité une terreur d’exister, comme si l’on devait se contenter d’apparaître seulement un peu, rester dans l’ombre, surtout, ne pas trop se montrer. Non. Elle aime la démesure, la franchise, elle aime les choses complètes et affirmées. On ne se contente pas d’une demie-existence.
Ensuite, les paillettes. Elle a toujours aimé ce qui brille, ça ressort, ça éclate, ça exprime enfin quelque chose, ça illumine le regard, la pièce, la vie. Sa mère, avant, lui répétait souvent que trop c’est trop, il faut savoir être subtile, mais encore une fois la subtilité ça n’a jamais été son fort, on le lui a trop souvent demandé, pourtant, subtile, légère, mesurée, vérifier avant de dire, observer avant de faire, analyser avant de vivre. Peut-être n’est-elle pas subtile, c’est vrai. Pourtant elle en a l’impression, une autre forme de subtilité, plus grande, plus affirmée, mais belle aussi, toujours, d’une autre manière. D’une manière surtout qui, elle, ne recèle pas une énième tentative de la réduire au silence.
Elle n’ignore pas, en effet, que toutes ces invitations à en faire moins, toujours moins, cachent en vérité une injonction à se taire, disparaître, se terrer dans un coin où elle ne gênera plus. Elle ne leur fera pas ce cadeau. Elle a besoin de vivre, vraiment, d’exprimer son identité haut et fort, se cacher entraîne le refoulement et la honte de soi, elle ne le sait que trop bien. À une période, encore, elle pensait que ce n’était pas grave, que si on l’empêchait de se maquiller, de s’habiller comme elle voulait, ça ne changeait rien, ça n’affecterait pas son identité profonde, elle n’avait qu’à y croire très fort. Mais le regard des autres, leurs yeux, leurs commentaires, leurs jugements tacites ou non, tout cela la minait, détruisait cette identité qu’elle avait pourtant crue si solide, ancrée comme elle était au fond d’elle-même. On ne peut pas éternellement prétendre être ce que l’on n’est pas. Peu à peu les mots des autres, leurs regards, son regard, son propre regard dans la glace, le poids de ce qui la poussait à se renier elle-même devenait trop lourd, elle s’oubliait presque, commençait doucement à se laisser convaincre. Il y a un moment où se pose un choix : soit on se laisse disparaître, inexorablement, on accepte de voir son identité remplacée peu à peu par celle qu’on nous impose ; soit on décide de la vivre, cette identité, de la lever bien haut au dessus de notre tête afin que jamais la marée de la submerge, on décide de ressembler à qui l’on est vraiment, pour que les yeux des autres voient, nous voient pour de vrai, et qu’ainsi ils échouent à imposer leur modèle. C’est en ça que le maquillage est une arme. Souvent, au début, ça les choque. Ce n’est pas grave. Avec le temps, ils s’habituent, ou bien ils s’éloignent, une manière simple de faire le tri finalement.
Mais ce n’est pas uniquement pour les autres qu’elle fait ça, parfois elle aime se maquiller quand elle est toute seule, chez elle, face au miroir, comme une enfant qui se déguise, elle teste, expérimente, se trouve belle ou moins belle, efface, recommence, rit du résultat, il en faut peu pour l’amuser, pourtant c’est un jeu plus sérieux qu’il en a l’air, une question qu’elle pose à la glace, elle cherche, tâtonne, tente de trouver qui elle est. C’est important pour elle que son apparence reflète son esprit, son identité, le maquillage devient un élément de réponse, moins une arme qu’un outil, cette fois, une tentative pour comprendre. Quand elle est face au miroir, c’est comme si soudain il n’existait plus que ça, elle se retrouve perdue, elle a tout oublié de ce qu’elle a vécu, de ce qu’elle aime, de ce qu’elle veut, il n’y a que son reflet qui la regarde, la fixe intensément, alors elle plante ses yeux dans les siens, les sonde, comme si elle avait affaire à une inconnue, tente de comprendre ce visage qui l’obsède, de lui trouver un sens, ce sens qui lui échappe trop souvent. C’est dur, bien sûr, toujours, mais parfois elle progresse, elle comprend quelque chose, rien d’intelligible, juste une impression, le sentiment d’avoir intégré une nouvelle information. Cela l’aide aussi à se trouver belle. Ce n’est pas facile, il faut faire abstraction de tant de choses, oublier, le temps de quelques minutes, tout ce qu’elle n’est pas et qu’elle devrait être, tout ce qu’on lui a reproché, toute cette haine, soudain brute et compacte, comme si elle ne pouvait aimer ce que les autres n’aiment pas. Mais la beauté, elle l’a compris, ne naît pas de la perfection, mais de l’amour, ce que l’on aime est beau, ça a toujours été ainsi, le beau est un autre mot pour désigner l’aimé. Si elle s’aime, alors elle est belle.
Longtemps, pourtant, elle ne s’est pas aimée. C’est dur de ne pas s’aimer : on se lève le matin, on ne sait même plus pourquoi, ni si on en a le droit, on fait les choses, pourtant, on vit, mais sans vraiment penser que c’est utile, juste, mérité. Et puis il faut vivre avec le mépris, sous le mépris, le mépris des autres, tout d’abord, qui existe partout mais qui, lorsqu’on ne s’aime pas, se fait plus pesant, il oppresse, asphyxie, broie dans ses grandes mains glacées. Ensuite il faut aussi essuyer son propre mépris, cette haine de soi qui ronge comme une maladie incurable, elle coupe l’air dans les poumons, se fait soudain pressante, pose à toute vitesse des questions sans réponses, à quoi tu sers, qu’est ce que tu fais là, et devant le silence qu’elle obtient, elle insiste, renchérit de plus belle, crie maintenant, hurle, et ce hurlement déchire l’âme, la lacère, la réduit en lambeaux.
Et puis elle a rencontré des gens. D’autres gens, des gens qui ne la méprisaient pas, eux, qui comprenaient, qui savaient et aimaient malgré tout, elle s’est fait des amis, des alliés, elle a parlé, appris, grandi. Il faut s’entraider quand on vit sous la haine, c’est tellement simple, sinon, d’oublier qu’on n’est pas seul à souffrir, qu’il y en a d’autres, comme nous, et que si on s’allie on est moins faible, l’union fait la force après tout. Peu à peu elle a réalisé qu’elle avait le droit, le droit d’exister, le droit de s’aimer, le droit de parler fort elle aussi, d’afficher ses goûts, d’être aussi sûre d’elle que les autres le sont, elle n’est pas impuissante, elle n’est pas faible, elle a autant de valeur et de mérite que le reste du monde, comment a-t-elle fait pour croire le contraire tout ce temps ? Comprendre tout ça, ça lui a fait un bien fou. Une bouffée d’air frais dans cette vie empoisonnée.
Ça a pris du temps, bien sûr, ça en prend toujours. Entre l’instant où elle a entendu toutes ces vérités et celui où elle les a réellement comprises, intégrées, il s’est passé un moment. Il faut frotter longtemps pour que la boue s’en aille, à plusieurs reprises, retirer couche après couche. Et puis même, il faut alors réussir à la vivre, cette vérité, à l’assumer auprès des autres. Il faut leur dire, un à un, voir le mépris s’allumer dans leurs yeux blessés, voir l’amour se changer en haine, l’affection en rejet, il faut entendre leurs mots, leurs questions lancées dans le vide comme si elles pouvaient tout réparer, leurs larmes parfois. Se consoler ensuite, pleurer à son tour, une fois le silence revenu, oublier les mots, les regards. Essuyer leur dégoût comme on essuie un crachat. Heureusement, elle n’était déjà plus toute seule, elle avait des amis sur qui compter, des amis qui l’aidaient à tenir le cap, ç’aurait été si simple, sinon, dire oui-oui en pensant non-non et se laisser ravaler par l’infernale boucle du mensonge. Se persuader qu’on va changer, qu’on peut changer, que ce n’est pas profondément inscrit dans chaque millimètre de notre chair.
C’est à peu près à cette période qu’elle a rencontré Adel. Les deux vivaient plus ou moins la même chose à ce moment-là, plongeaient la tête la première dans les mêmes eaux tourmentées. À la différence près qu’Adel, de son côté, rencontrait davantage de difficultés encore, errant dans un labyrinthe deux fois plus sombre dont les murs étaient deux fois plus hauts. Elle s’est efforcée de l’aider tout du long, d’abord en tant qu’amie, puis, au fur et à mesure que les épreuves les rapprochaient, que leurs parcours parallèles renforçaient leurs liens, leur affection mutuelle s’est lentement changé en amour. Elle a été là pour Adel dès les débuts, les premiers doutes, d’abord, les angoisses qu’ils soulevaient mais aussi l’espérance, cette légère excitation à l’idée que la réponse soit là, quelque part, qu’il existe une solution à ce mal-être ambiant qui semblait lui coller à la peau depuis toujours ; le temps des choix, ensuite, les certitudes d’abord branlantes mais qui s’affirmaient de jour en jour, les mots qu’on pose sur les choses, sur soi-même, les noms qu’on choisit – c’est elle qui a aidé à choisir le nom, Adel, un nom qui ne change pas tant que ça de celui d’origine, et qui pourtant porte en lui la fraîcheur du renouveau, une lettre qui saute soudain et c’est le monde qui change, le fardeau qui devient une fierté, un nom d’ange, selon elle, un nom qui a ce qu’il faut de douceur pour affronter sereinement toute la violence du monde – puis vient le moment où il faut le dire aux autres, les autres qui ne comprennent pas, encore moins que pour elle, les autres qui rient ou s’énervent, les autres et leur visage fermé, leurs yeux plus violents qu’une gifle. Au début ce n’est même pas de la haine, seulement de l’incompréhension. Pour elle ça avait été presque plus simple, même s’ils ne l’acceptaient pas ils savaient de quoi elle parlait, c’était une éventualité à laquelle ils avaient sans doute déjà pensé, peut-être même s’en doutaient-ils. Mais pour Adel ils n’ont simplement pas compris, sincèrement, des sourcils qui se soulèvent, des sourires incrédules qui se forment, des questions, des invitations à répéter. Et puis au fur et à mesure qu’ils saisissent que c’est sérieux, que ce n’est pas une plaisanterie de mauvais goût, s’installe une forme de déni, précurseur peut-être du rejet, de la haine. Murmurée dans l’ombre, la même phrase qui rassure : ça lui passera. Ça lui passera comme si c’était une mode, une tendance peut-être, ou bien une idée idiote entendue quelque part et répétée sans le penser, quelque chose qu’on lui aurait dit de dire, peut-être, qu’on lui aurait soufflé comme une réplique au théâtre, inventé et répandu par on ne sait quel mystérieux escroc. Ça lui passera comme le mauvais temps passe, comme la jeunesse passe, ce n’est qu’une simple idée de jeunes après tout, une stupidité comme on en a fait avant eux. À chaque jeunesse ses fantaisies.
Le temps s’écoule, ensuite. Certains deviennent soudain froids à leur égard, évitent de leur adresser la parole, même leurs regards se font haineux, ou bien fuyants, comme on traite des monstres ou des pestiférés. D’autres, plus tolérants peut-être, acceptent de se prêter au jeu, sans y croire, de l’appeler Adel, bon d’accord, si tu veux. La plupart, cependant, et ses parents sont de ceux-là, font comme si rien n’avait changé, refusant net d’aborder le sujet. Et ce jusqu’à s’énerver, parfois, encore. Elle n’a jamais vraiment compris cette colère, qu’est ce qui les met dans un tel état ? La peur, sans doute. Ce qu’on ne contrôle pas, on le détruit. Jamais ils n’ont entendu parler d’un tel phénomène. Ils se retrouvent soudain comme ces enfants face à leur jeu en bois, le carré qui ne veut pas rentrer dans le rond, ils s’efforcent, pourtant, se concentrent, argumentent : Tu es trop jeune pour décider, tu ne sais pas ce que tu dis, d’ailleurs ce n’est pas possible, tu te rends compte de ce que tu avances ? Mais rien n’y fait, le carré n’est pas un rond, Adel n’est pas la personne qu’ils espéraient, et ils le font bien sentir, la font bien peser, cette pression, cette déception qu’on peut lire sur leurs traits, dans leurs mots, cette déception dont elle essaie, tant bien que mal, de consoler Adel, ce n’est pas grave, ils ne comptent pas, c’est toi qui importe désormais, toi qui choisit. Et soudain, malgré leur âge pourtant si jeune, trop jeune, il leur faut apprendre à grandir, à s’émanciper, à mûrir avant que le carcan de la dépendance ne les étouffe, cette dépendance à des personnes incapables de comprendre, incapables de savoir ce qui est bon pour leurs enfants. Mais la fin de la dépendance signifie, inévitablement, la fin de cette enfance pourtant si douce où il n’y avait pas de questions à se poser, pas encore cette angoisse qui les taraude aujourd’hui, ce doute, cette question, cette enfance où on se fichait bien de savoir qui on était et où le monde autour de nous s’en fichait davantage encore. Et pourtant, dès aujourd’hui, on peut faire ses propres choix. Les bons ? Sans doute, les nôtres au moins.
C’est dans cette perspective, faire ses propres choix, enfin, décider pour soi avant que d’autres ne le fassent, qu’Adel a décidé de lancer les procédures administratives. C’était d’ailleurs l’un des arguments de ses parents : tu pourras dire ce que tu veux, disaient-ils, la loi nous donne raison, regarde, tu crois que ta carte d’identité portera un jour ce surnom sordide que tu t’es choisi ? Mais la loi, parfois, se range de l’autre côté, du leur, de celui qu’on n’écoute jamais.
Bien sûr, le processus est long. Plus que des procédures, c’est une véritable guerre, il faut se défendre, se débattre comme un insecte pris dans une toile d’araignée, on doit tout mettre sur la table, prouver ses choix, ses sentiments, son identité, persuader de la véracité et de la justesse de chaque chose qu’on avance, prouver que c’est sérieux, que non, définitivement, ça ne passera pas. Il faut encore une fois essuyer la haine, le mépris légal, et serrer les dents, toujours, garder la tête haute malgré les affronts. Mais après de longs mois de lutte et de désespérance, Adel a gagné la guerre, enfin. Comment dire la fierté, la joie surprise et émerveillée devant ce petit bout de plastique qui porte désormais son nom, son vrai nom, cette carte d’identité qui à présent lui appartient pleinement et entièrement ? C’est une reconnaissance longtemps inespérée, un hommage, un respect qu’on lui témoigne soudain, il n’y a pas de mots, Adel, d’ailleurs, n’en a pas prononcé cette fois-là, s’est contenté de sourire, d’un grand sourire béat et ravi. Désormais, à la mairie, il y avait un dossier à son nom, Adel, quatre petites lettres porteuses d’un espoir inaltérable.
En même temps que cette victoire administrative, il a fallu engranger les procédures médicales. Elle en a longtemps discuté avec Adel, cela l’effrayait un peu au début, l’intimidait, les opérations, les traitements, non pas que ce soit réellement risqué mais tout de même, c’était une étape sans précédent. Mais plus le temps passait, plus sa détermination se renforçait, il n’y avait pas de doute, c’était la seule voie qui lui permettrait d’enfin se sentir en accord avec son corps. Il a fallu prendre un nombre incalculable de rendrez-vous, à l’issue desquels Adel a pu commencer son traitement. Elle se souvient de cette période, le trouble d’Adel, cette sensation étrange de ne plus très bien se connaître, d’habiter un corps inconnu, sans pour autant que ce soit désagréable, au contraire, c’est une découverte perpétuelle, comme un papillon qui sort encore sonné de sa chrysalide et qui apprend lentement à voler, encore étonné d’être si beau, si majestueux, si libre et si puissant.
Et elle aussi, elle assistait, depuis l’extérieur, à toutes ces lentes transformations, tant physiques que mentales. Au fur et à mesure que le temps passait et que le traitement faisait effet, Adel gagnait en assurance, en amour propre aussi, reprenait confiance en sa force et sa légitimité. Jamais elle ne l’avait aimé aussi fort que pendant cette période, cette affirmation un peu timide au début, cette fierté naissante, soudain, elle se souvient des premières semaines, notamment celles après l’opération, il leur arrivait de se réveiller le matin avec un sourire béat suspendu aux lèvres, sans raison, Adel surtout, Adel qui se mettait à rire devant le miroir soudainement, comme un enfant émerveillé, et elle qui le regardait depuis le seuil de la porte, une profonde tendresse lui enserrant le cœur, un amour soudain sans borne. Soudain plus rien ne semblait impossible, et pour ces quelques secondes elle aurait pu se battre toute une vie, tout donner pour la cause, ce sourire, cette lueur dans les yeux d’Adel, cela valait bien tous les sacrifices du monde.
Elle se redresse soudain, observe son reflet dans la glace. Elle a fini. Ses cheveux rouges comme le feu, de ce même feu qui anime son cœur, bouclent légèrement sur les pointes, rebelles eux-aussi. Son regard est résolu, souligné comme il est par tout ce maquillage qui l’habille et l’honore, la pare comme la reine qu’elle a décidé d’être. Aujourd’hui elle va sortir dans la rue, marcher aux côtés d’Adel et des autres, ses amis, ses frères et sœurs, mus par un amour commun, par une espérance qui subsiste, envers et contre tout. Elle chantera, dans la rue, sa voix portée par celles des autres, chanter fait germer les cœurs, flamboyer l’amour et vivre l’espoir. L’espoir est comme ces mauvaises herbes qu’on arrache sans cesse, il repousse toujours, il est vivace, s’accroche à n’importe quel morceau de terre et s’implante durablement dans les esprits. Les choses changeront, elle le sait. Elle pense à l’enfant qu’elle a été, perdue et seule, sans repères, elle pense à tous les enfants qui se cachent aujourd’hui, qui vivent dans la honte et la peur, tous les enfants qui ce matin partiront à l’école, au collège, au lycée, à la fac, au travail même parfois, et qui dans le silence se préparent, face à leur miroir eux aussi, accablés de honte, fuyant ces yeux qui les poursuivent, elle pense à tous les enfants qui vont naître et qui seront différents, à leur tour, insensiblement différents, qu’on peut encore sauver de la haine et de la souffrance, c’est toujours à eux qu’elle pense lorsqu’elle a peur de ne pas avoir assez de force, aux enfants, pourquoi les enfants, elle ne sait pas, parce qu’ils sont vulnérables, peut-être, ces enfants qui parfois ont largement passé l’âge adulte et qui pourtant s’ignorent encore, souffrent encore, ont à chaque instant ce même regard de crainte honteuse, ces enfants qui cherchent, tâtonnent dans le noir, qui inlassablement se demandent qui ils sont. C’est pour ces enfants, cette enfant qu’elle est encore après tout, qu’elle s’est levée ce matin. Pour tous ces cœurs silencieux qui attendent anxieusement qu’on les aime, tremblant de la peur du rejet. C’est bien connu après tout, l’amour triomphe de tout, l’amour est plus fort que la haine, on a tant dit de niaiseries à propos de l’amour mais aujourd’hui elle a envie d’y croire, à cet amour qu’on lui refuse, qu’on lui arrache sans cesse, elle a envie de se persuader qu’il peut guérir tous les maux, panser toutes les plaies, il le faut, elle a besoin de s’accrocher à l’amour puisque plus rien ne lui reste, seul cet amour pour lequel elle a tout sacrifié, comme dans les films, donner trente ans pour aimer une seconde, elle est jeune aujourd’hui, jeune et naïve, peut-être, mais jeune et forte, jeune et debout, jeune et avide de vie et d’amour, il y a tant de choses à faire, tant de choses à aimer, c’est vertigineux, et comme elle le chérit ce jeune et doux vertige, comme elle le défend corps et âme, c’est pour lui qu’elle est là, debout face au miroir, bientôt debout dans la rue, debout face au monde, debout face à la haine, soudée aux autres pour être moins vulnérable, rares seront ceux qui les suivront mais elle restera debout, libre, digne, fière à tout jamais.
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