— C’est un moyen de faire partie de ce monde.
— Une épreuve ?
— Pour certains, une évidence. Pour d’autres, une vocation. Mais là…
Le mécanicien secoua la tête :
— C’est un peu comme si tu brûlais un pont derrière toi…
L’appartement de Brem était situé dans les étages supérieurs d’un immeuble préfabriqué. De la fenêtre, Sigfried pouvait la chaîne de montagne qui bordait le croissant intérieur, sous un ciel irisé. Le globe géodésique qui abritait la ville de Stellae se dressait au milieu, comme une verrue. Depuis que les colons humains avaient découvert que l’écosystème de Cyrga altérait leur génome, certains primo-arrivants avaient choisi de s’en isoler.
— J’ai déjà brûlé les ponts, soupira-t-il. Et ici, on m’a fait comprendre que je n’étais pas le bienvenu.
Brem gratta sa barbe hirsute :
— Ça ne fera pas de toi un pur terréan, mais ça aidera.
Il hésita un moment, avant de poursuivre :
— Même pour les gens d’ici, ce n’est pas si simple. En toute honnêteté… si je ne l’ai jamais fait, c’est que l’idée même me donne la gerbe.
Sigfried se détourna de la fenêtre :
— Et tu me pousses à le faire ?
Brem haussa les épaules :
— Tu devrais regarder dans l’autre sens. Pas vers la terre, mais vers le Perlescient.
Il désigna une porte-fenêtre qui donnait sur un balcon étroit. De là, on apercevait l’étrange étendue tourbillonnante, entre le gaz et le liquide, sous lequel dormaient des gisements d’une substance unique, l’argyridium. Elle pouvait remplacer n’importe quel conducteur, mais, surtout, permettre d’établir une interface entre les hommes et les machines… mais seulement si elle coulait dans les corps biologiques comme dans les corps mécaniques. Elle avait permis aux colons terriens de piloter par la pensée toutes sortes de machines, depuis les motoglisseurs individuels jusqu’aux énormes robots pilotés qui assuraient la sécurité des installations de prospection contre la faune cyrgane.
Brem avait touché un point sensible. Même piégé sous le dôme, Sigfried était tombé amoureux de ce qu’il voyait par-delà l’écran magnétique : ce ciel coloré de nuances changeantes, cet océan tourbillonnant aux capacités psychoactives, peuplée d’une faune unique. Au loin, il pouvait apercevoir une barge immense, à côté de laquelle se tenaient de gigantesque méchas, semblables à des chevaliers en amure prêts au combat. Il se rappela pourquoi il se trouva là, et ce à quoi il aspirait. Il refusait d’abandonner.
— Tu sais quoi ? Ça me donne la gerbe aussi… mais je suis prêt à tenter le coup. Ce sera comme un baptême du feu…
— Je dirais plutôt un baptême de sang, répondit Brem.
L’argyridium. Le sang d’argent…
Le cabinet d’infusion n’était des plus sélects, mais il avait bonne réputation. Dès son arrivée, le docteur Josef, un homme au teint sombre et au regard blasé, lui fit passer un rapide examen.
— Vous avez l’air en forme, pour un globeux.
Siegfried serra les poings, frustré par l’insulte, mais garda le silence.
— Voici un formulaire de décharge. Une infusion à quinze ans pose rarement de problèmes… Le métabolisme est plus rapide et s’adapte très bien. Mais à trente ans, je ne peux pas vous promettre que tout se passera aussi bien.
L’homme hésita avant de poursuivre :
— Vous êtes peut-être natif de Cyrga, mais vous avez passé votre vie sous le globe. Rien ne dit que vous vous êtes assez adapté à la planète pour pouvoir développer un système argyridien. Il existe même un risque – certes réduit – de décès.
Siegfried sentit les battements de son cœur s’accélérer :
— Je le saurai vite ?
— Dès la première infusion. Le processus se fait en deux temps…
Tandis que le docteur expliquait l’opération, il s’efforça de se concentrer sur ses paroles. Une fois que le pire serait passé, il pourrait enfin se sentir libre de ses chaînes réelles et imaginaires. Le moment venu, il plaça ses affaires dans un caisson, revêtit une combinaison blanche de patient, puis le docteur le conduisit dans une petite pièce meublée d’un lit médicalisé et d’une batterie d’appareils médicaux.
— Allongez-vous, remontez votre manche et posez votre bras sur l’accoudoir.
Sigfried obtempéra. Aussitôt, les attaches se refermèrent autour de son poignet et une aiguille plongea dans sa saignée. Il sentit la nausée s’emparer de lui. Il allait se faire injecter un liquide extra-terrestre, qui modifierait à jamais son métabolisme. Il deviendrait un monstre aux yeux de tous ceux qu’il avait connus à Stellae, un traître qui avait renoncé à son humanité…
Josef ajusta la perfusion. Le fluide se répandit dans ses veines, une sensation fraîche qui picotait légèrement, qui s’étendait comme si comme si de minuscules racines gagnaient tout son corps.
— Vous semblez bien réagir. La seconde dose sera administrée dans trois heures. En attendant, essayez de vous détendre.
Siegfried sombra dans un demi-sommeil peuplé de rêves insolites, où il s’enfonçait sous les flots irisés du Perlescient, au milieu d’étranges créatures. Quand il revint à lui, il se sentait engourdi et barbouillé.
— Vous avez l’air de réagir normalement, déclara Josef. À croire que vous n’êtes pas tant protégés que cela, sous votre globe…
Cela faisait longtemps que Siegfried avait cette suspicion, mais il se garda de tout commentaire. Il baissa les yeux vers son bras, en espérant y voir le fin réseau argenté qui était la marque des infusés.
— Les stigmates n’apparaîtront qu’après l’assimilation de la seconde dose, expliqua Josef. Préparez-vous, elle sera un peu plus difficile à supporter.
Il hésita, avant de poursuivre :
— C’est aussi la plus dangereuse. Vous pouvez encore reculer, vous savez. À ce stade, l’opération est réversible.
Pendant un instant, le Stellarien éprouva l’envie de fuir le cabinet, amis une image s’imposa dans son esprit. Celle de deux yeux verts intenses, qui posaient sur lui un regard réprobateur, presque dégoûté. C’était pour ne plus y être confronté, autant que pour poursuivre ses rêves, qu’il avait renoncé à Stellae. Il avait déçu les personnes auxquelles il tenait le plus au monde, mais il refusait de se décevoir lui-même. Si cette injection devait lui être fatale, au moins partirait-il avec le sentiment d’être allé au bout de sa décision.
Sigfried regarda l’argyridium couler dans les tubes transparents, un peu semblable à du mercure, mais plus fluide et lumineux. Il se surprit à admirer cette substance si unique, qui avait offert tant de possibilités aux humains installés sur Cyrga. Le Stellarien s’imagina aux commandes d’un Paladion, comme si l’énorme machine était un prolongement de son être. Pour la première fois, un sourire étira ses lèvres.
L’instant d’après, une sueur froide trempa son corps. La surface de sa peau le brûlait au plus léger frôlement. Des crampes crispaient ses muscles. Il eut la sensation de plonger dans une eau glacée, noire et profonde. Ce qu’il lui restait de conscience lui soufflait qu’il n’en sortirait pas. Tous ses sens semblaient brouillés, ses perceptions se mélangeaient. Une part de lui-même même, au plus profond de son esprit, lui soufflait de ne pas lâcher prise. Il trouverait son chemin vers chez lui… Soudain, un rayon de lumière bleue brilla étrangement derrière ses paupières. Sa conscience s’y accrocha comme à une ligne de survie.
Quand il s’éveilla, une éternité de douleur et de confusion plus tard, il se trouvait seul dans la petite salle. Tous ses muscles étaient douloureux. Au prix d’un effort considérable, il ramena sa main devant ses yeux. Cette fois, les fins entrelacs argentés marquaient la surface de sa peau.
— Vous êtes réveillé ?
Il tourna la tête pour apercevoir le docteur Josef. L’hiomme semblait épuisé, mais aussi soulagé.
— Comment vous sentez vous ?
— Comme si j’étais passé dans une essoreuse.
— Je vais vous garder en observation pour le reste de la journée.
Siegfried fronça les sourcils :
— Je croyais que je pouvais sortie dans les trois heures suivant la seconde dose...
La médecin baissa la tête :
— Vous avez… mal réagi. J’ai bien cru vous perdre. Je ne sais pas ce qu’il s’est passé… la première phase s’était bien déroulée. Votre organisme a dû… surréagir. Votre métabolisme s’est affolé. Et puis… sans que je sache comment, tout s’est rétabli.
Un moment de silence passa, puis le médecin reprit la parole :
— J’ai déjà perdu un patient en cours d’infusion, il y a une dizaine d’années. Quelqu’un qui venait du Croissant intérieur, dans votre tranche d’âge, qui n’avait jamais approché le Perlescient. Il disent pas prêt… Nous connaissons encore mal toutes les propriétés du sang d’argent. Certains pensent que Cyrga possède une sorte de conscience… Si je n’étais pas un scientifique, je penserais qu’elle vous testée… et finalement accepté.
Il secoua la tête :
— Peu importe. Oubliez ce que je viens de dire. Je vais vous administrer un relaxant musculaire et un léger calmant. Est-ce que quelqu’un peut passer vous chercher ce soir ?
Sigfried lui donna les coordonnées de Brem. Avant de fermer les yeux pour se préparer à un sommeil réparateur, il contempla de nouveau le réseau argyridien sur sa peau :
— Cyrga… Merci de m’avoir accepté, souffla-t-il. Je suis chez moi, à présent.
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