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tome 1, Chapitre 1 « Les champs d'orangers » tome 1, Chapitre 1

C’était une belle fin de journée pour déambuler dans le marché. Le soleil couchant égayait les étals de ses derniers rayons. Le brouhaha ambiant des conversations animait la place principale et les ruelles alentour. L’harmonie humaine, aussi exaltante qu’épuisante, plongeait la cité dans une cacophonie aux accents chaleureux des journées qui rallongeaient.

Dorothee, elle, n’était pas là pour flâner. Sa commande était limpide : ramener un kilo d’oranges du maraîcher avant la tombée de la nuit. En voyant l’astre déchanter et les panneaux solaires distribuer l’énergie de la journée dans les éclairages publics, elle pressa le pas, faisant cogner son sac à dos vide contre son bassin. Elle ne put réprimer ses pensées en chemin ; la foule, ce n’était pas son truc, et comment sa maman avait-elle pu oublier l’ingrédient principal du dessert du lendemain ?

Guidée par la lueur orangée du jour qui déclinait et la flèche clignotante dans la lentille collée à son œil droit, elle évita les passants, esquiva les vendeurs impulsifs et s’excusa auprès des marchandes déterminées pour filer vers le sud. Après un brusque tournant qu’elle faillit manquer, le logiciel lui indiqua qu’elle était à destination.

Mais pas de maraîcher.

Essoufflée et déçue, Dorothee vit briller un objet sur les pavés. Elle se pencha sur la petite pièce qui remplaçait le stand. Lorsque sa lentille y reconnut le sceau de la Guilde du Commerce, une phrase apparut devant elle, volant quelques mètres au-dessus du sol dans un halo argenté : « Imprévu, dû partir plus vite. Sera là la semaine prochaine. Désolé. » Elle poussa un soupir agacé et éreinté, puis leva les yeux sur le reste du marché, faisant disparaître les mots du commerçant. Si elle songeait à rentrer, elle ne s’en sentait cependant pas capable. Pas ce soir-là. Pas pour ce lendemain si important.

Que serait l’anniversaire d’Esmeralda, la matriarche, sans le traditionnel gâteau à l’orange familial ? Et les crêpes sans leur succulente marmelade ? Emy, sa tante, répétait sans cesse que ces pâtisseries soignaient tous les maux. Et Dorothee n’ignorait pas à quel point sa grand-mamie avait besoin de ce remède, peu importait si ses propriétés magiques étaient prouvées ou non. Un pansement gourmand valait mieux que la souffrance à venir. Elle en savait quelque chose.

Elle prit une grande inspiration. Elle n’allait pas abandonner. Elle leva son poignet à hauteur d’yeux et dit à sa montre, d’une voix assurée : « le verger ». Aussitôt, une nouvelle flèche apparut dans son champ de vision et elle la suivit à petite foulée.

Le marché était immense, ici. C’était l’élément clé de la réputation d’Arlences. Quand elle en sortit, Dorothee captait toujours la rumeur de sa foule. Elle longea le canal, atteignit la digue, contempla les derniers instants safranés du soleil avant son plongeon dans l’océan et reprit sa course. Le logiciel directionnel lui fit prendre un raccourci qu’elle ne connaissait pas, l’entraînant dans les quartiers sud de la cité. Plus elle s’éloignait, plus les voix se transformèrent en chant d’oiseaux, rythmés par le léger son discontinu des pales des éoliennes. Les maisons aux toits végétalisés de la périphérie contrastaient avec les panneaux solaires qui recouvraient tous ceux du centre-ville. Ce paysage manquait à Dorothee : pendant ses études, c’était chez tante Emy, avec sa grand-mamie, qu’elle vivait, loin de la maison de campagne de ses parents.

Elle dépassa les habitations de l’extrême sud d’Arlences ; dans la lueur déclinante du jour se détachaient la silhouette de la ferme et les feuillages imposants des orangers. Elle distinguait les fruits mûrs au sommet, abandonnés comme nourriture de choix pour les insectes. Elle respira à plein poumon, humant les effluves hespéridés, tout en s’approchant tranquillement. Ses pensées s’apaisèrent tellement qu’elle en oublia presque les raisons de sa venue. Elle secoua la tête, les narines toujours brûlantes de ce parfum d’enfance, et renoua avec sa mission.

De la lumière filtrait encore à travers la lucarne de l’entrée ; c’était sa chance. Dorothee dévala le sentier aussi vite que possible et, sans reprendre son souffle, frappa trois grands coups contre la vieille porte de bois. Quand elle s’ouvrit, une douce odeur de pain chaud fit gargouiller son estomac affamé.

— Et bien ! De quoi t’as b’soin à c’t’heure ?

La fermière, dans sa salopette brune, écouta les paroles hachées de la jeune femme et rit.

— T’as de la chance ! J’allais fermer boutique. Je vais t’chercher ça.

Pendant son absence, Dorothee parvint à retrouver un souffle normal qu’elle perdit de nouveau quand elle repartit en trottant, son sac bien rempli. Un signe de main à la fermière, elle n’osa pas se perdre de nouveau dans les émanations acidulées du verger et atteignit la digue au moment où la nuit s’épaissit. Bercée par les va-et-vient du ressac et par les relents iodés de la mer, elle marcha d’un pas vif, orientée grâce à la vision nocturne de sa lentille. Quand les lampadaires éclairèrent de nouveau le chemin, elle se désactiva automatiquement, rendant à Dorothee sa vue naturelle.

Le cœur battant, elle ralentit l’allure quand elle arriva dans la boucle de l’arabesque au centre de laquelle se trouvait la demeure de tante Emy. Son vélo était appuyé contre la porte du garage. La voiture solaire de ses parents était garée sur le bas-côté. Les lumières brillaient encore à travers les fenêtres du pavillon. Les plants de tomates s’épanouissaient sous les lampes à ultraviolet rechargées pendant la journée.

Tout paraissait si calme, si apaisé, si habituel. Mais à la minute où elle pénétrerait dans la maison, elle savait que tout ça s’évanouirait, grignoté par la tristesse des moments avortés. Les autres, ils ne le sentaient pas. Pas encore. Car elle n’avait rien dit de ses desseins même si elle en endurait déjà la pesante ambiance. Après tout, elle venait de guérir d’un cancer ignoble, violent, persistant. Sa rémission se terminait à peine qu’elle songeait à partir. À rattraper le temps perdu.

À vivre, tout simplement.

Les autres comprendraient-ils son besoin ?

Une seule façon d’être fixée ; elle le leur annoncerait le lendemain. Ainsi, elle saurait.


Texte publié par Elodye H. Fredwell, 16 mars 2025 à 13h30
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