Sa vue chassa les dernières brumes de sommeil. Sio se redressa brusquement et le mouvement fit craquer la chaise longue sous elle. Ce n’était pas possible. Jusque-là, elle rêvait. De temps plus heureux, lorsque sa jumelle était encore parmi eux, en vie. À présent, pourtant, sa copie conforme se dressait là, devant elle, évanescente, comme un songe prêt à disparaître. Sa légère transparence laissait deviner les arbres du parc au-delà de sa silhouette, baignés dans le brouillard. Il envahissait les lieux jusqu’au manoir, estompait ainsi les contours.
Je dois être en train de rêver. Miri ne peut pas être là. Les fantômes, s’ils ne partaient pas directement pour l’Autre Monde, restaient bloqués dans le lieu de leur décès, et Miri était morte à l’autre bout du pays. Juste un message sans corps, introuvable. Ils n’avaient même pas pu effectuer les rites pour assurer son passage.
Elle cligna des yeux, hébétée, devant ce qu’elle prenait peu à peu pour un mirage. Elle se détendit et ses épaules s’affaissèrent. Sa sœur errait dans le monde intermédiaire, désormais, pour une éternité de solitude.
Le mirage se pencha vers elle vers elle, désolé.
– C’est bien moi, Sio.
Comment… ? Sio secoua la tête, incrédule. C’était impossible.
Miri soupira.
– Je n’ai pas beaucoup de temps. Ils ont déjà eu la gentillesse de m’en accorder, grâce à ton thé.
Mon thé… ? Sio baissa instinctivement les yeux vers sa tasse vide. Un thé étrange, doux-amer, aussi étrange que le commerçant de passage qui le lui avait vendu. Il lui avait promis un peu de réconfort, et quelques réponses, peut-être. Elle n’avait pas compris, ni sa phrase, ni son assurance. Elle l’avait acheté quand même, poussée par un sentiment inexplicable.
Déjà, la silhouette d’un être mortuaire, drapé de soie crème, se dessinait derrière le spectre de sa sœur, comme pour conforter ses propos. Elle tiqua.
– Miri… ? C’est vraiment toi ?
Le choc la laissa collée à son siège. La jeune femme acquiesça, avant de lui adresser un sourire désolé.
– Je voulais m’excuser… pour ce que je t’ai dit, avant de partir. Je ne le pensais pas, tu sais ? J’étais juste en colère.
Sio mit quelques secondes avant de comprendre de quoi il était question. Le sujet avait totalement quitté son esprit après la mort de sa jumelle. Une dispute comme une autre, à cause d’un ami qui n’avait cessé de les diviser depuis des années. Celui qui l’avait conduite aux frontières, au nom d’un idéalisme éphémère auquel eux seuls croyaient. Celui qui avait fini par la conduire à sa mort. Lui non plus n’y avait pas survécu.
– Je… je ne t’en ai jamais vraiment voulu, tu sais, souffla-t-elle, atterrée. C’est toi qui devrais m’en vouloir !
Elle s’était davantage sentie frustrée que lui eût gain de cause, et non elle. Toute colère l’avait quittée depuis longtemps, depuis l’annonce de sa mort. C’était si dérisoire, à côté de la disparition de sa sœur. Ne demeuraient plus que les souvenirs, nostalgiques et amers, et les regrets ; celui de ne pas s’être réconciliée avec sa sœur avant son départ, de s’être réfugier à l’intérieur du manoir pour la bouder, furieuse, tandis qu’elle quittait les lieux pour la dernière fois. D’avoir prononcé ces mots en guise d’au-revoir, de ne pas l’avoir serrée dans ses bras une dernière fois. Il était trop tard, désormais.
Miri tiqua, perplexe.
– Pourquoi t’en voudrais-je ? Je comprenais ta position, tu sais ; tu craignais de me voir partir et ce qu’il pouvait m’arriver. Tu avais raison, au fond ; cela n’a rien changé, termina-t-elle, morose.
La gorge nouée, Sio fut incapable de répondre pour tenter de la consoler, peinait à trouver quoi lui dire. Au fond, elle comprenait ce besoin qu’elle avait eu, bien que la séparation que cela avait impliquée l’eût blessée. L’éternelle optimiste contre l’éternelle cynique ; elles se ressemblaient tant mais étaient si différentes en même temps. Cela devait arriver un jour.
Après quelques secondes de suspens, Miri se départit de sa déprime pour recouvrer un semblant de sa jovialité habituelle. Sio n’était pas dupe, mais comprenait sa tentative pour la rassurer.
– Ne t’inquiète pas pour moi. Je peux passer, même si les rites n’ont pas été observés. Ils ne sont pas aussi intransigeants que les prêtres le prétendent, plaisanta-t-elle gauchement, avec un léger rire. Sinon, je n’aurais pas pu être là.
C’est vrai. Un poids disparut de ses épaules. La question n’avait cessé de la hanter ; sans rite, pas de repos éternel, plutôt une condamnation à errer dans un monde intermédiaire. Tous s’en effrayaient. Sio s’en était voulue de ne pas avoir su offrir au moins cela à sa jumelle. Son corps demeurait introuvable malgré les recherches, car ils avaient d’abord refusé d’entendre les autorités lorsqu’ils leur avaient indiqué qu’il n’en restait plus rien. La bataille avait été féroce, les cadavres plus rares que les morts.
– Je dois y aller.
Sio bondit de sa chaise, comme piquée par cette promesse de départ inéluctable. Elle tendit la main mais ne sentit rien sous ses doigts. Elle s’écarta, déçue, tandis que sa sœur affichait une moue désolée. Elle n’appartenait plus à leur monde, désormais. Elle n’avait aucune raison d’être encore palpable.
– Prends soin de Mère et de toi. Et ne me rejoins pas trop vite. Tu as encore ta vie à vivre.
Ma vie ? Quelle vie ? Sio retint un rire jaune. Qu’était donc une vie quand on avait perdu sa jumelle, son âme-sœur ? Un vide immense, affligeant. Une perte du goût de tout, ses passions, ses envies, ses autres proches. Ils n’étaient pas Miri. La mélancolie, constante, lui pesait jour après jour. Rien ne serait jamais plus comme avant.
Après un bref échange de regards, autant d’adieux silencieux qui se passaient de mots, elle n’était plus là. L’être mortuaire avait également disparu et le brouillard se dissipait lentement. Déjà, quelques rayons de soleil émergeaient à travers lui. Sio admira un moment la scène, figée. Elle ne se sentait pas bien, l’affliction l’habitait toujours.
Toutefois, d’une certaine façon, un rai commençait à percer les ténèbres qui enveloppaient son être, et elle se prit soudain à croire que d’autres pourraient le suivre.
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