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Capsule A

Grisaille et retrouvailles

« Super… »

Évidemment, il avait fallu que cela arrivât maintenant. Le cabanon sur lequel il avait travaillé était achevé, et il rentrait chez lui. Du moins, cela avait été le plan, jusqu’à ce que la journée radieuse changea brutalement d’humeur. À présent, il était coincé dans le salon de thé où il avait trouvé refuge, un rideau diluvien interdisant toute sortie.

« Tagimao ? »

Entendre son nom le sortit en sursaut de la torpeur maussade dans laquelle la pluie l’avait hypnotisé. Il se tourna vers la voix qui l’avait appelé.

« Mais oui ! C’est bien toi ! Par ici ! »

Il ne reconnut pas immédiatement la femme qui lui faisait signe. Néanmoins, il ne tarda pas à s’illuminer :

« Filinua ?! Mais que fais-tu ici ?

- Tu m’ôtes les mots de la bouche ! »

Il la rejoignit et prit place de l’autre côté de la petite table qu’elle occupait, avec un breuvage brûlant aux senteurs épicées dans ses mains.

« Je ne te savais pas amateur de thé, reprit-elle alors qu’il s’asseyait.

- Pas vraiment, mais disons qu’entre une tasse chaude et une douche froide, le choix est vite fait, dit-il en désignant la fenêtre martelée par le déluge.

- À une époque, cela aurait été notre signal pour nous jeter dehors à corps perdu... »

Elle avait répondu d’une voix presque triste, le regard perdu dans le miroir sombre et amer, encore trop chaud pour le boire. Tagimao savait où la conversation se dirigeait ; il n’avait aucune envie de l’y suivre.

« Et si tu me disais ce que tu deviens ? Cela fait des années qu’on ne s’est pas vu, tenta-t-il pour esquiver le sujet évident pour eux deux.

- Ça a été un peu chaotique de mon côté, répondit-elle sans trahir si elle avait remarqué la diversion. Je voyage beaucoup en ce moment avec mon petit commerce.

- Commerce ? Depuis quand tu as la fibre marchande ?

- Je ne l’ai pas vraiment. C’est surtout une excuse pour ne plus voir mes parents et leurs incessantes piques pour que je me case.

- Je crois que tous les parents sont les mêmes sur ce point. », compatit-il.

Un petit sourire entendu avait égayé leur visage à tous les deux.

« Et toi ?, reprit-elle. Vu ta carrure maintenant, j’ai ma petite idée.

- Ça se voit tant que ça ? J’ai été formé par mon père à la charpenterie et à la menuiserie. Je suis cette voie depuis.

- Tu t’en sors bien ?

- Et comment ! Je me suis intéressé au travail d’art et un grand maître m’a repéré ! Je partirai bientôt pour apprendre ses techniques dans son atelier.

- Tout ça me rappelle quelque chose... »

La mine de Filinua s’était de nouveau assombrie. Sentant qu’il allait de nouveau essayer de changer de sujet, elle se précipita.

« Désolé de ne pas être venue ! »

Elle avait presque crié dans sa hâte ; tous les clients du salon, bien que rares, se tournèrent vers eux avec surprise. Tagimao, quant à lui, était à la fois perplexe et abasourdi. C’est lui qui devrait s’excuser. Mais d’ailleurs, pourquoi s’excusait-elle ? Ses yeux s’étaient écarquillés et sa bouche essayait d’articuler des mots qu’il ne trouvait pas. Après avoir adressé de rapides excuses aux gens présents, et constatant l’ahurissement de Tagimao, elle s’expliqua :

« J’avais donné rendez-vous à notre planque, tu te souviens ? Gorodal venait de nous annoncer qu’il comptait partir avec la fille Inrime, avec la délégation de ses parents. Nous nous étions juré de partir à l’aventure tous les trois quand nous serions assez grands, et il allait plaquer ça et notre amitié pour cette gamine qu’il connaissait à peine.. Je voulais qu’on en parle tous ensemble ; j’étais furieuse que j’ai décidé sur un coup de tête. Vous avez tous les deux accepté. Mais quand est venue l’heure de se retrouver là-bas, je... »

Elle baissa les yeux, rouge de honte.

« Je me suis dégonflée. Qu’est-ce que j’allais lui dire ? Aussi dur que ce soit à admettre, il y avait une vraie alchimie entre lui et la jeune Inrime, au point de se voir offrir l’opportunité de les rejoindre. Il ne voyait aucun avenir dans notre monde, c’était inespéré ! »

Elle marqua une pause.

« Alors, je suis resté chez moi, à ruminer sur l’idiote que je suis.

- C’est donc ce qu’il s’est passé, réagit Tagimao qui avait retrouvé sa langue.

-Gorodal devait être déçu, pas vrai ? En colère même, je dirais.

- La vérité, c’est que je n’en sais pas plus que toi.

-Comment ça ? »

Elle comprit immédiatement, et ce fut son tour d’avoir les yeux écarquillés.

« Attends, toi non plus ?!

- Tu comprends pourquoi je voulais éviter le sujet ? Je pensais vous avoir fait faux bond à tous les deux. »

Il soupira.

« Mon grand-père n’était pas en forme à l’époque. Quand je suis rentré en attendant le rendez-vous, j’ai appris qu’il venait de s’éteindre. Avec mes parents, nous sommes allés rejoindre ma grand-mère pour préparer son enterrement immédiatement.

- Mes condoléances…

- Merci. Ça fait quelques années, j’ai fait mon deuil. »

Ils restèrent silencieux un moment, entre les conversations feutrées d’un côté et la pluie battante de l’autre.

« Quand je suis revenu, reprit finalement Tagimao, vous n’étiez plus là. Ni Gorodal, ni toi.

- Mes parents n’arrivaient plus à vivre de leur travail ici. Le lendemain, une occasion s’est présentée ailleurs. Ne me demande pas comment, on a déménagé en cinq jours. J’ai essayé de le revoir avant, mais il était introuvable. J’ai réussi à demander à ses parents le dernier jour : il était parti le lendemain du rendez-vous.

- Drôlement rapide, en effet…

- Tu crois qu’il y était ?

- Aucune idée, et je pense qu’on ne le saura jamais. La seule chose dont je suis sûr, c’est qu’il pleuvait comme aujourd’hui.

- Comme le jour où on s’était promis de partir à l’aventure, remarqua Filinua avec un sourire.

- Finalement, vous y êtes tous les deux : lui avec sa dulcinée chez les Inrims et toi qui voyage.

- Devenir apprenti, c’est une forme d’aventure aussi.

- Pas faux ! »

Tagimao s’autorisa un petit rire ; l’atmosphère s’était détendue après ces aveux.

« Si tu pouvais revenir en arrière, tu le ferais ?, demanda Filinua.

- Cela changerait-il vraiment quelque chose ? Même si c’était possible, ce qui allait arriver n’aurait pas changé. Et puis, c’était une promesse d’enfants ; on promet tout et n’importe quoi à cet âge.

- J’ai souvent ressassé ce qu’il s’était passé, et regretté de ne pas avoir fait.. plus ? Autrement ? Je devrais probablement prendre exemple sur toi et faire la part des choses. »

Leur discussion continua longtemps, beaucoup plus enjouée, à se souvenir du bon vieux temps et de leurs bêtises, avec la pluie à nouveau comme témoin.


Texte publié par Arkhenbarn, 14 mars 2025 à 23h46
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