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Songe

C’était une de ces soirées comme il y en a tant, à l’heure où déjà l’on n’entend plus rouler les voitures, où ne sortent plus les passants. Où l’on préfère la chaleur du foyer à la fraîcheur de ces nuits précédant le printemps. C’était une de ces soirées comme il y en a tant, déjà noire et seulement piquetée de quelques fenêtres jaunes. C’était une de ces soirées comme il y en a tant, où seul résonne l’écoulement du fleuve. Non loin de ses berges brisées de béton se dresse une chapelle, les bras croisés, immortel monument témoin des siècles et du temps. De ses grands vitraux s’échappe une clarté colorée, racontant une histoire que nul ne lit plus. Lorsque l’on s’y penche, l’on peut y voir…

Qu’elle est grande, cette petite chapelle ! Son haut plafond voûté, baigné de lumière chaude, sa porte au cadre taillé dans la pierre, aux panneaux de bois si bien sculptés… Au fond, une estrade surplombée d’une peinture immense, d’effigies de bois scrutant de leurs yeux froids la salle, fixant, droit devant elles, l’orgue silencieux depuis des lustres, et la chaire abîmée dans laquelle nul chrétien ne montera plus.

Tout est illuminé de projecteurs. Des rangés de chaises aux pieds de plastique noir, au cousin rouge, se dressent, vides. On n’y trouve, qu’un siège sur deux, quelque étui sans instrument. Sur l’estrade, en cercle, joue un orchestre. La baguette s’agite, tantôt avec douceur, tantôt avec puissance. Les archets volent, les joues se gonflent, les doigts courent… Les forte envahissent la pièce, les piano la caresse… Les violons et les flûtes sautillent, les cors et les trombones marchent d’un pas grave et conquérant…

Au fond, tout au fond, loin de l’orchestre délivrant ses merveilles, sur un rang à moitié éclairé, à moitié dans l’ombre de l’orgue, est assis un garçon. Il est seul. Petit. Il ne'avait sans doute pas quatorze ans, on lui en donnerait douze. Son petit visage rond était baissé. Il lisait. Rarement il tournait une page, distrait par la musique qui résonnait dans son esprit mieux que les mots que son regard effleurait. Il ignorait, ce solitaire enfant, la présence de la paire d’yeux scrutateurs posée sur sa petite personne.

Où était-il, ce garçon, emporté par ses lettres ? Où étaient-ils, ces musiciens, emportés par leurs notes ? Où était cette chapelle, envahie de tant de beauté ?

Elle était belle, elle est ses grands murs de pierre sculptés. Elle est ses statues de bois. Elles et ses vitraux. Elle est ses instruments. Elle et sa musique. Elle est son enfant. Elle est son livre. Tant de beauté réunie en son sein, et une paire d’yeux qui soupire d’aise.

Il ne lâche pas l’enfant des yeux. Aux milieux de la répétition, il commence à se faire fatigué. Il remue, cherche une position sur sa chaise rouge. Il pose la tête sur son épaule, son bras sur le dossier. Il lève le livre pour ne plus baisser les yeux, baisse le livre pour ne plus lever les bras. Parfois il cesse de lire, et examine son ouvrage par la tranche, comme pour savoir où il en est, comme pour admirer la reliure, ou comme pour examiner une déchirure. Parfois il tourne les pages jusqu’à la fin. Parfois encore il se passe la main dans les cheveux, ses beaux cheveux noirs. Il ne les a pas longs, dans le sens qu’ils ne lui couvrent pas la nuque, mais les mèches ruissellent sur son front. Lorsqu’il remue la tête, il se peut qu’un projecteur reflète sa lumière sur les branches dorées de ses lunettes, allumant une étoile dans son regard. Que fait-il, ici, seul, alors que dehors il est si tard ? Combien de temps restera-t-il en ce beau lieu avant que la raison ne l’en écarte ? Et de quoi peut bien parler son livre ? se demande l’observateur.

Lorsque l’enfant bâille, il se sent lui-même fatigué et s’affaisse un peu. Sa partition sous ses yeux se brouille, et il tire son archet en retard. Mais lorsqu’il finit il regarde à nouveau le garçon. Et il trouve ça beau. Il soupire, il aime ce monde paisible, de sommeil et de merveille, semblable à un doux songe.

Et la nuit s’approfondit. Il est temps pour lui de rentrer. Il remballe sa musique, range son pupitre, d’un pas ensommeillé il se dirige vers la porte. Il passe devant le garçon sans le lâcher du regard.

L’enfant lève alors les yeux. Il détourne vivement les siens. Mais ils ont échangé une seconde. Il a plongé dans les iris bruns, sombres du garçon. Il y a coulé, il s’y est noyé une brève et belle seconde. Il a brièvement partagé un rêve.

C’était une de ces soirées comme il n’y en a pas tant.


Texte publié par RougeGorge, 11 mars 2025 à 23h02
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