Pourquoi vous inscrire ?
«
»
Lecture

I. La veille du jour où j'ai commencé à rêver.

Je regrette la banalité de cette journée, car j'ignorais qu'elle serait ma dernière éveillée. Si je l’avais su, peut-être me serais-je démenée pour la rendre plus intéressante.

Hélas, j’avais commis les mêmes actes ennuyeux que j’avais commis ces dix-huit dernières années, et j'avais raconté les mêmes propos ennuyeux que j’avais narrés ces dix-huit dernières années, le tout devant les mêmes personnes que j'avais côtoyées ces dix-huit dernières années.

Néanmoins, je ne vous raconte pas ceci pour vous ennuyer comme j'ai pu ennuyer tous ces pauvres gens, je vous raconte mon histoire (il s'agit en réalité d'une sorte de témoignage) car je crains de partir incomprise. Oui, là est ma plus grande peur. Seulement, pour être honnête, j'ai aussi une phobie des chats. Je les trouve étranges, ces bestioles, et malveillantes derrière leurs fourrures et leurs grands yeux remplis de jugement.

Mon aversion pour ces créatures doit venir du fait que l'une d'entre elles m’avait mordue quand j'étais enfant. Il s’agissait du chat de Madame et Monsieur Decleski, le couple de vieux gens qui habitait à quelques pas de chez moi. Et je ne me souviens plus de l'origine de cette impulsion, mais je m'étais fait la réflexion que leur chat serait bien plus heureux (et peut-être moins hostile !) s'il déambulait librement plutôt que d'être cloîtré dans une demeure de six étages, aux couloirs infinis, aux salons et aux chambres empreints de l'odeur de la mort qui tardait à venir.

Je m'étais mise en tête de lui venir en aide un jour et étonnement, ce fut là ma grande entreprise — celle de ma dernière journée éveillée.

J'errais dans l'antre florissant de ma tendre mère. Les pétales, d'un doux ton lavande, s'étendaient tout autour de moi, une délicate compensation pour l'inconfort qu'ils m'infligeaient. En effet, mes yeux étaient empreints de larmes et mon nez picotant. Malgré ces désagréments persistants, je demeurais, car en cette journée d'été, sa mémoire d'antan me manquait affreusement.

Mais là n'est pas le sujet.

J’eus, toute la journée, la forte impression que l'on m'avait arraché quelque chose, mais j'ignorais à vrai dire quoi. Lorsque mes yeux se posèrent sur le gros chat aux poils longs et blêmes de Madame et Monsieur Decleski, je m'étais dit qu'il s'agissait peut-être de lui.

J’ignorais pourquoi, mais il me parlait, ce chat grassouillet, à travers ses yeux bleus intenses. Aide-moi à rentrer chez moi, me chuchotait-il dans une langue que je comprenais, et c'était tout à fait inquiétant, à y repenser. Non pas que je maîtrisais cette langue (bien que, en toute franchise, cela aurait pu tout autant me préoccuper), mais le simple fait qu'il sollicite mon aide. Il n'était guère éloigné de chez lui, à quelques pas seulement. Le jardin maternel s'étendait dans un recoin solitaire d'une clairière. Mère entretenait l'espoir que toute âme, même étrangère à nos terres, pourrait s'y réfugier sans encombre.

— Je ne peux pas t'aider, avais-je répondu au gros chat, je suis fatiguée, ce soir. Ne pourrais-tu pas retrouver ton chemin seul ?

La nuit dernière, Mère s’était abandonnée à des lamentations incessantes qui avaient éteint en moi tout désir de sommeil. Ensuite, le reste de la journée, je l’avais passé ici, à scruter ses fleurs, à mesurer le temps qui me restait. À quoi bon ? Je l'ignorais, mais je comptais tout de même.

Aide-moi à rentrer chez moi.

Il était têtu ce chat, mais il n'en demeurait pas moins convaincant. En tout cas, plus convaincant que mes muscles endoloris et mes yeux entrouverts. Et puis, je n'avais rien à y perdre, la rancune ne m'habitait guère à l'égard des morsures de mon enfance, et je nourrissais l'espoir qu'offrir refuge à ce chat dans son foyer pourrait peut-être conjurer en moi ce sentiment de vacuité.

Sur ces pensées, j'avais quitté le banc en bois lisse où je me prélassais depuis quelques heures, et je m'étais approchée du chat. Je n'avais pas envie d'y toucher, je le trouvais repoussant, informe. Gâté, aussi… Autant qu'un chat puisse l'être. Je l'avais attrapé avec mes deux mains, l’écartant avec une délicatesse particulière de la dentelle de ma robe. J'éprouvais une crainte viscérale qu'un de ses poils ne se glisse dans les plis raffinés du tissu. Marchant avec précaution à travers la clairière, je m'éloignais de l'entrelacement des arbres, de cette nature envahissante et des souvenirs qui s'y mêlaient.

J'étais tout à fait ridicule, bien sûr, et durant mon chemin, j'avais eu droit à quelques regards soucieux de mes voisins. J'avais noté que le chat s'était laissé faire sans encombre. Cela aurait été le comble qu'il se mette à me griffer après avoir imploré mon aide ! Mais il s'agissait là d'une créature traître de nature, vicieuse d'habitudes, et je me devais d'être prudente en sa présence.

Après un certain laps, l'ample étendue des Decleski se dessina à l'horizon, un espoir naissant comme une aurore lointaine, et je pressai le pas, désireuse de me débarrasser de ce félin encombrant. Sous le perron, j'avais déposé le chat au sol, et l'avais regardé un instant. Le visage renfrogné, j'avais lâché :

— Te voilà redevable d'un service, Chat.

Soit. Mes pattes ne sont plus aussi agiles, mais je peux toujours te guider à travers les méandres ou chasser les souris les plus traînantes, si tel est ton désir.

Mon nez se retroussa de dégoût, et en frappant à la porte, je marmonnais :

— Je n'ai pas d'idée, là, tout de suite, mais cela viendra peut-être plus tard.

La porte s'ouvrit brusquement, et j'eus un mouvement de recul.

— Mistigri ! s'écria Madame Decleski en prenant le chat dans ses bras. Cher époux, rejoignez-moi !

Aussitôt, Monsieur Decleski apparut dans l'embrasure de la porte, le front plissé d'inquiétude.

— Mais qu'advient-il donc ? Ah, le voilà de retour ! Demoiselle, êtes-vous bien celle qui nous l'a apporté ?

— Bien entendu. Qui d'autre ?

La femme, larmoyante, berçait son chat comme s'il s'agissait d'un nourrisson.

— Mille mercis. Mistigri a tendance à s’égarer. En effet, il se fait vieux.

— Pourquoi ne pas l'avoir cherché ?

— Quelle étrange pensée ! s’étonna Monsieur Decleski. Nous l'avons cherché, et cela, des heures durant, je vous ferai savoir !

— Il est si délicat, poursuivit la femme en l'observant avec peine, je suis soulagée que vous l’ayez retrouvé sain et sauf. Tenez-le, un instant !

Elle donna maladroitement son chat à son époux, puis s'en alla. Je m'étais mise à observer ce Monsieur avec diligence, en attendant que sa femme ne revienne. De là où j'étais, je pouvais l'entendre fouiller, et occasionnellement crier sur ses gens de maison.

Madame Decleski revint enfin, dans la paume de sa main, un mouchoir en soie blanche, avec quelques fruits rouges à l'intérieur.

— Voilà, ma chère, fit-elle en me plaçant le tissu dans la main.

— Ce n'est pas nécessaire.

— J’insiste.

— Très bien, alors. Merci.

Sur le chemin du retour, balançant mes jambes comme si elles ne m'appartenaient qu'à peine, je comptais les myrtilles à l'aide seulement de mes pupilles, ne souhaitant pas tâcher davantage mes doigts. Une, deux, trois, quatre. Il y en avait juste assez pour que je les partage avec Mère de manière égale et juste. Elle aimait les fruits rouges plus encore qu'elle n'aimait son propre époux, et dans notre pays, la saison des fruits rouges était rare, et il était difficile de s'en procurer. Finalement, j'entrai dans notre vaste demeure. Un frisson glissa le long de mes épaules. Manifestement, un domestique avait omis de fermer une fenêtre, ou peut-être deux. Leur crétinisme me plongea dans l'exaspération. Étaient-ils donc incapables de comprendre les choses les plus simples ? Trop souvent, je m’étais sentie obligée de répéter les mêmes consignes en espérant qu'ils en saisissent le sens. Par moments, l'idée de saisir un clou et un marteau pour remédier à leur inefficacité me traversait l'esprit.

— Ah, voilà qu’elle nous fait l’honneur de sa présence.

Je levai mes yeux renfrognés. Mon père, toujours élégant, était vêtu de beaux habits noirs. Il descendait les larges marches du hall avec contrôle, malgré son grand âge.

— Où allez-vous, Père ?

Il me regarda comme si j'avais proféré une insulte. Ce n'était là que curiosité, mais je crois qu'il l'avait pris comme une profonde intrusion dans sa vie privée.

— Au terrain de golf. Il me faut échapper à l’air putride.

Je regardais l'extérieur noir de la nuit qui enveloppait notre demeure, puis je le regardais à nouveau, lui. Si j'avais été un homme, m'étais-je dit à ce moment-là, je serais bien meilleur menteur que mon père.

Il me tourna le dos, et je m'apprêtais à m'en aller à mon tour quand le crissement de ses chaussures m'interpella.

— Au fait, votre mère nous a quittés.

— Je vous demande pardon ?

— Vous devriez demander pardon à votre mère. Elle aurait grandement apprécié votre présence cet après-midi, mais au lieu de vous rendre utile à ses côtés, vous avez préféré vous égarez.

Il arqua ses sourcils d'argent broussailleux avant de s'éclipser.

J'ignore combien de temps j’étais restée figée, le visage blême, engloutie dans un silence si abyssal que je pouvais percevoir les battements de mon cœur résonnant, les pulsations de mes veines martelant mes tympans. Pourtant, je m’étais mise à errer à travers les couloirs. Le bruit de l'horloge, soutenu et contrôlé, m'accompagna bien après que je ne quittasse le hall.

En passant près de la chambre de Mère, j'eus une certitude grandissante. Lorsque je poussais la porte de ma chambre, cette pensée viscérale me transperça. Et là, tandis que je m'effondrais sur ma couche, le visage contre l'oreiller, la bouche entrebâillée, cette conviction ne fit que s'intensifier.

Doucement, ma main s'éleva, déployant son poing et les myrtilles écrasées dans ce mouchoir délivrèrent la confirmation tant attendue. En cet instant, je pressentis que cette journée serait ma dernière journée éveillée

II. Un songe si absurde.

Mère n’hésitait pas à proclamer que j'étais “une jeune fille haute en couleur” ! Bien que, dans le passé, cette déclaration sonnait comme une réprimande, lors des moments où je lui faisais honte en public, je me rends compte aujourd'hui qu'elle traduisait, à son insu, une réalité indéniable.

À l'occasion de nos fêtes à thé, je fouillais mes armoires en quête des étoffes les plus éclatantes, des textures les plus rares et uniques, capables de retenir longuement le regard de mes invités. C'est une confidence que je vous livre ici : lorsqu'on me demandait (si toutefois les demoiselles osaient, car elles étaient bien souvent trop intimidées) où je dénichais ces merveilles coutumières, je répondais qu'il s'agissait de cadeaux dont l'origine m'était inconnue. En d'autres moments, bien malgré moi, je me trouvais contrainte par ma mère à mentir au sujet de ces robes. À proclamer avec fierté qu'elles étaient l'œuvre de ses mains habiles. Je n'appréciais guère être réduite à une marionnette. Et je haïssais ses coutures.

C’est ironique et forcément comique (du moins, à mes yeux) que ce fut mon goût pour le fastueux qui déclencha la deuxième réalisation que j’étais en plein rêve.

Peu avant midi, Père dépêcha une bonne pour me convier à un événement. Préalablement, il avait choisi ma tenue, optant pour la robe la plus morne et sinistre qui ait jamais caressé ma peau. Une vague de tristesse me submergea. Père méconnaissait-il à ce point mes penchants pour les couleurs vives qu'il osait m'insulter en me proposant une robe noire ? Lentement, le choc initial et le dégoût se muent en une colère grandissante. C'était tout simplement ridicule ! Je refusais catégoriquement de me montrer affublée d'une telle toilette ! Je préférais encore trouver refuge dans la mort.

Dans le glissement funeste de mes pleurs, balayés par le tissu maudit, le corps abandonné sur le sol, une lucidité pénétrante s'insinua. Je somnolais. Tout n'était qu'un rêve.

C'était, après tout, la seule explication sensée. Et si par hasard, vous n'aviez pas pris note, j'étais une jeune femme excessivement rationnelle.

Tout de même, je me devais d’en avoir le cœur net. Je me précipitai dans la salle de jour, où mon père et ses amis se prélassaient. Là-bas, une scène des plus déplorables s'offrait à mes yeux. Une ribambelle de tenues funestes, du noir assorti avec du noir, encore et encore. Une tragédie qui aurait pu me faire hurler à gorge déployée !

Père s'approcha, laissant ses amis à peine conscients de ma présence au bas de l'escalier. Il grimpa quelques marches, m'évalua du regard, puis posa une main sur sa hanche.

— Vous n'êtes guère apprêtée, et nous partons immédiatement ! J'espère que vous disposez d'une excuse valable pour me mettre dans l'embarras de la sorte.

Ce fut à mon tour de le scruter. Il fallait que je choisisse mes mots avec précaution, du moins, le fallait-il ? La frontière entre la prudence et l'audace devenait floue. Après tout, rien n'était tangible. Cette scène se déroulait dans une réalité trop absurde pour être authentique. Malgré cela, je n'eus pas le courage d'envoyer mon père se faire paître ailleurs. Qu'il ne fût, au bout du compte, qu'une projection de mon esprit n'amoindrissait en rien son aspect intimidant.

— Je le regrette, mais je ne vais pas pouvoir vous accompagner, avais-je murmuré en posant une main sur mon estomac. Je suis souffrante.

Il me lança l’un de ses fameux regards. C’était un homme de peu de mots, mon père, néanmoins chaque mot sortant de sa bouche était choisi avec soin, asséné avec précision, dans l’unique objectif de causer le plus de dégâts possible à son interlocuteur.

— Quelle profonde déception, et je constate que cela devient une habitude chez vous.

— Navrée, Père, mais je suis incapable de contrôler les méandres de mon estomac.

— Remontez dans vos appartements avant de propager votre mal autour de vous, avait-il lancé en redescendant les marches, je saurais amplement faire sans votre présence.

Sans perdre de temps, je remontais les escaliers, parcourant le couloir qui conduisait aux chambres. Les murs étaient décorés de portraits d'ancêtres que je n'avais jamais rencontrés et dont j'avais à peine entendu parler. Je me disais qu'ils devaient avoir une certaine importance, sans quoi ils ne trôneraient pas sur nos murs. Leurs regards étaient scrutateurs et remplis de critiques. Je ne me souviens pas qu’ils étaient aussi lugubres dans la réalité, bien que les expressions fussent toujours difficiles à cerner sur les anciennes peintures.

À mesure que je demeurais dans ce couloir, une étrange sensation de malaise se logea dans mon estomac et la douleur inventée pour me dérober de la compagnie de mon père commençait à se manifester, plus réelle que jamais.

Je hâtais le pas, fuyant du regard les sots figés dans des tableaux. Mon regard s'arrêta devant une porte entrebâillée, lorsqu’une brise s'échappa de la pièce, la porte gémit, dévoilant une fragrance subtile, mais déroutante.

Ma chérie.

Non, pas maintenant.

Je saisis la poignée et refermai la porte avec un claquement sec.

De retour dans l'intimité de ma chambre, je m'effondrai sur mon lit, absorbant chaque nuance d'une atmosphère qui m'était aussi intime qu'un amant fidèle. Les teintes d'or, d'argent, de velours et de soie fusionnaient parfaitement, une ode à l'élégance qui me liait plus étroitement à cet espace qu'à mes propres parents.

Hélas, quelque chose déraillait. En toute logique, j’étais la maîtresse de mon propre esprit, la souveraine de mes rêveries. Alors pourquoi échappais-je à toute emprise sur les contours de mes visions et la marée des autres personnes qui s'y engouffraient ? Si j'avais le plein contrôle de mon rêve, les yeux sévères de mes ancêtres ne me dévisageraient point avec une hostilité si âpre et mon père n'oserait pas me tracasser avec sa maudite tenue d'ébène ! Non, si je possédais un contrôle absolu, alors je serais dans un rêve agréable et amusant, à me goinfrer de gâteaux uniquement, sans que nul n'ose me troubler.

Une curiosité croissante m'envahissait, me demandant si je pouvais transgresser les limites de la réalité et ainsi accomplir des actes que, éveillée, je me trouverais incapable d'effectuer, ou que l'on m'interdirait formellement. Mais voilà que mes idées s'amenuisaient ! Une jeune femme emplie d'imagination comme moi, cette constatation me heurta brusquement. Que faire lorsque même tenir tête à mon père m'était ardu ? Quel acte pouvais-je poser, quelque chose de puissant et concret, pour rétablir un plein contrôle ? Ah, que ce rêve devenait pénible !

Je m'abandonnai au lit, la tête en apesanteur, le corps reposant. Ce fut là que ma réalité se renversa, et que je perçus une forme indistincte au bord de la fenêtre. Il s’agissait d’un chat, oui, mais pas n’importe lequel. Un chat qui me devait un sacré service. Un chat qui était sûrement ici, car il s'était égaré à nouveau. Au mieux, un chat avec de sérieux soucis de santé, au pire, un chat totalement idiot.

— Toi ! avais-je crié en le pointant du doigt. Viens ici, sale bête !

Je me précipitai hors de mon lit, trébuchant sur le sol. Avant même que j'atteigne la fenêtre, le chat se jeta dans le vide. Mon cri perça le silence du domaine, et je m'élançai vers la fenêtre. Ouvrant complètement les rideaux lourds, aux teintes jaunâtres, je m'attendais à découvrir sa carcasse écrasée. Cependant, le voilà qui se tenait en bas, près des pots de fleurs, indemne. Je savais que les chats avaient des pattes solides et des réflexes qui frôlaient le surnaturel, mais nous étions là, au cinquième étage !

Voici une preuve tangible. Je rêvais bel et bien. Et dans ce songe, la capacité de me souvenir de nombreuses choses, y compris de mes autres rêves, m'était accordée. De manière récurrente, je me découvrais en train de voguer dans les cieux, de flotter au-dessus de notre domaine. Une réminiscence qui me donna des frissons. Portée par la conviction que tout n'était que chimère, je poussai le cadre de la fenêtre. L'air extérieur, imprégné d'une brise agréable et du parfum enivrant de l'herbe, s'engouffra dans la pièce. M'agrippant aux pans de ma fenêtre, je me hissai au bord. La sensation de hauteur me causa un petit vertige, et je plantai mes ongles dans le bois. Tout de même, je ne ressentais aucune peur. J’y croyais. Je rêvais. Et je voulais voler loin, très loin d'ici.

Relâchant prise sur les rebords de ma fenêtre, je laissai mon dernier regard dériver vers le bas avant de fermer les yeux. Mon corps s'inclina en avant, mes jambes sur le point de fléchir, lorsque soudainement une main robuste s'enroula autour de ma taille. En basculant en arrière, un cri s'échappa de mes lèvres, et je repoussai l'intrus, reculant hâtivement sur le sol.

— Ce n’est que nous, Mademoiselle. Calmez-vous, je vous prie !

La voix empreinte d'inquiétude résonna dans la pièce. Il s’agissait d’une femme, affairée à la préparation de nos repas (son nom m'échappait), et d'un homme, celui qui nous apportait le pain chaque matin.

— Excusez-moi pour cette brusquerie, entama le jeune homme. J'ai pensé que...

— Que quoi ? Poursuivez, je suis toute ouïe ! (Je me redressai péniblement, m'efforçant désespérément de conserver une contenance.) Vous, misérables serviteurs, comment osez-vous pénétrer dans mon rêve ? C'est mon rêve, le mien, et c'est moi qui décide de ce qui se déroule ici, pas vous ! Moi !

Personne ne répliquait, et je me sentais déboussolée par leurs regards. Des regards, toujours des regards. Mes pensées, prisonnières derrière mes lèvres, brûlaient du vif désir qu'ils se changent en statues — inertes, dénuées de vie, figées pour toujours. Que leurs yeux perçants se vident d'expression, que leurs gestes impertinents soient pétrifiés. J'étais certaine que ces individus ne méritaient pas l'animation que mon rêve leur offrait.

L’homme qui m’avait projeté sur le sol se figea un instant, ses lèvres tremblantes d’une pensée qu’il hésitait à révéler à haute voix.

— Nous ignorons de quoi vous parlez.

Mon regard s’abaissa, et je marchai lentement vers la fenêtre. Ils eurent un sursaut, mais je leur fis signe de rester à leur place, et ils avaient obéi. Sans trop m’approcher du bord de la fenêtre, comme si j’avais perdu l’ensemble du courage que j’avais rassemblé plus tôt, je jetai un bref regard à contre-bas.

Rien. Pas une âme. Même pas sept.

En reculant, incrédule, je fixais l’horizon. Il fut un instant — bref, mais percutant — durant lequel quelques larmes se mirent à ruisseler le long de mes joues tel le courant d’une rivière. Impossible à arrêter. Mes joues se creusaient sous leur poids invisible, ma peau brûlait à leur contact.

Incapable de me sortir de l’esprit que tout ceci n’était qu’illusion et rêverie, l'amère réalisation que la situation était bien plus inquiétante me frappa de plein fouet.

Ce n’était pas une douce rêverie dans laquelle je baignais, mais bien un cauchemar dans lequel j’étais coincée, et dont je craignais ne jamais pouvoir me réveiller.

III. Aujourd'hui, j’ai tué.

La honte était un sentiment que j'ai toujours perçu comme dépourvu de sens. Pourtant, il persistait tel un compagnon ingrat, prêt à me submerger au moindre faux-pas. Si ma langue fourchait en public ou si ma posture n'était pas suffisamment droite, il me remettait brutalement les idées en place. Son emprise était enveloppante, mais à la différence de la douceur et de la chaleur d'une couverture par une nuit d'hiver, elle était parsemée d'épines qui labouraient et embrasaient ma chair.

À présent, j'étais enveloppée de ses épines, de la tête aux pieds, consumée dans l'ensemble de mon être. Les rires des domestiques résonnaient presque à mes oreilles, se moquant de mon épisode. De ma tenue. De ma coiffure. De mes paroles. Du bouton rouge que je portais sur la pommette gauche. Moi, je ne méprisais guère ce bouton. Sous la lueur vacillante des bougies, la nuit, on pouvait le confondre avec un grain de beauté. Hélas, à la lumière du jour, il révélait sa nature répulsive.

Ainsi me percevaient-ils désormais, après des années passées à cohabiter dans une ambiance de courtoisie perpétuelle. Arborant une apparence soignée, dotée d'une intelligence vive et puis, soudain, un jour, je manquai de me précipiter du haut de ma fenêtre. Oui, une image d'une atrocité saisissante. J'avais terni ma réputation à leurs yeux, et même si, en fin de compte, ils n'étaient que des servants, cela ébranlait tout de même quelque chose en moi.

J'étais d'autant plus confuse que j'ignorais moi-même ce qui m'avait pris. Je ne me souvenais que d'un seul sentiment intense, celui de la liberté. Je n'étais guère prisonnière de ma demeure, je n'avais jamais été esclave, mais si l'on m'avait un jour privée de ma liberté et que l'on me l'avait rendue dix–huit ans plus tard, j'étais prête à parier que c'était ce sentiment que je ressentirais.

C'était une évidence, mais le courage de quitter ces murs ne s'empara point de moi, même lors du retour de mon père, lorsque sa servante vint me quérir pour partager le thé, j’avais décliné. Sa compagnie n'était guère attrayante. Je n'avais nulle envie de fixer son visage dénué d'expression, et de me demander silencieusement s'il était réel, présent, ou bien un vestige de mon cauchemar.

Suite à mon refus, mon père dépêcha une fois de plus une domestique, chargeant ses épaules d'un plateau de thé et d'une part de gâteau au chocolat. C’était étrange, car elle avait apporté mon repas avec une jolie fleur couleur lavande plongée dans un vase, comme je les voyais souvent faire avec Mère lorsqu'elle était alitée. Je n'avais pas touché à ce plat. L’acte de nourrir mon corps me semblait sans but, puérile même, et m'affamer ne me paraissait pas si stupide comme entreprise, finalement.

Cette même soirée, j’étais allongée dans mon lit, le regard fixé sur la fenêtre qui demeurait béante, laissant entrer d’agréables courants d’air. Je n’avais rien à faire, si ce n’était me lamenter dans des pensées qui ne faisaient que tourner en rond, créant une douleur viscérale dans mes tempes. Lorsque quelqu’un frappa à la porte, je tournais lentement la tête en laissant échapper une déclaration à peine audible :

— Entrez.

La porte s’ouvrit, Père y sortit sa tête. Ses cernes étaient creusés, son nez rose.

— Comment vous sentez-vous ?

J'hésitai avant de répondre.

Quelque part, je ne voulais qu’évoquer cette confusion omniprésente, ce trouble douloureux qui me torturait. Je désirais extérioriser mes maudites pensées et ainsi m’en libérer. Mon compagnon ingrat m’en empêchait, serrant ma gorge, nouant ma langue.

— Je me sens épuisée.

— Vous aviez la journée entière pour reprendre des forces.

— La douleur est écrasante, avais-je confié en faisant référence à ma douleur fictive, et je crains que même un millier de nuits de repos ne puisse suffire à apaiser mon mal.

Il s’étonna de ma réponse, ses petits yeux s’élargissant (au possible, il demeurait un homme aux pupilles anormalement étroites), puis il frotta son crâne.

— Je ne souhaite nullement vous importuner. Le Ciel sait que cela m'est également pénible. Cependant, j'exige votre présence lors du dîner. Cette fois, je ne m'en passerai pas.

— Vous admettez que ma compagnie vous est pénible, mais vous l'exigez malgré tout. Il existe assurément un sage qui a traité de ce sujet.

— Me traitez-vous d’aliéné ?

— Jamais je n'oserais.

— Alors, relevez-vous. Venez manger. Vous avez une mine affreuse.

Je gardai le silence. Il claqua la porte derrière lui.

Les domestiques ne lui avaient guère fait part de l’incident de la fenêtre. J'en étais certaine. Autrement, Père m'aurait assailli de réprimandes, martelant mes oreilles comme des cloches et aurait probablement barricadé ma fenêtre. En plus, il aurait esquissé un rire moqueur à mon égard, même si je demeurais sa fille, trouvant un air pathétique et humoristique dans ma peine. Il va sans dire que son ignorance me procurait un immense soulagement.

Avec dépit, je quittai le confort de mes draps pour aller troquer mon haillon, dans lequel mon corps s'était imprégné pendant des heures, contre une tenue plus convenable.

En ouvrant mon armoire, une odeur exécrable frappa mes narines, et je plaçai ma main contre mon nez. L’odeur me hanterait jusqu’à mon dernier souffle. L'agonie silencieuse d'étoffes jadis nobles, imprégnées d'une senteur caduque qui s'infiltrait dans les fibres. Chaque pli exhalait un souffle de décomposition. Leurs couleurs semblaient s'estomper, une toile de gris, de vert et de marron décrépis.

Un soupir m'échappa, une complainte si familière. Mes yeux erraient. Un étau invisible enserra mon être, la réalité dérapant, s'effaçant dans l'ombre de l'armoire qui se referma avec un grincement lugubre.

Quittant mes quartiers, drapée dans une robe de chambre lourde, je m'avançai dans le corridor. La pénombre y régnait, nimbée seulement par la lueur vacillante de la bougie que je tenais. Une atmosphère glaciale enveloppait tout, figeant le lieu dans le temps. Il n'était nul besoin d'éviter les regards des ancêtres accrochés au mur. À présent, leurs visages se liquéfiaient lentement, comme de la cire, et je me délectais de cette décomposition inévitable.

— Bon débarras, avais-je murmuré.

Je me dirigeai vers la cuisine où un homme au dos large et voûté était assis. Je prenais place face à lui. Mon assiette était pleine, mais la faim ne me visitait point. Peut-être parviendrais-je ainsi à extirper quelque information sur la nature de ce cauchemar dans lequel je me trouvais.

— Comment dormez-vous ? lâchai-je, brisant le silence pesant.

Il abaissa sa fourchette, ses yeux plongeant dans son verre d'eau. Un silence s'étira, trop longtemps. Un frisson de nervosité me parcourut.

— Le sommeil m'évite souvent. Est-ce également votre cas ? proposai–je, espérant capturer son attention.

Bien que l'idée de battre en retraite me taraudât, je ne pouvais m'empêcher de ressentir le désir ardent de reprendre le contrôle de ce cauchemar, avec l'espoir ultime de maîtriser cet homme. Cette lueur d'espoir résidait dans la possibilité de le façonner en un interlocuteur aimant plutôt qu'acrimonieux. Si cela était hors de portée, il serait réduit au silence. Mon désir visait à le forcer à poser sur moi un regard empreint de tendresse paternelle, non empreint de dédain. Si cette option s'avérait impossible, l'aveuglement lui serait imposé. Mon ultime aspiration était qu'il m'écoute, non point les vaines tromperies, mais les confidences sincères que j'avais cherché à lui transmettre durant des années. Si même cela devenait insurmontable, il deviendrait sourd.

— Mon sommeil, entama-t-il d’une voix grave, se fait rare. Lorsqu’il ose me prendre, le repos me fuit.

Je n’avais jamais confondu mon père pour un insomniaque. Je l’imaginais chaque nuit plongée dans un sommeil lourd, comme pour étouffer les plaintes de Mère. Un sommeil paisible, comme s’il n’avait jamais égratigné n'était-ce qu’une âme.

— Par instants, je vous rêve. En ces songes, vous m'apportez déception.

— Avez-vous émergé de ce cauchemar ?

— Nul réveil ne saurait calmer ce tourment. Peut-être que le jour sombre sera ma délivrance. Je le redoute. Je l'espère.

Un jour, un oiseau aux plumes jaunes chuta du ciel. J'avais contemplé sa lutte acharnée contre la pesanteur, ses ailes repoussant avec ferveur les assauts de l'air. Finalement, cette bataille se mua en une descente précipitée vers la terre ferme. Sa chute m’avait obsédée. Et l’image figée de son corps broyé au sol, des éclaboussures de sang sur les jolies fleurs, ne quitta jamais ma mémoire.

Dans le reflet des yeux assombris de mon père, je discernais une révélation incontestable : il n'était pas le bourreau, mais plutôt la victime sacrificielle. L'ombre de mon propre cauchemar ne faisait que projeter son empreinte pesante sur lui. Son mutisme, à présent plus expressif que tout aveu, dénonçait les chaînes invisibles qui entravaient son âme. La décision s'introduit dans mon esprit comme une pluie fine annonçant l'orage. Père était lâche, mais je ne le fus jamais. Le jour noir, je confesse n'avoir jamais succombé à la terreur qu’il inspire. Je lui tendrai la main. Je le libérerai de ses chaînes.

Un craquement sec détourna abruptement mon attention. Une fissure, nette et prégnante, s'était manifestée sur le mur, trahissant la fraîcheur du béton brun. Père avait-il ordonné des modifications récentes dans notre demeure ?

Aucun écho des travaux ne m'était parvenu, pourtant. Mes narines, quant à elles, perçurent une fragrance saline et fraîche que j'avais jusqu'à présent négligée, laissant à penser qu'il s'agissait des allées et venues des domestiques, désormais indifférents aux règles d'hygiène au sein de notre demeure.

La fissure dans le mur captiva mon attention, momentanément égarée dans des conjectures abstraites au milieu d'une situation si préoccupante. Silencieusement, je me levai et m'approchai de l'endroit en question, découvrant une fine lézarde. Quelques fleurs aux tiges vertes et aux pétales violets semblaient captives, luttant pour s'extraire de cette crevasse.

— Jeune fille ! tonna Père. Ne vous a-t-on jamais enseigné que quitter une table ainsi était d'un grand manque de politesse ?

Je négligeai sa remarque. Mon doigt effleura la fissure, hésitant à caresser les pétales.

— Plutôt que de demeurer là, plantée, soyez utile, apportez-moi à boire.

Un soupir las trahit ma frustration. Père, même dans ce cauchemar, conservait sa désagréable nature. J'extirpai une bouteille de vin du placard surmontant la fissure et remplis un verre.

— Cette manie, votre mère la désapprouvait sans cesse.

Je lançai un bref regard par-dessus mon épaule.

— Un venin, soutenait-elle. Je n’en dirais pas moins. Mais je me gardais bien d'omettre ces deux mots : bien choisi.

— Amusant, avais-je répliqué d’une voix monotone.

Je m’interrogeai tout de même. Était-ce ainsi que Mère le percevait ? Un être noyé dans les méfaits d'un poison. Combien de fois ses iris s'étaient-ils posés sur lui, et la même pensée, celle qu'il me réservait inlassablement, traversait les méandres de son esprit ?

Bien choisi, me susurrai-je. Oui, indéniablement bien choisi.

Mon corps pivotant, je saisis une fourchette pour détacher un pétale. Celui-ci prit son envol, dans une lenteur excessive, comme si le temps lui-même s'était solidifié. Il vint enfin se fondre dans le liquide, s'y dissolvant dans une teinte rougeoyante. Relevant la tête, d'étranges silhouettes se dessinèrent sur les murs, deux visages qui m'épiaient, indiscrets et accusateurs d'une action – d'un péché – dont j'avais oublié l'origine. Pour une fois, je leur renvoyai le regard.

Le tintement du verre contre le bois résonna délicatement alors que je prenais place en face de mon père. Il ne porta pas immédiatement le verre à ses lèvres, préférant jouer avec, faisant danser les reflets cuivrés dans la lumière tamisée.

— Avez-vous fréquemment recours à ce venin pour vous soulager ?

— Aucun répit n'émane du liquide envoûtant, contrairement aux rumeurs qui le précèdent.

— Peut-être que la véritable paix découlerait de l'éveil.

— Quelle pensée étrange.

Il porta le verre à ses lèvres pour une première gorgée.

Mon regard dévia vers la fissure dans le mur, puis revint à lui. Combien de temps avant son éveil ? Avant que son tourment ne prenne fin. L'idée de libérer mon père, cet homme insaisissable, me hantait. À son éveil, je n'aurais alors plus aucun effort à fournir. Jamais il n'oserait m'exiger quoi que ce soit après un tel geste. Ce que j'accomplissais surpassait de loin les attentes d'un père envers sa fille. Je lui devais son éveil, et j'en étais plus que consciente. Une dette implicite planait, une reconnaissance tacite. Ne serait-il pas redevable en retour ? Lorsqu'il avala sa troisième gorgée, un sourire de soulagement se dessina sur mon visage.

— Je dois rêver ! avait-il énoncé, mes yeux s'écarquillant subitement. Un sourire, aurait-il percé votre visage habituellement austère ?

— Vous devez rêver, Père.

Il ne se doutait pas à quel point.

Quelques gorgées de plus et il délaissa son verre. Mes yeux se levèrent pour saisir l'instant. La vision du sang s'écoulant de ses yeux, je l'admets, me glaça. Quelle étrange sensation d'assister à l'échappée de l'essence vitale de ses orbites. Il porta sa main à son visage, scrutant le rouge qui le marquait, comme s'il cherchait à déchiffrer la signification de cette transformation. Le liquide s'écoula ensuite de ses oreilles, de son nez, puis de sa bouche. C'était comme si chaque pore de sa peau pleurait un fluide écarlate. Accablé de convulsions déchirantes, il s'effondra avec des râles qui résonnèrent dans l'enceinte de la pièce.

Son corps se contorsionnait sous l'emprise d'un supplice qui le dévorait de l'intérieur. Une telle scène aurait assurément provoqué l'évanouissement de toute demoiselle, mais, étrangement, un calme singulier m'envahit. Finalement, ses gémissements se dissipèrent, marquant l’achèvement de ses tourments. Une étrangeté apaisante enveloppa l'espace, brisée seulement par l'émergence d'une fleur de lavande de sa bouche.

Il était sûrement réveillé à présent.

IV. Mon jour noir.

Ainsi débuta mon jour noir, avec le soleil à peine levé, peignant le ciel d'une teinte orangée. Ma solitude n'était rompue que par le bruit de la pelle frappant la terre humide. L'inhumation de mon père s'avéra véritablement la tâche la plus délicate et résister à l'impulsion d'opter pour des méthodes plus radicales me fut particulièrement difficile. Bien que ces méthodes fussent mal perçues, je ne voyais pour ma part aucun tort à recourir à l’acte de murer ou cloîtrer un corps dans une pièce. Il m'était néanmoins impossible de nier que ces approches présentaient quelques inconvénients supplémentaires. Finalement, l'idée de l'enterrement me sembla étonnamment appropriée pour un réveil empreint de merveille.

Lorsque la pelle quitta mes mains, le souvenir de mon père suscita une douleur lancinante au cœur de ma poitrine. Un sentiment d'abandon tirailla mes entrailles. Toutes les actions entreprises en son nom, la bravoure et la détermination déployées pour le tirer de ce cauchemar absurde, semblaient s'évaporer dans l'air. La main miséricordieuse que je lui avais tendue par pure compassion (on aurait pu me prendre pour un dieu, avais–je seulement été un homme) se révélait désormais comme un geste perdu dans le vide du cauchemar.

À présent, je ne convoitais de sa part qu'une seule chose : une reconnaissance éternelle. L'idée de le voir plier, à genoux, le front incliné vers le sol, aurait suscité en moi une satisfaction indicible. J'espérais ardemment que son regard perçant ne se tournerait plus jamais dans ma direction, que ce mot odieux, dont il semblait être un fervent adepte bien avant le départ de ma mère, ne franchirait plus jamais ses lèvres.

Adieu aux déceptions. À jamais.

Le chat, aux yeux bleus démesurés, se matérialisa comme une ombre familière devant moi. Je dus réprimer l'impulsion de saisir la pelle que j'avais jetée plus loin et de le frapper avec. S'était-il égaré à nouveau ? Était-il sot, bien au-delà du commun des chats ordinaires ?

Le temps s'est écoulé, m'avait-il annoncé. J'eus un léger sursaut lorsqu'il interrompit mes pensées. Cette créature immonde dotée d'une voix m'était insupportable.

— Je rentrerai chez moi quand bon me semble, merci beaucoup. Ne serais–tu pas une marionnette de mon cauchemar ?

Nous résidons tous dans l'enceinte de ton cauchemar, soumis à tes caprices. Chacun d'entre nous endosse un rôle, conforme à ta volonté exclusive.

Je dois admettre que certaines paroles m'échappèrent. Lorsque je m’élevais du sol funèbre, mes pieds s’éloignant de la terre fraîche, je sentis un dégoût palpable.

— Où veux-tu m'emmener, abomination ?

Il s'approcha, et instinctivement, je reculai.

Auprès de l'éveil. Ne désires-tu pas échapper à l'ombre de ton père, à ce cadre malheureux qui te retient captif, et trouver refuge dans un environnement plus lumineux ?

Mes pensées oscillaient entre la répulsion et une curiosité morbide. Mon père, jadis emprisonné dans les méandres de mes rêveries, restait inscrit dans mon cœur d'une manière que je peinais à définir. Cependant, quitter ce cauchemar, de la même manière que lui, suscitait en moi une étrange réticence.

— Tu n'as pas tort, concédai-je enfin. Conduis-moi là-bas ! Mais ne crois pas que ce soit un acte charitable. Tu as une dette envers moi, Chat, ne l'oublie jamais.

Je n'oserais guère l'oublier, même si j'en avais le choix.

Marchant d'un pas incertain, je suivis cette créature d'ignominie sur patte, laissant la tombe derrière moi. La confusion me submergea. Était-ce deux tombes ou une seule ? Une étrange dualité s'insinuait dans mes pensées, brouillant la réalité. Des sculptures ou des cellules ? Peut-être les deux.

Non, pas maintenant.

Détournant le regard, mes yeux se posèrent sur le lointain jardin. À cet instant, mes pieds se dévoilèrent propres, tandis que mes bras étaient drapés d'une nouvelle robe en dentelle blanche. Le contraste frappant entre l'obscurité de ma tenue nocturne et la pureté actuelle m'ébranla.

Arrivée dans le jardin de Mère, l'absence du chat me surprit, mais je ne m'y attardai guère. Des picotements familiers dans mes narines m'incitèrent à m'installer sur le banc. Je cueillis un pétale de lilas et le laissai fondre délicatement sur ma langue. Le pétale libéra un goût doux-amer, semblable à un écho des souvenirs qui s'effilochaient.

Mes yeux, brûlants, cherchaient le ciel. Un oiseau jaune s'y dessina, cette fois-ci, il ne s’écroula pas. L’oiseau continua son vol, esquivant le destin sinistre qui avait longtemps hanté mes souvenirs.

Épilogue.

Les murmures d'une maison calme s'atténuèrent, engloutis par la page que Monsieur Decleski parcourait. Pendant que l'oiseau jaune encagé persistait dans son babillage, Madame Decleski, impassible, arrangeait les bûches dans la cheminée. Tout semblait conforme à la normalité dans cette quiétude feutrée, mais un éclat d'inquiétude creusa son visage. Elle s'approcha de la fenêtre, et là, elle l'aperçut.

— Cher époux, appela-t-elle, sa voix, d'ordinaire monotone, portant une note d'urgence. Préparez les myrtilles. Le moment est venu.

Et avec lui, un cycle qui se répète.


Texte publié par unknownsorrow, 10 mars 2025 à 14h02
© tous droits réservés.
«
»
Lecture
LeConteur.fr Qui sommes-nous ? Nous contacter Statistiques
Découvrir
Romans & nouvelles
Fanfictions & oneshot
Poèmes
Foire aux questions
Présentation & Mentions légales
Conditions Générales d'Utilisation
Partenaires
Nous contacter
Espace professionnels
Un bug à signaler ?
3007 histoires publiées
1332 membres inscrits
Notre membre le plus récent est unknownsorrow
LeConteur.fr 2013-2025 © Tous droits réservés