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Sortant de l’ombre et pénétrant une autre, Nina savait bien que cette soirée serait sans doute encore une fois privée des joies –ou des peines- d’Halloween … Alors elle s’était faite une raison depuis que maman lui avait expliqué que cette fête n’était pas correcte.

Papa aurait sûrement dit oui. Elle en était certaine.

Si au début la fillette avait ressenti un subtil mélange de contrariété et de tristesse, aujourd’hui cela lui était passé. Les décorations et les costumes déjà enfilés par les autres enfants des maisons voisines n’y changeraient rien.

Maman devait retourner travailler ce soir et elle pourrait regarder la télé jusqu’à son retour pendant que la baby-sitter passerait la soirée au téléphone avec son petit ami du moment. Mais ce soir elle ressentait quelque chose d’étrange, quelque chose qu’elle ne connaissait pas.

La maison était sombre et prenait une allure lugubre surtout à cette période de l’année où les feuilles des arbres avaient recouvert la pelouse mourante.

Lorsque Molly, du haut de ses seize ans ouvrit la porte d’entrée, Nina ne put s’empêcher de sentir la nostalgie l’envahir. L’année dernière encore elle aurait trouvé la maison décorée et serait entrée en compagnie d’une de ses amies de l’école pour passer une soirée courte mais amusante à faire le tour des maisons du quartier en demandant des bonbons en échange de la vie sauve. Cette année allait être bien différente.

Nina récita son poème à la lycéenne chargée de veiller sur elle avant de manger. La jeune femme avait eu le temps de préparer des petits gâteaux sablés en forme citrouille, seul écart que maman lui avait permis pour cette soirée.

Dehors la nuit tomba bien vite et malgré le passage incessant des enfants dans la rue, et les décorations musicales installées par ses voisins, la fillette regardait assidument la télévision, imperturbable. Par moment elle entendait la voix fluette de sa gardienne d’un soir rire aux éclats dans la cuisine où elle s’était réfugiée.

Mais quand un « boom » sonore et sourd survint juste au-dessus d’elle à l’étage, elle ne put s’empêcher d’être surprise et de ressentir cette pointe d’angoisse qui se loge, investit votre poitrine dans ce genre de situation. Mais peut-être n’était-ce que la baby-sitter montée sans qu’elle ne s’en aperçoive ? Non les éclats de voix et son rire strident dans la cuisine étaient bien trop présents pour cela.

Boum. Boum.

Les battements de son cœur se firent plus puissants, plus présents tandis que son regard se portait instinctivement vers le plafond du salon d’où semblaient provenir le bruit. Mais Nina savait que cette nuit était toujours propice à ce que monstres, sorcières et autres créatures imaginaires ne viennent hanter son imagination.

A l’âge où encore beaucoup d’enfants s’imaginent vivre des aventures extraordinaires et vaincre des monstres tous plus hideux et vils les uns que les autres, Nina commençait à se poser des questions. La réalité de certaines choses avait entamé son cœur de petite fille, la poussant inexorablement vers un âge où toutes les craintes sont inhibées.

« Molly ? » tenta d’appeler la fillette en pyjama rose depuis le canapé.

Mais aucune réponse ne lui parvint. La jeune femme était bien trop occupée à des affaires d’ordre privé pour se soucier de Nina.

Portée par un courage inconsidéré, la fillette quitta sa prostration et emporta avec elle sa poupée favorite, fidèle amie depuis sa plus tendre enfance. En arrivant au bas de l’escalier qui menait à l’étage, elle se rendit compte combien la situation était effrayante. La lumière traversant la petite fenêtre en haut de celui-ci et éclairait faiblement la descente en une nuée d’ombre et de lumière serpentant sur les murs assombris. Au dehors elle pouvait apercevoir de l’autre côté du verre, les branches de l’arbre endormi se tordre sous le souffle inconstant du vent. Les ombres projetées sur les murs composaient des monstres dont son imagination trop peu inhibée s’accommodait à transformer en monstres bien vivants. Bien sûr elle savait que ce genre de bêtes ne pouvait s’échapper des murs qui l’entouraient, mais la crainte qu’elle ressentait était irraisonnée.

La fillette souffla et prit une grande inspiration avant de poser le pied sur la première marche. Ce pas fait elle entreprit de répéter le mouvement avec son autre jambe, évitant tout contact avec les murs glacés. Elle resserra l’étreinte autour de sa poupée et plissa les paupières comme prête à fermer les yeux à tout instant. Son cœur battait la chamade quand elle eut l’impression de le sentir s’arrêter en entendant de nouveau les bruits plus proches cette fois.

Arrivée en haut, elle vit au dehors le ciel chargé d’épais nuages se déchirer. La pluie battante, descendait en une cascade irrégulière à quelques centimètres de la fenêtre tremblant à chaque coup de tonnerre.

Nina parcourut le couloir qui menait aux pièces de l’étage dans une quiétude ébranlée par l’étrange pièce qui se jouait en sa présence. Les murs tapissés de photos de familles et de portraits anciens étaient tout à fait en adéquation avec les objets anciens disposés sur les petits meubles habillant les murs. Mais curieusement, en arrivant devant la porte qu’elle n’avait pas eu la permission de franchir depuis que papa était parti, elle se sentie rassurée, en sureté.

L’enfant se mis sur la pointe des pieds et appuya une de ses mains sur le chambranle de la porte afin de hisser son regard jusqu’à la serrure. La pièce était éclairée comme avant, et un instant elle crut voir l’ombre de quelqu’un se déplacer devant la lampe du bureau. Afin de mieux voir elle déposa sa poupée à terre, sur le parquet foncé et parfaitement lisse du couloir, puis s’appuya avec sa main enfin libre contre la porte elle-même. La lumière était toujours allumée mais les mouvements semblaient avoir cessé quand la porte sans doute mal enclenchée se libéra de son encadrement.

Une nouvelle fois la petite fille crut sentir son cœur s’arrêter mais fut immédiatement surprise par la chaleur qui se dégageait du bureau. La pièce de bois massive trônait au milieu tandis que les bibliothèques ornaient les murs n’en laissant plus qu’un visible. Dans la cheminée crépitait un feu qui lui avait manqué et une odeur légère de vieux papier emplie ses narines. La lumière faiblarde de la lampe n’éclairait pas réellement, ce n’était d’ailleurs pas sa vocation première, elle apportait une ambiance particulière.

La machine à écrire était désespérément restée immobile depuis des mois maintenant, pourtant tout était exactement à la même place que dans ses souvenirs.

Nina avança lentement vers la cheminée, captivée par le spectacle du feu dansant entre les briques. Mais de nouveau le bruit se fit entendre, cette fois juste derrière elle. Elle eut juste le temps de laisser échapper un petit cri et de voir la porte de la grande armoire se claquer.

Elle était apeurée mais le bruit ne semblait pas avoir plus dérangé la baby-sitter que la première fois.

Boum.

Le meuble qu’elle fixait tremblait sous les coups venant selon toute vraisemblance de l’intérieur.

Anormalement poussée vers celui-ci, la fillette tremblait, apeurée comme jamais elle n’avait imaginé pouvoir l’être. En arrivant devant les grandes portes elle remarqua que la clé se trouvait à ses pieds et que le battant de droite était entrouvert. Mais le plus étrange était sans nul doute cette lumière orangée et vacillante qui s’en échappait.

Sans crier gare, la porte s’ouvrit violemment et la lumière qui rayonnait des mots apposés sur une feuille commença à l’envelopper d’une chaleur douce. Elle eut tout juste le temps de distinguer les mots s’apposant sur le papier blanc …

« Et la fillette laissa les mots l’emporter loin de chez elle… »

Nina se réveilla en sursaut, assise contre le tronc d’un arbre mort. Son pyjama avait laissé place à une robe blanche qui faisait ressortir son teint pâle et la couleur ébène de ses cheveux coiffés par un ruban rouge.

Elle se releva avec difficulté et épousseta sa robe tâchée par le sol crasseux sans vraiment réaliser ce qui venait de lui arriver. Elle observa le décor autour d’elle dans un mouvement lent, les larmes dans les yeux. La nuit semblait ne jamais disparaître, la lumière faiblarde des réverbères à bougies allumée dans la ruelle de terre et pavés granitiques n’était pas plus rassurante que l’étendue noire qui la délimitait. De part et d’autre du chemin s’élevait d’étranges maisons vieillottes étrangement inanimées. Les quelques mètres de terre qui séparaient le bord du trottoir des dites demeures, étaient parcourus de citrouilles, ballots de paille jaune et autres artifices d’Halloween.

Au loin l’orage grondait et la rue qui s’étendait sur quelques centaines de mètres ouvrait sur un étrange château dont les formes insensées se découpaient dans le ciel. Les éclairs parsemaient toute cette folie d’une sombre peur que la fillette n’avait aucun mal à ressentir.

Elle remarqua une lueur blanche devant l’une des maisons tandis que sur le porche d’une autre, un rockincher se balançait mystérieusement investi par un corps blanc et lumineux dont la tête avait disparu. Poussée à fuir cet endroit qu’elle ne supportait déjà plus,

Nina se mit à courir en direction du château à chaque seconde un peu plus surprise de ce qu’elle observait autour d’elle. Mais un chat noir au regard émeraude traversa juste devant elle la faisant trébucher. Elle s’effondra sur le sol de pierres rugueuses et froides poursuivit par un monstre aussi effrayant qu’imaginaire.

Mais n’écoutant que ce que la petite voix dans sa tête lui suggérait, elle se remit sur pieds en un instant et recommença à fuir cette rue maudite. Les torches produisaient des ombres sur la façade écorchée des demeures de la rue, leur donnant cet aspect de vieux manoir hanté des films qu’elle avait pour habitude de regarder le soir d’Halloween. De simples panneaux de bois encadraient les vitres sales des fenêtres ne laissant entrevoir que quelques formes indistinctes à l’intérieur. Parfois, elle avait même l’impression que les citrouilles la suivaient du regard offrant à son esprit de nouvelles sources de crainte.

Mais c’est en arrivant devant le pont qui séparait le château de cet infâme chemin de traverse qu’elle sentit de nouveau son cœur s’arrêter. Ce fut suffisant pour la pousser à emprunter le passage suspendu. Les planches de bois usées grinçaient sous le poids de ses pas alors qu’elle ralentissait sa marche, persuadée d’être plus en sécurité.

En posant le pied sur le sol humide et noir, elle se rendit compte de la véritable nature du château qu’elle avait sans doute idéalisé quelques minutes plus tôt. Les formes aléatoires et folles des tours prenaient des allures de torture mentale exagérée créant sur le sol les ombres de monstres invisibles en temps normal. La brève durée de vie des éclairs suffisait à Nina pour imaginer les pires scénarios possibles et les voir prendre vie sous ses yeux innocents.

Reprenant son souffle elle poussa l’imposante grille de métal qui ouvrait sur la cour du château, visiblement laissée à l’abandon depuis bien longtemps à en juger par l’état des jardins. La fillette s’avança avec appréhension repoussée par les relents provenant d’une ancienne fontaine et dont la source s’était tarie depuis une éternité. Le tonnerre grondait, la pluie tombait en fines gouttelettes gelées et cassantes. Lorsqu’elle arriva au niveau de la porte d’entrée de la demeure noire, celle-ci s’ouvrit d’elle-même dans un grincement qu’elle aurait aimé oublier. Franchissant la porte avec crainte, Nina prit le temps d’observer les alentours, de détailler chaque meuble et objet qui peuplaient la lugubre pièce. Les panneaux de bois qui ornaient les murs avaient depuis longtemps été recouverts d’une couche de crasse noire et les tableaux aux couleurs passées supportaient des toiles d’araignée comme jamais elle n’avait pu en voir auparavant.

A peine quelques pas à l’intérieur et la porte d’entrée se referma bruyamment. La fillette sursauta, surprise par cet élan de violence inattendu.

« En voici une nouvelle … » murmura une voix diffuse.

« Qui-qui est là ? » hasarda Nina, craintive.

Mais aucune réponse ne lui parvint. Les lampes fichées dans les murs s’éveillèrent lentement de leur sommeil offrant une lueur faible mais suffisante pour révéler pleinement l’étendue de la pièce. Nina n’était finalement pas plus rassurée qu’à l’extérieur, mais ici au moins elle était au sec et ne voyait plus ces horribles fantômes.

Les murmures reprirent, mais furent cette fois plus nombreux et moins audibles. Le grand nombre de voix qui s’entremêlaient formaient un charabia incompréhensible pour une oreille aussi peu habituée.

« Cessez vos jérémiades ! » intima une voix de femme, rauque. « Nous avons une invitée de marque, chers sujets. » conclut-elle finalement.

« Qui êtes-vous ? » balbutia la fillette.

« Nous sommes vos hôtes … » répondit la femme avec assurance.

Progressivement elle quitta l’ombre du couloir adjacent pour rejoindre Nina dans la lumière des lanternes. Sa longue chevelure noire corbeau couvrait largement le haut de sa robe blanche. Mais la fillette ne put s’empêcher de remarquer que celle-ci était sans doute une robe de mariée en voyant les nombreux voilages qui la parsemaient.

« Nous attendions votre venue depuis tellement longtemps … » continua-t-elle.

« Nous ? » répéta Nina « Qui… qui êtes-vous ? »

« Votre père s’est envolé et avec lui, notre destin s’en est allé. »

Nina n’était pas certaine de comprendre ce qui lui arrivait. Bien sûr elle savait que son père passait beaucoup de temps dans son bureau, prostré pendant des heures devant sa machine à écrire. Elle se souvenait de la mélodie que chantait cette même machine lorsqu’il avait terminé une page, toujours le même refrain.

« Vous devez nous aider à terminer ce qui a été commencé … » l’assomma finalement la mariée au visage triste.

La fillette avait eu du mal à saisir pourquoi elle était là, et même si ce qu’elle vivait était la réalité ou un simple rêve d’un soir enrobé par des confiseries trop vite avalées. Elle se souvint de cette histoire que son père adoré lui avait conté il peu avant de disparaître, cette histoire où une enfant se retrouvait piégée dans un monde étrange peuplé de fantômes et de sorcières.

Ses souvenirs firent remonter en elle ce sentiment qu’elle avait inconsciemment enterré, loin sous la surface. Nina porta une main à la chainette qui entourait son cou frêle et en détacha le pendentif en forme de cœur.

Elle l’observa quelques secondes sans réellement comprendre ce qu’elle devait en faire, puis, porta ses yeux vers la mariée.

La mariée était si triste et si seule depuis la mort de son mari, que la fillette lui offrit le cœur qu’elle portait autour de son cou. Le village et les pauvres âmes torturées du royaume revinrent à leur état normal. L’ombre se leva et le soleil éclaira de nouveau le château aux milles formes … La gamine su alors que le temps était enfin venu de retourner chez elle et de perpétuer cette tradition que feu son père avait su tenir des années durant …

Créer un monde n’est pas un acte anodin, le faire vivre est en soi exceptionnel.


Texte publié par Théâs, 25 juillet 2013 à 18h51
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