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13. Accords

La fête bat son plein. Et je suis toujours au point mort. C'est bien la première fois que j'ai le vague à l'âme le soir d’Halloween. Je n'ai plus parlé ni à Amaryllis, ni à Jeremiah. Mme Brun n'a pas avancé dans son enquête. Tout le monde s'est concentré sur les préparatifs du bal. Citrouilles sculptées, guirlandes fantômes, chauve-souris animées… Chacun y a mis du sien et ma salle principale resplendit par ces décorations bien agencées. J'espère au moins que l'événement sera à la hauteur et que rien de fâcheux ne gâchera la soirée.

Amaryllis a choisi un costume classique : la sorcière. Quant à Lucas, il est grimé en vampire. Plutôt que de faire peur, ils sont plutôt mignons, tous les deux. La robe incarnat de la jeune fille rehausse l'éclat de ses yeux et une ravissante petite toile d'araignée peinte de fils argentés orne sa joue droite. En costume et nœud papillon agrémenté d'un maquillage minimaliste, Lucas l'accompagne assez bien.

Un couple vient à leur rencontre devant le buffet copieux. Une licorne arc en ciel et une sorte de petit dinosaure dont les atours siliconés dissimulent totalement l'identité.

– Coucou Ama ! clame joyeusement Justine sous sa corne.

– Oh ! Tu es avec ton mystérieux cavalier ? Tu vas enfin nous le présenter ?

Le gros lézard secoue frénétiquement la tête.

– Il est timide… Il ne se sent pas prêt !

– Enchantée, moi c'est Amaryllis !

– Ma meilleure pote !

L’anonyme effectue une pirouette suivie d'une révérence et tout le groupe éclate de rire. L'ambiance est bon enfant, ça me plaît bien !

Mon attention est attirée par un nouvel arrivant. Contrairement à ce qu'il avait prétendu, Jeremiah est aussi de la partie. Ce bal est un des rares événements de l'année mêlant tous les étudiants. Son déguisement entièrement noir s'apparente à celui d'un héros masqué, je n'arrive pas à déterminer s'il s'agit plutôt de Zorro ou Batman. Il reste en retrait pour l'instant, semblant profiter de son relatif anonymat. Il a intérêt à se tenir à carreaux.

Joseph aussi. Je le vois venir avec ses regards en coin et sa jalousie à peine dissimulée ! D'ailleurs, il se dirige vers la joyeuse troupe. Quel dommage, il se prend les pieds dans le tapis et renverse son verre sur l'armoire à glace qui le toise maintenant d'un air mauvais… Bon courage, Jojo !

Les couples terminent de se restaurer et Justine part danser avec son mystérieux soupirant.

– On va danser, nous aussi ? avance Amaryllis avec une pointe d'excitation.

– J'arrive, j'ai juste un petit truc à faire avant.

Le regard rivé vers son ami en mauvaise posture, Lucas s'éloigne. J'y crois pas !

Bien sûr, il y en a un qui saisit l'occasion au vol. Je me disais bien qu'il allait finir par revenir à la charge. C'était ça le plan ? Attendre le bal pour mieux ferrer sa proie ? Par contre, j'ai pu constater avant son arrivée qu'il n'aurait même pas eu besoin de déguisement pour passer inaperçu. Son teint livide et les valises violacées sous ses yeux cachées derrière son masque noir font peur à voir. Qu'a-t-il bien pu attraper pour finir dans un tel état ? Ça me paraît violent pour une grippe. Je l'aurais pensé de meilleure constitution. À moins que…

– Bonsoir, Jolie Sorcière, m'accorderais-tu cette danse ?

Au son de sa voix, Amaryllis sursaute. Elle se retourne sur sa chaise pour lui faire face et un sourire narquois se dessine sur ses lèvres.

– Narcisse qui cache son visage ? Quelle surprise ! le raille-t-elle en croisant les bras.

Jeremiah s’esclaffe. Amaryllis hausse les sourcils avant de laisser échapper elle aussi un léger rire.

– Un point pour toi, lui accorde-t-il. Mais tu n'as toujours pas répondu à ma question.

Face à son regard perçant, elle fait mine de réfléchir en levant les yeux au plafond. Elle va le rembarrer, c'est sûr !

– Mmmh… C'est d'accord pour une danse.

Quoi ?

– Tu sais très bien de quoi je parle, insiste-t-il en l'entraînant sur la piste.

Moi aussi. Et je ne comprends pas pourquoi elle a accepté de danser avec ce fourbe !

– Oh j'adore cette chanson ! élude Amaryllis en s'élançant dans un déhanché énergique.

Jeremiah se laisse emporter, amusé. Il accompagne ses pas et la fait tournoyer, suscitant ses éclats de rire. Le rythme endiablé laisse bientôt place à des accords plus lents. Sans hésiter, Jeremiah place ses mains sur la taille de sa cavalière qui est tout aussi prompte à poser les siennes sur les épaules du jeune homme pour éviter un contact trop rapproché. Les iris sombres de Jeremiah pétillent.

– Alors, cette réponse ?

– C'est tentant…

Non mais… Je lui avais pourtant intimé de garder ses distances ! Je suis outrée par la tournure que prend la situation.

– Vraiment ? Tu n'as pas oublié le compromis ?

– Non… Je n'ai pas oublié.

Il la fait tourner sur elle-même et en profite pour l'attirer plus près de lui, plaquant son dos contre son torse.

– Amaryllis, c'est sérieux, chuchote-t-il à son oreille. Si on part là-dessus, il n'y aura plus de retour en arrière possible. Le monde de la magie… deviendra ton nouveau monde.

Elle tressaille. Sa respiration se bloque jusqu'à ce qu'il la relâche enfin et la laisse s'éloigner. Force est de constater qu'il lui fait de l'effet… Et ça m'agace. Pourquoi n'a-t-elle pas écouté mes conseils ?

Il n'y a plus aucune trace d’espièglerie sur le visage de Jeremiah empreint de patience, ses yeux rivés à ceux de sa partenaire qui les détourne, déconcertée.

– Si tu as besoin de temps pour…

– Je veux que tu m'aides, le coupe-t-elle.

Les accords se sont taris. Mes certitudes aussi. Pourquoi agit-elle ainsi ? Mes leçons ne lui suffisent pas ? L'influence-t-il avec ses pouvoirs ?

– Et j'honorerai notre marché, conclut-elle en tendant sa paume ouverte.

Pour toute réponse, Jeremiah s'en saisit et sourit. Pour la première fois, j'y vois autre chose qu'un simple tour de charme. Pour la première fois, j'y entrevois de la sincérité. Ce type est un vrai casse-tête ! Et le pire dans tout ça, c'est que, pour la première fois, Amaryllis lui rend son sourire… Il garde les doigts de la jeune fille prisonniers des siens et s'incline pour un baise-main dans les règles de l'art. C'est sur ces entrefaites que Lucas intervient.

– Hum… Ça t'ennuierait que je récupère ma cavalière ?

Amaryllis s'empresse de fourrer dans sa poche le papier que Jeremiah a glissé dans son poing.

– Aucun problème, répond ce dernier. On en avait terminé. Bonne soirée.

Sur une courbette à Lucas dans toute la splendeur de son insolence et un dernier regard entendu à Amaryllis, Jeremiah s'éloigne enfin, quittant même la salle.

– Je… Désolé de t'avoir laissée seule, il t'a obligée à danser avec lui, c'est ça ?

– Bien sûr que non ! Il m'a invitée, j'ai accepté, c'est tout.

– Je vois…

– Allez, fais pas la tête ! se moque-t-elle gentiment en lui donnant un petit coup d'épaule. La soirée ne fait que commencer !

Et elle se remet à se trémousser sur le morceau techno qui résonne à présent.

Pas le temps de m'attarder sur ce qu'il se passe ici, j'ai un autre renard à fouetter. J’intercepte Jeremiah pile au moment où il atteint le seuil de sa chambre et en bloque l'entrée. Il hausse les sourcils puis s'appuie sur le battant dans une nonchalance irritante.

– Mauvaise perdante, A ?

Je laisse la porte s'ouvrir brusquement et il bascule, se retenant de justesse pour ne pas tomber. Il s'appuie sur la poignée, refermant la pièce.

– Bordel, A ! Je vais finir par avoir la phobie des portes !

Je ris intérieurement.

– Pas mon problème. Mais toi, tu en as un gros.

– Ouais je sais… Une vieille bâtisse qui n'en fait qu'à sa tête.

– Cette magie que tu utilises en continu. Tu vas finir par te tuer !

– C'est pas ça qui me tuera.

Je reste perplexe devant la certitude qui transparaît dans sa réponse.

– Tu as raison. C'est ton arrogance sans limite qui te perdra.

– Je m'en sortais très bien, jusqu'à cette foutue grippe !

– Ne nous éloignons pas du sujet principal. Cet accord, tu joues à un jeu dangereux.

– Je gère, c'est juste pour lui apprendre à se défendre. Et puis, j'ai tout fait pour être détestable à ses yeux, non ?

– Pas assez, visiblement.

Il fronce les sourcils, porte une main à sa tempe et se retient de justesse au chambranle.

– J'crois… que je vais aller me coucher… Bonne nuit, A.

Cet idiot m'inquiète. À ce rythme, il ne va pas faire long feu. Mes soupçons se confirment. Il use de son don pour bloquer certains souvenirs… seulement les miens ou ceux de toutes les personnes ici présentes ? Si c'est bien le cas, je n'ose imaginer l'étendue de sa puissance…