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À mes honorables consœurs, souveraines des peuples magiques,

Je vous écris aujourd’hui pour vous partager des nouvelles alarmantes. Mes espions ont récemment confirmé que les étranges créatures, auxquelles le peuple elfique a déjà eu affaire, prolifèrent désormais en terres humaines.

Leur présence a également été signalée dans les prairies aux pieds de nos montagnes. Bien que nos systèmes de défense assurent la sécurité de la Cité Céleste, je ne peux tolérer que la panique gagne les habitants.

Les tragiques événements du Cratère Sylvestre ne doivent en aucun cas se reproduire, au regard de l'immense perte qui en a résulté. C’est pourquoi, je vous propose de nous réunir en un Conseil exceptionnel dans un délai d’une semaine.

Malgré nos différends, unissons nos efforts pour empêcher ces abominations de plonger davantage notre monde dans le chaos. Si je peux compter sur votre soutien sans faille, alors mon peuple se tiendra prêt à vous offrir son aide en ressources, en renforts militaires, ou en inventions à la hauteur de vos besoins.

Ensemble, défendons notre monde face aux ténèbres qui le menacent.

Sorane,

Reine des lumiailes.

P.S. Conformément à nos accords ancestraux, et en l’absence de la souveraine des elfes, la représentante de sa Lignée Divine est conviée à nos échanges et jouira du même droit à la parole que chacune d’entre nous.

***

Dans un couloir qui lui paraissait interminable, une jeune elfe avançait aux côtés de son intendante, tenant l’invitation en main. Silencieuse, la nouvelle régente du Cratère Sylvestre était tourmentée par une seule question, reléguant au second plan les enjeux cruciaux de ce Conseil : était-elle réellement digne de la personne qu’elle remplaçait ?

Les deux elfes arrivèrent devant une structure circulaire en bois clair, ornée de runes qui pulsaient d’une douce lumière. Un portail. La régente l’observa avec nostalgie et tristesse, se remémorant les innombrables fois où sa mère l’avait traversé pour rejoindre les autres souveraines. Aujourd’hui, c’était à son tour de franchir ce seuil.

Un léger vertige la saisit. Elle inspira profondément, luttant pour calmer son cœur affolé. D’un regard bienveillant, son intendante lui adressa une dernière parole d’encouragement avant de la laisser franchir le passage, seule.

La jeune elfe émergea en un lieu plongé dans une nuit éternelle. Un ciel limpide dévoilait une infinité d’astres cosmiques entre lesquels serpentaient des flux d’énergie magique.

Un peu plus loin, à sa gauche, une fontaine majestueuse déversait une eau cristalline dans un bassin de pierres blanches polies. À sa droite, un portail fait de métaux entrelacés dans une harmonie parfaite se dressait avec élégance. Enfin, devant elle, une arcade de cristaux diffusait une chaleureuse lumière derrière la table ronde placée à l’exact milieu des monuments. Aucun horizon ne se dessinait, comme si ce lieu n’était qu’un îlot solitaire perdu dans l’infini.

L’arrivante jeta un dernier coup d’œil par-dessus son épaule, vers le passage menant à son palais, niché dans le tronc d’un grand arbre. L’idée de tourner les talons effleura son esprit, mais dès lors qu’elle avait posé les pieds ici, elle ne pouvait plus reculer. Elle s’avança avec nervosité, salua les deux dirigeantes déjà présentes d’une légère inclination de tête, puis s’assit à sa place.

— Nous n’attendons plus que cette sirène à la ponctualité désastreuse, soupira l’une d’elles.

Jamais l’elfe n’avait vu Sorane, reine des lumiailes et instigatrice de cette rencontre, aussi contrariée. Elle l’avait déjà rencontrée lors de réceptions à la Cité Céleste, ayant gardé le souvenir d’une figure rigide et à l’intelligence plus que remarquable. Ses prunelles orangées restaient accrochées au monument ondin avec l’intensité d’un rapace prêt à fondre sur sa proie. Apeurée, l'elfe préféra ne pas lui adresser la parole et tourna son attention sur la matrone du peuple feyrique, assise en face d’elle.

Elle ne savait pas grand-chose à son sujet, si ce n’était que sa taille actuelle ne reflétait pas la véritable nature de son espèce. Le portail qu’elle empruntait agrandissait ou rétrécissait ceux qui le traversaient selon le sens emprunté. En temps normal, la fey pouvait aisément se tenir assise sur l’épaule de quelqu’un. Ici, sa carrure égalait celle de Sorane.

Les tatouages dorés qui encadraient ses yeux écarlates luisaient doucement, amplifiant l’intensité de son regard. Sans ciller, elle fixait l’elfe qui, mal à l’aise, se demandait ce qu’elle avait bien pu faire pour mériter un tel accueil.

Une tension silencieuse s’installa, s’étirant jusqu’à ce qu’une silhouette jaillisse avec fracas de la fontaine.

— Il était temps, siffla Sorane entre ses dents serrées, lançant un regard noir à la retardataire.

La sirène rejeta sa longue chevelure argentée en arrière, traçant un arc d’eau scintillant. Un bandeau de tissu mauve enserrait son buste généreux, tandis qu’un sourire espiègle se dessinait sur ses lèvres. Elle balaya ses consœurs du regard, s’attardant sur chacune d’elles. La lumiailes la fixait avec froideur, la fey la regardait le menton haut, tandis que l’elfe restait abasourdie par tant d’exubérance en un moment aussi inapproprié.

— J’espère ne pas vous avoir trop fait attendre, lança la créature aquatique d’un ton jovial. Vous savez, c’est difficile d’être ponctuelle quand…

Le fort raclement de gorge émanant de Sorane interrompit la sirène, qui sembla davantage amusée qu’offensée. Elle s’appuya sur le bord de la fontaine, dévoilant des écailles bleu clair sous son nombril avant de glisser hors du bassin, tel un serpent. Sa queue se métamorphosa lentement en deux jambes élancées, drapées d’un pagne azur qui ondulait doucement à chacun de ses pas.

Sans prêter attention aux deux habituées, la sirène vint s’installer, puis adressa un sourire bienveillant à l'elfe.

— C’est un plaisir de te voir. J’espère que nos chères consœurs ici présentes ne t’ont pas trop…

— Maintenant que nous sommes enfin toutes réunies, coupa Sorane déjà excédée, nous allons pouvoir ouvrir ce Conseil d’Aldria. Honorable matrone, montrez-nous, je vous prie.

La fey tendit une main vers le centre de la table. Un faisceau de lumière jaillit, dévoilant l’image d’une créature. L’elfe sentit sa gorge se nouer, alors qu’un frisson glacial remontait le long de son dos.

Le corps humanoïde de l’entité était enveloppé d’un épais voile d’ombres mouvantes, laissant seulement apparaître deux taches violettes lumineuses en guise d’yeux. Elle se tenait sur ses quatre membres griffus, irradiant une énergie sombre.

— Un Neantys, présenta la lumiailes. C’est ainsi que les chercheurs de la Cité Céleste ont nommé ces créatures apparues récemment dans les Plaines d’Ashon, un territoire humain. Les spécimens observés varient de petites bestioles agiles et bondissantes comme celle-ci, à des entités plus imposantes aux traits animaliers.

— Ces abominations sont nimbées et animées par une étrange magie corruptrice, ajouta la fey, tout aussi informée. Une blessure suffisamment grave peut faire succomber leurs victimes, qui finissent par muter et rejoindre leurs rangs. Sans surprise, les humains sont impuissants. Et sans le savoir, leurs débâcles ne font qu’amplifier cette menace.

— Nous devons localiser l’origine de ce mal tout en endiguant sa propagation, conclut Sorane. Ces démons arriveront à nos portes tôt ou tard.

— Ils nous ont déjà atteints, rappela gravement la sirène, jetant un bref regard à l’elfe angoissée. Les événements du Cratère Sylvestre auraient dû nous inciter à agir dès le lendemain de sa disparition.

— Et que suggérez-vous donc, très chère ? demanda la lumiailes, un sourire narquois aux lèvres. Envoyons donc nos troupes respectives purger les Plaines d’Ashon. Simple, rapide, et surtout efficace.

La sirène croisa les bras, son visage empreint d’une ironie non dissimulée.

— Vous en mourrez d’envie, mais ce n’est pas la bonne solution. Par ailleurs, votre lettre m’a laissée perplexe, et je souhaiterais que vous nous éclairiez sur un point.

Sorane commença à montrer des signes d’agacement. Que pouvait encore lui reprocher cette peste d’impératrice ?

— Personne ici ne doute de la capacité de votre peuple à se défendre face à une telle menace, poursuivit la sirène. Alors pourquoi réclamer soudainement notre aide ? D’autant plus que, et vous ne pouvez le nier, vous n’accepteriez jamais une main tendue de ma part.

Un point intéressant venait d’être soulevé, et la fey tourna un regard curieux vers Sorane. Cette dernière fronça les sourcils. Cette maudite sirène n’avait pas tort : jamais son peuple ne traiterait avec les ondins. Hors de question cependant de lui donner raison pour autant.

— Est-ce une réelle volonté de faire table rase du passé ? insista l’impératrice. Ou bien sont-ce des paroles creuses, destinées à vous glorifier comme l’instigatrice d’une coalition éphémère et hypocrite ?

— Tu oses douter de ma sincérité ?! s’écria Sorane, bondissant de son siège et frappant la table avec force.

Un sourire satisfait étira les lèvres de la sirène.

— Une fois encore, la peur de l’inconnu embrouille ton esprit pourtant si aiguisé. Fais preuve de retenue, et agis avec sagesse.

— Vipère insolente ! Je vais… !

— Mesdames ! intervint la fey, avec une pointe d’agacement. Ce n’est ni le lieu ni le moment pour vos querelles habituelles. Mettez vos différends de côté et concentrez-vous sur l’avenir incertain qui nous attend. Trois d’entre nous se sont exprimées, écoutons maintenant la dernière personne présente.

L’attention des souveraines se tourna vers la régente, restée silencieuse jusqu’alors. Elle n’avait presque pas suivi les échanges, son attention fixée sur l’image de la créature.

— Les vôtres ont déjà eu affaire aux Neantys, reprit la fey d’un ton sérieux. Si ces créatures revenaient sur vos terres, comment réagiriez-vous ?

— Si elles envahissaient votre capitale et corrompaient vos semblables, fuirez-vous ou vous battrez-vous ? surenchérit Sorane, sa colère toujours palpable.

À l’évocation de ce scénario, l’effroi se peignit sur le visage de l’elfe, tandis que son cœur s’emballait. Bien que les Neantys qui avaient pénétré dans le Cratère Sylvestre eussent été exterminés, leur simple apparition ne fut pas sans grandes conséquences. Parmi elles, une perte immense, à l’origine de la présence de la régente à cette table aujourd’hui.

— Allons, soyez indulgentes, intervint la sirène. Laissons-la d’abord s’affirmer comme une digne dirigeante, et je suis certaine que nous pourrons compter sur elle le moment venu. N’est-ce pas, jeune elfe ?

L'intéressée releva la tête, rassemblant ses ultimes bribes de courage, et, d’une voix tremblante mais résolue, déclara qu’elle soutiendrait les autres peuples sans faillir. La créature aquatique lui adressa un sourire encourageant, les deux autres ne cachèrent pas leur scepticisme. Sorane se rassit, les discussions reprirent.

Désireuse de protéger l’elfe face à tant de sévérité, l’impératrice des ondins se montra plus active dans les échanges. Elle proposa des idées souvent absurdes, uniquement pour ralentir le rythme des débats. Après deux longues heures de discussions stériles, Sorane perdit le peu de patience qui lui restait et souhaita y mettre fin.

— Arrêtons-nous là, le temps de réunir plus d’informations, et que certaines d’entre nous prennent cette situation plus au sérieux. Les monstres que nous combattons ne sont sûrement pas les seuls à rôder dans l’ombre…

Sur ces mots, la lumiailes quitta la table, remerciant ses consœurs par pure courtoisie, et s’éloigna vers son portail. La fey fit de même et disparut dans le sien.

Le visage rouge et les yeux au bord des larmes, la régente resta figée sur son siège, accablée par l’image pathétique qu’elle venait de donner. Elle n’avait pas été digne, et maintenant, qu’allaient penser les siens à son retour ?

Elle sursauta, un gémissement s’échappant de ses lèvres, lorsque des mains se posèrent délicatement sur ses frêles épaules tremblantes.

— Leurs préoccupations sont légitimes, reconnut la sirène, mais pas leur attitude. Elles auraient pu faire preuve de plus d’empathie à ton égard.

Avec douceur, l’adulte l’entoura de ses bras, offrant à la jeune elfe un réconfort teinté d’un amour presque maternel.

— Mon soutien t’est acquis, tout comme celui de ta mère m’a été précieux par le passé. Redresse la tête, elle aurait été peinée de te voir ainsi.

L’elfe sentit cette chaleur réconfortante apaiser un peu son malaise. Depuis la disparition de la Souveraine légitime du Cratère Sylvestre, l’impératrice des ondins témoignait d’une bienveillance particulière envers elle.

— J’aurais aimé prolonger ce moment avec toi, mais je dois rentrer avant que ma fille aînée ne fasse encore des siennes. Que les divinités te gardent, brave Erulyn.

La créature aquatique se dirigea vers le bassin et y plongea avec grâce. Ses esprits plus ou moins retrouvés, l’elfe quitta également les lieux.

De retour dans son palais, Erulyn fut accueillie par son intendante, qui l’accompagna jusqu’à ses appartements. La jeune régente s’effondra sur son lit, laissant échapper un long soupir. Mais son répit fut de courte durée.

Une aura noire se manifesta soudainement sur le seul mur dépourvu de meuble. L’intendante verrouilla immédiatement la porte de la chambre. Non pas pour empêcher ce qui se passait de sortir, mais pour s’assurer que personne n’entre. De ces ténèbres émergea une silhouette élancée. Une elfe à la peau d’une pâleur spectrale, son aura menaçante amplifiée par les ombres mouvantes qui enveloppaient le haut de son visage et descendait jusqu’à la moitié de son dos telle une cape.

Erulyn se redressa et déglutit. Ce voile sombre, dissimulant les yeux et le front de sa congénère, était similaire à l’aura sinistre de la créature présentée au Conseil. La mystérieuse elfe vint s’agenouiller devant sa régente, et déclara d’une voix empreinte d’une détermination sans faille :

— J’ai retrouvé sa trace.