La pluie fouettait les trottoirs craquelés de Downtown Los Angeles, transformant les ruelles en miroirs troubles où se reflétaient les néons éclatés des enseignes au *Chinese Theatre*. Gérard serra son carnet contre sa poitrine, le cuir usé protégeant mal les pages des gouttes glacées. Minuit avait sonné depuis longtemps, mais le jeune écrivain errait encore, obsédé par cette histoire insaisissable qui lui brûlait les doigts. C’est alors qu’il l’aperçut : une lumière ambrée filtrant d’une vitrine fissurée, surmontée d’une enseigne rouillée — ***The Last Drop***. Un bar ouvert à cette heure, dans ce quartier… *Parfait*, pensa-t-il.
L’intérieur sentait le bois verni, le whiskey bon marché et la sueur. Derrière le comptoir, un homme massif astiquait un verre, ses avant-bras tatoués de cicatrices et d’encre écaillée. Arron. Son regard gris-vert croisa celui de Gérard, lourd d’une fatigue qui n’avait rien à voir avec l’heure.
— **Un double bourbon. Sans glace**, balbutia Gérard en s’asseyant sur un tabouret bancal.
Arron hocha la tête, silencieux. Le cliquetis des glaçons dans l’évier rompit le murmure de la pluie.
— **Vous venez souvent ici ?** lança Gérard, désespéré de combler le vide.
— **Non. C’est mon bar.**
La voix était rauque, comme râpée par des années de cigarettes et de cris étouffés. Gérard remarqua la cicatrice en forme d’éclair sur sa pommette gauche.
— **Je… je cherche une histoire**, avoat-il, tournant son verre entre ses doigts. **Quelque chose de vrai. De brut.**
Arron plongea le verre dans l’eau trouble, les muscles de sa mâchoire se contractant.
— **Les histoires, ça se paye ici. En liquide.**
— **Je n’ai plus un dollar.** Gérard ouvrit son carnet, révélant des pages couvertes de ratures fiévreuses. **Mais si la vôtre est bonne, je vous dédierai mon livre. Le premier chapitre, au moins.**
Un rire sec échappa au barman. Puis son regard se perdit dans la bouteille de bourbon, comme s’il y cherchait un début.
— **J’avais huit ans. Ma mère est morte d’une overdose dans un motel de Sunset Boulevard. Le proprio m’a jeté dehors avant même qu’elle refroidisse.**
Il sortit une photo jaunie sous le comptoir : une femme aux yeux creusés, sourire flou.
— **Les gangs contrôlaient les trottoirs. Pour manger, je volais les sacs à main. Un soir, un type m’a coincé contre un mur…** Sa main effleura la cicatrice. **Il m’a offert un choix : lui servir de guetteur, ou finir dans le lac Hollywood avec des fers à béton aux pieds.**
Gérard retint son souffle. La pluie crépitait plus fort.
— **J’ai choisi de courir. Pendant trois nuits, j’ai dormi dans les bennes derrière le *Staples Center*. Le quatrième jour, un cuistot mexicain m’a trouvé en train de fouiller ses poubelles. Au lieu d’appeler les flics, il m’a donné un burrito et un torchon.**
Arron tapota le comptoir, usé par des milliers de verres.
— **Carlos. Il m’a appris à tenir un couteau, à compter la monnaie, à reconnaître un client qui va casser des gueules à minuit. Quand il est mort, j’avais assez économisé pour ce trou.**
Un éclair déchira le ciel, illuminant les photos accrochées au mur : Carlos souriant devant un food truck, des lettres de remerciements d’associations pour sans-abri, un diplôme de mixologie taché de café.
— **Pourquoi ce nom ? *The Last Drop*…**
Arron remplit deux shooters, en poussa un vers Gérard.
— **Parce qu’ici, même quand t’as plus rien…** Il avala son verre d’un trait, **… y a toujours une dernière goutte à partager.**
Gérard sentit les mots lui brûler les tempes. Il ouvrit son carnet, la plume tremblant au-dessus d’une page blanche.
— **Et cette cicatrice ?**
Le barman sourit pour la première fois, sinistre et magnifique.
— Ça coûte un autre livre.**
Dehors, la pluie s’était calmée. Quelque part entre le bourbon et l’aube, le destin venait de tourner une page.
Gérard but une gorgée de bourbon, la chaleur du liquide contrastant avec le frisson qui lui parcourait l’échine. *Chapitre deux.* Les mots d’Arron résonnaient comme une promesse trouble. Le barman s’était tu, les yeux rivés sur la photo de Carlos, mais quelque chose dans sa posture — une tension dans les épaules, un doigt qui tapotait nerveusement le zinc — trahissait un reste de révolte.
— **Et une femme dans ta vie?** lâcha Gérard, téméraire.
Arron le foudroya du regard, puis soupira. Il sortit un médaillon de sous son t-shirt, usé à force d’avoir été froissé contre la peau. À l’intérieur, une mèche de cheveux roux enroulée dans du papier journal, et une photo découpée en forme de cœur : une jeune femme aux lèvres peintes en noir, un tatouage de serpent enroulé autour du cou.
— **Lila.**
Le nom tomba comme un couperet.
— **On s’est rencontrés devant le *Pantages Theatre*, un soir où je vendais des tickets de parking volés. Elle dansait dans une boîte miteuse, mais elle rêvait de monter sur les planches. Elle avait… une façon de rire. Comme si le monde entier était une blague qu’elle était la seule à comprendre.**
Il fit glisser le médaillon vers Gérard. Dans la photo, Lila portait une robe en lamé doré, déchirée à l’épaule.
— **Elle squattait un studio infesté de cafards près de Skid Row. Moi, je bossais 16 heures par jour avec Carlos. On se retrouvait la nuit, elle me récitait des tirades de Shakespeare en buvant du vin en brique. Un jour, elle a débarqué ici avec un œil au beurre noir. Son ex, un dealer qui fournissait les bikers de Venice. Je lui ai dit de partir. Elle a refusé.**
Arron se pencha, l’odeur de sel et de nicotine enveloppant soudain Gérard.
— **J’ai cru pouvoir la sauver. Comme Carlos m’avait sauvé. Un soir, je l’ai cachée dans la réserve du bar. Mais elle est revenue vers lui. *"Il connaît les gens qu’il faut",* qu’elle disait. *"Un rôle, Arron. Juste un rôle, et après je le quitte."***
Un claquement de porte fit sursauter Gérard. Le vent avait rouvert l’entrée, balayant des feuilles mortes jusqu’au comptoir.
— **Elle a obtenu son audition. *Le Roi Lion*, au Hollywood Bowl.** Arron ricana. **Sauf que le dealer, il voulait sa part. Elle a refusé de… payer. Alors il l’a retrouvée. Moi aussi.**
Sa main se referma sur le médaillon, les jointures blanchissant.
— **Je l’ai ramassée dans une ruelle derrière le *Whisky a Go Go*. Elle respirait encore. À l’hôpital, ils ont dit qu’elle avait avalé assez de fentanyl pour tuer un cheval. Avant de partir, elle m’a chuchoté un truc…**
Gérard se raidit. *La pluie. Toujours cette putain de pluie.*
— **"T’es pas mon chevalier, Arron. T’es juste un autre type qui croit que l’amour, ça se monnaye."**
Le barman attrapa une bouteille de tequila, remplit deux verres jusqu’au bord.
— **Le dealer, il a fini dans le lac Hollywood. Avec deux balles dans le crâne et un sourire en moins.**
Gérard avala sa salive, sa plume suspendue au-dessus d’une page tachée de bourbon.
— **Et la cicatrice ?**
Arron défit lentement les boutons de sa chemise. Sur son torse, une balafre en forme d’étoile, juste au-dessus du cœur.
— **Cadeau d’adieu de Lila. Le jour où elle a compris que j’allais la perdre. Elle tenait un couteau à steak. *"Comme ça, tu m’oublieras jamais."***
Dehors, une sirène hurla. Gérard regarda le médaillon, puis les lettres d’associations accrochées au mur. *Pourquoi ce bar ? Pourquoi ces shooters gratuits pour les clochards ?*
— **Elle aurait détesté cet endroit,** murmura Arron, comme s’il lisait dans ses pensées. **Trop de lumière. Pas assez de poésie.**
Il jeta un coup d’œil à la porte, où une silhouette féminine se découpait dans la brume — illusion d’un esprit fatigué, peut-être.
— **Chapitre trois ?** hasarda Gérard, le cœur battant.
Arron essuya le comptoir avec un chiffon sale, effaçant des traces de doigts invisibles.
— **Chapitre trois, ça coûte un pacte. Écris son nom en dédicace, et je te dirai comment Carlos est vraiment mort.**
Le carnet de Gérard se referma dans un claquement sec. Quelque part entre les larmes de Lila et le dernier rire de Carlos, son livre venait de trouver son âme.
L'histoire qui cherché désespérément a écrire venait d'être trouvé.
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